• 1 Derrière l’Uruguay, mais loin des pays de l’OCDE (49 009 US dollars) et de l’Union Européenne (48 5 (...)
• 2 World Inequality Report 2022, disponible sur : https://wir2022.wid.world

1Avec un PIB par habitant de 28 415 US dollars, le Chili est à la fois le pays le plus riche1 et l’un des plus inégalitaires d’Amérique latine, où le 1 % au sommet capture 27 % du revenu alors que la moitié la plus pauvre n’en touche que 10 %2. Cette inégalité se traduit en précarité matérielle pour la plupart de la population dans un contexte de marchandisation des droits sociaux, résultat du néolibéralisme instauré sous la dictature (1973-1990), et consolidé depuis 1990. Au cœur de ce modèle de société, le monde du travail est marqué par une fragmentation profonde qui explique sa situation dans la crise que traverse le pays. La première section de l’article met en lumière trois facteurs de cette fragmentation. Les deux sections suivantes abordent la place du travail dans la séquence qui va de la révolte de 2019 à la crise sanitaire, puis dans celle qui va du processus constituant au nouveau gouvernement.

• 3 La notion de « néolibéralisme » vise ici la centralité acquise par la rationalité marchande dans la (...)
• 4 Banque Centrale, disponible sur : https://www.bcentral.cl, consulté le 21 novrembre 2022.
• 5 Quinta Encuesta Longitudinal de Empresas 2019 du Ministère de l’Économie, disponible sur : https:// (...)
• 6 D’après la CEPAL, l’emploi informel atteint 56 % en Amérique latine en 2019, mais a augmenté suite (...)

2Précoce en Amérique latine, l’essor du néolibéralisme au Chili3 rompt avec l’industrialisation développée dès les années 1930. Depuis, son PIB repose sur les activités de services, financières et commerciales (64 %), et sur les activités primaires (20 %), en particulier l’extraction du cuivre, pilier historique, qui constitue 50 % des exportations4. La force de travail s’emploie davantage dans les activités tertiaires (72 %) et une part non négligeable (44 %) dans l’univers divers et majoritaire (97 %) des micro-entreprises et les petites et moyennes entreprises (PME)5. Dans ce contexte hétérogène, la fragmentation néolibérale du travail au Chili tient moins à l’informalité – centrale en Amérique latine – qu’à la dispersion au cœur du salariat, qui reste dominant (62 %)6. Trois facteurs en sont à la base : la régulation du travail, la fragmentation du syndicalisme et l’effritement des représentations collectives du travail.

• 7 La présidence de la CUT a été occupée par un militant DC (1998-1996), un militant socialiste (1996- (...)
• 8 Ces nouveaux référents syndicaux entretiennent des liens de tension avec la CUT et les forces polit (...)

4Le Plan du Travail facilite le virage vers l’exploitation de commodities et les services via la précarisation de l’emploi, ce qui fragilise les bases sociales du syndicalisme et renforce sa désarticulation politique sous la dictature. Interdite en 1973, puis refondée de facto en 1988, la CUT (Centrale Unitaire des Travailleurs), référent historique du syndicalisme chilien, devient un acteur reconnu par le système politique, mais sa capacité de mobilisation est limitée, reposant surtout sur un secteur public affaibli et dont la direction est sous l’hégémonie de la « Concertation »7. Après un déclin progressif depuis 1990, l’activité syndicale reprend dès la fin des années 2000 à la suite de grèves dans le secteur exportateur, portées par de nouveaux syndicats, dont la Confédération des Travailleurs du Cuivre et, plus tard, l’Union Portuaire8. Or, la revitalisation syndicale reste très hétérogène parmi les secteurs d’activité, les syndicats étant souvent de petites organisations de moins de 50 membres (Durán G. et M. Kremerman, 2015). De plus, dans la plupart des entreprises (95,6 %), il n’a jamais existé de syndicat, ce qui, en absence d’accords de branche, explique la pauvre couverture des conventions collectives (7 %) (Dirección del Trabajo, 2021). En revanche, l’élite économique, composée d’une poignée de groupes nationaux et transnationaux, contrôle les activités stratégiques du pays et reste unie au sein de la Confédération de la Production et du Commerce (CPC).

• 9 Selon la Direction du Travail (2021), les contrats temporaires passent de 17 % à 30 % entre 1998 et (...)
• 10 Les appels ont été portés par la « Coordination d’Unité Sociale » (Mesa de Unidad Social), organisa (...)

7Si la demande pour une assemblée constituante devient progressivement centrale dans la révolte de 2019, la pluralité des revendications pointait d’abord la précarisation matérielle entraînée par la marchandisation des droits sociaux. La place du travail y a été néanmoins ambigüe, en étant à l’origine de la précarisation dénoncée, mais occupant une place secondaire parmi les revendications. La contribution du travail à cette précarisation générale passe par l’instabilité du salariat (les contrats temporels se multiplient et la durée réelle des CDI est faible9) et l’endettement contraint des familles vis-à-vis des bas salaires, dont 70 % correspond à moins de 1,8 fois le salaire minimum (soit 594 euros). De plus, l’autoritarisme au travail, dont la prégnance d’organisations hiérarchiques et l’absence d’espaces de participation des salarié.e.s dans les entreprises, donne lieu à une critique plurielle, mais qui peine à monter en généralité, vu la fragmentation syndicale et la désarticulation culturelle du travail (Pérez Sepúlveda S., 2019). Réduite aux « salaires dignes », la critique du travail reste ainsi secondaire dans un mouvement de révolte sans hégémonie syndicale. Les « grèves générales » ont accéléré la définition du processus constituant10, mais l’adhésion aux appels syndicaux s’explique davantage par le contexte général de mobilisation, qui s’étend spontanément jusqu’au début de la pandémie, en mars 2020.

• 11 Trois opérations de « retrait » de 10 % des fonds individuels de pensions ont été habilités pour un (...)

8Outre le repli de la contestation, les confinements prolongés ont entraîné une déstabilisation profonde du travail, se traduisant par la perte de 1,8 millions d’emplois et la diminution de 13,1 % des revenus du travail d’après l’OIT (Organisation Internationale du Travail). Plutôt que les aides sociales, la plupart des ressources financières des individus proviennent de l’accès inédit aux fonds de pension11. En parallèle, deux réformes du Code du Travail ont vu le jour. D’une part, la « Loi de protection de l’emploi » (Loi n° 21.227) a permis à la fois le maintien de l’emploi et la suspension du versement des salaires chez les entreprises devant arrêter leurs opérations ; les salarié.e.s ont tiré leurs revenus de leurs comptes individuels de l’assurance chômage. En vigueur entre avril 2020 et octobre 2021, cette régulation a concerné en moyenne 22 % des entreprises et 5 % du salariat. D’autre part, la réforme du télétravail (Loi n° 20.220) a précisé, entre autres, un temps de déconnexion obligée des salarié.e.s et la prise en charge des coûts du télétravail par l’employeur, mais la fragmentation syndicale et le faible contrôle de l’État ont permis le contournement de la régulation. Impliquant en moyenne 20 % du salariat entre 2020 et 2021, l’expérience du télétravail est marquée, comme ailleurs, par l’investissement des salarié.e.s dans leurs outils de travail, l’élargissement du temps de travail et l’intensification de l’activité et des inégalités de genre. La lente relance du marché de l’emploi depuis 2021 va de pair avec la reprise de l’informalité et l’inégale participation d’hommes et de femmes au travail rémunéré, ces dernières étant davantage soumises à la prise en charge contrainte du travail de care.

• 12 Disponible sur : https://www.chileconvencion.cl/

10La Convention Constituante élue en mai 2021 s’est installée comme un nouvel espace de participation politique. Outre sa composition paritaire et socialement diverse, le rapport de forces a rendu possible des débats longtemps bloqués par le système politique. Ainsi, malgré la présence d’une seule représentante syndicale, le projet de nouvelle Constitution12 portait des transformations significatives à l’égard du travail, dont le remplacement de la « discipline du marché » par le « travail décent » comme principe régulateur de l’emploi et des relations professionnelles (art. n° 47). Outre la fin du « Plan du Travail », le projet ouvrait la voie à la reconnaissance du travail domestique et de care (art. n° 49) et du droit des salarié.e.s à la participation aux décisions des entreprises (art. n° 48). Ensemble, les principes traduisaient le nouveau caractère de l’État – d’un État subsidiaire à un État social et démocratique de droit (art. n° 1) – et portaient un véritable changement de modèle de société que le refus majoritaire lors du « référendum de sortie » a néanmoins remis en question. Outre le poids réel des fake news et du monopole élitaire des médias, le résultat du vote obligatoire – le premier depuis 2012 – révèle les limites de la politisation des dernières années à l’aune de l’écart persistant entre société et politique, ainsi que la fragilité des articulations politiques existantes.