Navigation – Plan du site

AccueilNuméros21Comptes rendusFlorencia Larralde Armas, Ex Esma...

Comptes rendus

Florencia Larralde Armas, Ex Esma. Políticas de memoria en el ex centro clandestino de detención (2004-2015)

Madrid, La Oveja Roja, 2022, 278 pages
Aurélia Gafsi
Référence(s) :

Florencia Larralde Armas, Ex Esma. Políticas de memoria en el ex centro clandestino de detención (2004-2015)

Madrid, La Oveja Roja, 2022, 278 pages

Texte intégral

1Dans un ouvrage tiré de sa thèse doctorale et intitulé Ex ESMA. Políticas de memoria en el ex centro clandestino de detención (2004-2015) (2022), Florencia Larralde Armas examine la transformation de l’ESMA en lieu de mémoire. Elle propose une analyse singulière des débats et des conflits au sein des associations de droits de l’homme autour de la « récupération » de l’ancienne ESMA (Escuela de Mecánica de la Armada) ainsi que des dispositifs mémoriels qui y ont été créés. Elle aborde ces questions au prisme de trois idées majeures : l’image du palimpseste, le concept de « mémoire décentrée » et la distinction entre les dispositifs mémoriels éphémères et figés. Le livre s’organise autour de cinq chapitres. Les deux premiers retracent l’histoire de l’ESMA et sa transformation en lieu de mémoire. Les trois chapitres suivants sont consacrés à l’analyse des productions mémorielles et des conflits entre les associations dans cet espace.

2Le premier chapitre est particulièrement important car il développe l’évolution historique du lieu en quatre étapes. La première débute en 1924 avec la construction d’une école militaire pour la formation de sous-officiers à Buenos Aires. L’école est inaugurée en 1928, et en 1934 l’École de Guerre Navale s’installe sur le terrain de l’ESMA. Puis, pendant la dernière dictature (1976-1983), ce lieu devint un centre clandestin de détention, de torture et d’extermination dans lequel furent séquestrées environ 5 000 personnes dont moins de 300 survécurent (Franco M. et C. Feld, 2022). Florencia Larralde Armas rappelle que pendant la dictature, l’ESMA continuait à fonctionner comme une école, ce qui impliquait que coexistaient, d’une part, une fonction éducative officielle et, d’autre part, une fonction répressive et illégale. La troisième étape débute en 1998 avec un décret du président Carlos Menem annonçant la destruction des bâtiments de l’ESMA pour les remplacer par un espace vert « symbole d’union nationale » (décret présidentiel n° 8/98). Mais en 2001, la Cour Suprême donne raison au recours posé par les associations et déclare le décret inconstitutionnel, empêchant ainsi la destruction de l’ESMA. Le quatrième et dernier moment de l’histoire de ce lieu commence le 24 mars 2004 avec la signature par le président Néstor Kirchner d’un accord dans lequel l’Armée cédait le terrain et s’engageait à le quitter. Cet acte officiel a transformé l’ESMA en lieu de mémoire. Ont alors débuté des discussions entre les associations et l’État sur les transformations à réaliser pour que cet ancien centre clandestin de détention devienne un lieu de mémoire. L’auteure reprend la notion de « requalification » (Fleury B. et J. Walter, 2011) qui renvoie à la transformation d’anciens lieux de massacre en lieux de mémoire. La chronologie retracée dans le premier chapitre met en évidence que l’ESMA a eu de multiples significations à travers le temps. Se pose donc la question de sa « requalification » en lieu de mémoire. Larralde Armas souligne que ce processus implique à la fois des décisions sur les bâtiments, sur le terrain de l’ancienne ESMA ainsi que sur les initiatives mémorielles à y mener.

3Les trois apports centraux de ce livre sont l’utilisation de l’idée de palimpseste, le concept de « mémoire décentrée », et l’analyse de deux types de dispositifs mémoriels – en mouvement ou figés.

4L’idée de palimpseste renvoie à plusieurs strates d’écriture qui coexistent et qui sont plus ou moins visibles. Au début du premier chapitre, Larralde Armas choisit cette image pour analyser les couches mémorielles qui dialoguent simultanément dans ce lieu de mémoire. Ce dialogue s’opère dans un espace et entre des acteurs précis. Pour ce qui est du lieu, depuis 2004, il est un palimpseste dans lequel se chevauchent différents sens : l’ESMA a été une école militaire, un centre clandestin de détention et est aujourd’hui un lieu de mémoire. En ce qui concerne les individus qui y travaillent, une même personne peut avoir plusieurs de ces statuts : victime directe de la dernière dictature, employé de l’État, militant politique, militant des droits de l’homme. Pour illustrer la superposition des deux dernières catégories, la chercheuse donne l’exemple des militants de l’association H.I.J.O.S (Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio) qui font souvent partie de La Cámpora (un groupe politique d’orientation péroniste et kirchneriste). Larralde Armas reprend l’idée de « chevauchements » (Vecchioli V., 2001) pour conclure que la gestion de ce lieu de mémoire est menée par des individus aux multiples statuts.

5Outre la diversité des fonctions qu’a eues l’ESMA et des statuts des individus qui y travaillent, l’auteure examine la coexistence de groupes hétérogènes. Cette hétérogénéité se manifeste dans les divers modes de transmission de la mémoire et elle implique parfois des désaccords et des conflits entre les associations. Dans le dernier chapitre, Larralde Armas analyse la tension entre, d’une part, les commémorations « solennelles » et, d’autre part, les commémorations « carnavalesques ». Elle explique que le premier type de commémorations se centre sur l’absence des disparus et s’organise autour d’éléments relatifs à la « cérémonie funèbre ». Au contraire, les commémorations qu’elle appelle « carnavalesques » exaltent la vie et s’apparentent à une fête. Les initiatives mémorielles de chaque association sont plus ou moins explicitement liées à l’une de ces deux catégories, ce qui révèle une hétérogénéité d’acteurs qui sont parfois en désaccord. La question des conflits qui divisent les associations dans le lieu de mémoire conduit l’auteure à théoriser et à appliquer la notion de « mémoire décentrée ». Le décentrement est une idée essentielle qui permet une analyse des différents centres, que sont les associations de droits de l’homme, d’où émane la mémoire. Leur coexistence sur le terrain de l’ancienne ESMA se manifeste à travers la multiplicité de mémoires et d’initiatives qui en découlent. Cette diversité qui concerne le contenu et la forme des productions mémorielles provoque des tensions autour de la manière d’habiter cet espace. L’absence de consensus entre les associations pourrait surprendre puisque ces groupes ont en commun leur lutte pour la mémoire, la vérité et la justice par rapport à la dernière dictature. C’est pourtant une réalité et elle a pour conséquence l’émergence d’une pluralité de mémoires et donc d’une « mémoire décentrée ». Avec ce concept, l’auteure met en lumière le caractère simultané et parfois contradictoire des processus mémoriels menés à l’ancienne ESMA.

6Le troisième apport majeur du livre est l’analyse de deux types de dispositifs mémoriels. D’une part, les « mémoires en mouvement ou performatives » sont liées à la construction collective de productions éphémères et fragiles. Un exemple en est la pose de silhouettes symbolisant les détenus-disparus et accrochées aux grilles extérieures de l’ancienne ESMA en décembre 2004 et en avril 2005. Leur caractère éphémère était déjà souligné par les associations de droits de l’homme qui, dans un article pour le jour El Día en décembre 2004, annonçaient que les silhouettes avaient vocation à rester sur les grilles de l’ESMA jusqu’au départ total des représentants de l’Armée. La fragilité est une autre spécificité de cette initiative qui incarne les « mémoires en mouvement ». Larralde Armas souligne qu’en 2004, les silhouettes étaient en carton et que la nuit même du jour de leur pose elles ont été détachées. Cet acte de vandalisme révèle que ces dispositifs sont mouvants car ils peuvent faire l’objet d’attaques. D’autre part, le second type de productions mémorielles renvoie aux « souvenirs fixes ancrés dans le lieu ». Leur nature durable a des conséquences à plus long terme sur le sens qui est donné au lieu. Un exemple en est l’ensemble des panneaux explicatifs installés en juin 2005 à l’extérieur de chaque bâtiment du terrain pour indiquer leur utilisation pendant la dictature. Le texte n’est pas le seul outil utilisé par les dispositifs mémoriels « fixes ». Il peut souvent être accompagné d’images. C’est le cas de l’installation « Memorias de vida y de militancia » qu’analyse l’auteure. Il s’agit de grands panneaux centrés sur la vie de détenus-disparus de l’ESMA à travers la complémentarité d’un texte et de photographies de ces victimes. Cette matérialisation de mémoires individuelles est installée dans les rues qui parcourent le lieu. Leur ancrage dans l’espace de mémoire confirme leur appartenance à la catégorie de « souvenirs fixes ». Les deux types de productions analysées dans le livre sont complémentaires. Les expressions citées montrent que ce sont deux stratégies différentes pour donner un sens nouveau à ce lieu.

7Dans son ouvrage, Florencia Larralde Armas retrace minutieusement la transformation de l’ESMA en lieu de mémoire. Elle montre que la mémoire des victimes de la dernière dictature argentine crée des conflits au sein même d’un lieu de mémoire partagé par les associations. Il y a donc un paradoxe entre, d’une part, l’occupation et la gestion partagées de ce lieu par les différents groupes et, d’autre part, les tensions qui opposent ces acteurs. Les choix relatifs aux dispositifs mémoriels et à la façon de transmettre la mémoire du passé récent divisent. Larralde Armas met en lumière que, dans le cas de l’ancienne ESMA, la mémoire – en tant que récits et pratiques de commémorations – crée du commun (la lutte pour la « requalification » du lieu a uni les associations) mais aussi des dissensions. Ex ESMA. Políticas de memoria en el ex centro clandestino de detención permet de comprendre la complexité de la gestion de ce lieu de mémoire dans lequel cohabitent des groupes hétérogènes.

Haut de page

Bibliographie

Fleury, Béatrice et Jacques, Walter, « Le jeu de la mort » : des liaisons dangereuses ?, Questions de communication, n° 20, 2011, p. 199-214.

Franco, Marina et Claudia, Feld (dir.), ESMA. Represión y poder en el centro clandestino de deten-ción más emblemático de la última dictadura argentina, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económi-ca, 2022.

Vecchioli, Virginia, « Políticas de la Memoria y Formas de Clasificación Social : ¿quiénes son las "víctimas del terrorismo de Estado" en Argentina ? », in Groppo, Bruno et Patricia, Flier (dir.), La imposibilidad del olvido, La Plata, Ediciones Al Margen, 2001, p. 83-102.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Aurélia Gafsi, « Florencia Larralde Armas, Ex Esma. Políticas de memoria en el ex centro clandestino de detención (2004-2015) »IdeAs [En ligne], 21 | 2023, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 05 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/ideas/14830 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ideas.14830

Haut de page

Auteur

Aurélia Gafsi

Doctorante, université Paris Sorbonne, CRIMIC
aurelia.gafsi[at]gmail.com

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0

https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/

Haut de page
  • Logo Institut des Amériques
  • DOAJ - Directory of Open Access Journals
  • Latindex - Sistema Regional de Información en Línea para Revistas Científicas de América Latina, el Caribe, España y Portugal
  • OpenEdition Journals
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search