1Si le terme « tuerie » renvoie habituellement à des massacres perpétrés pour exterminer des groupes, selon des critères déterminés par les assassins, dans l’ouvrage d’Arnaud Exbalin, les victimes sont des chiens, des millions de chiens, éliminés, à coups de bâton d’abord, dans les rues de Mexico, puis empoisonnés ou noyés, pendus, électrocutés, voire gazés.

2Tout commence avec ces 35 000 chiens exterminés à la fin du XVIII^e siècle (1790-1801) à Mexico, sous les ordres de deux vice-rois, au cours d’opérations nocturnes le plus souvent menées par une police aguerrie aux différentes méthodes de régulation voire d’éradication de la population canine. Il y eut, par la suite, de nouveaux massacres de « chiens errants », terme qui n’est pas sans poser problème car comme le rappelle l’auteur, ces chiens n’« errent » pas vraiment mais cherchent plutôt à manger, à se reproduire ou à se mettre à l’abri.

3Ces chiens vagabonds, sales et sans maître étaient peut-être dangereux… Mais dangereux pour qui ? Comment comprendre un tel acharnement dans ces canicides répétés ? Comment l’animal, ici le chien, en est-il venu à cristalliser, à la fin du XVIII^e siècle puis au XIX^e et jusqu’au XX^e siècle, un ensemble de tares dont les autorités considérèrent qu’elles n’avaient pas leur place dans des centres urbains « civilisés » ?

4Telle est l’enquête historique quasi policière que mène l’auteur tout au long de ces 500 pages. Les sources, omniprésentes, attestent des tueries et apportent des éclairages à la fois sur les modalités et sur les motivations de ces canicides à Mexico et dans les villes occidentales, leur organisation matérielle, leurs acteurs, leurs logiques sanitaires ou politiques.

5Mais elles amènent aussi à se plonger dans un temps long. Tandis que des témoignages, du XVI^e au XXI^e siècle, sont joints à la fin de l’ouvrage, évoquant, pour les plus récents, le souvenir d’une tuerie de chiens de 2007 en Roumanie ou le travail de milieux associatifs de Mexico ces dernières années, l’auteur lance, dès le premier chapitre, une réflexion sur l’histoire méconnue du chien autochtone de l’époque coloniale, le xoloitzcuintle, qui rencontre le molosse espagnol, dans un choc relu ici entre deux mondes canins, leurs représentations et leurs usages concrets dans les conquêtes, les combats, les dominations. Le grand écart est annoncé, les massacres de chiens analysés doivent être replacés dans une histoire de la longue durée, qui envisage les canicides et au-delà la relation hommes-chiens, de l’époque coloniale à nos jours.

6C’est le second chapitre qui entre dans la narration des faits, le déroulement des tueries de la fin du XVIII^e siècle, leurs contextes politiques et la façon dont elles furent décrétées et organisées par différents vice-rois. Chacune avait ses logiques propres que l’ouvrage reconstruit avec minutie. La logistique commençait par la traque des chiens mais elle incluait aussi la difficile gestion des dépouilles assortie de stratégies développées parfois par les bourreaux eux-mêmes, les serenos, pour tuer moins tout en gagnant autant ou plus.

7Mais ces tueries, même nocturnes, et même ralenties parfois, ne pouvaient passer inaperçues.

8L’auteur montre, dans son troisième chapitre, comment s’est construite alors une nouvelle figure de l’altérité, comme celle de l’Indien le fut au long du XIX^e siècle par des élites blanco-métisses dans des sociétés andines honteuses de leurs populations autochtones. Il s’agissait ici de construire une figure haïssable non plus ethnique mais animale. L’indésirable était la race canine affublée d’une série de traits négatifs qui participaient de l’élaboration et de la construction d’un discours anti-chiens. Il possédait trois tares impardonnables : il était lubrique et profanateur ; il était bruyant ; il était méchant. Ce discours, à son tour, chercha à légitimer l’extermination organisée de l’animal.

9Quoique de plus en plus répandu, il restait un discours et le processus lui-même d’éradication des chiens n’était pas sans créer des stratégies de résistance. L’auteur nous montre ainsi dans le quatrième chapitre comment le sereno, chargé de la sale besogne, devint également une figure honnie, un paria devant faire face à la désapprobation collective des habitants du quartier, sans être convaincu lui-même, parfois, du bien-fondé de sa « mission ». Quoique ces positions de résistance soient plus difficiles à documenter, des réactions signalées par l’auteur témoignent de tentatives, timides ou plus décidées, de protéger les chiens ou de limiter au moins la violence à leur égard.

10D’autres animaux comme les cochons ou les vaches font leur apparition dans le cinquième chapitre. Ils partagent avec le chien le fait d’être parfois en liberté dans certains quartiers de la ville, alors qu’ils auraient dû être confinés selon une législation qui n’a de cesse de se durcir au cours du XVIII^e siècle. Le cochon et la vache ont une forte valeur marchande, évidemment sans comparaison avec celle du chien errant. Mais ces comparaisons des affaires animales sont surtout intéressantes en ce qu’elles montrent que ce sont « certaines manières d’être animal en ville » (p. 156) que les autorités cherchent à éradiquer.

11Cette réflexion sur l’errance des animaux fait l’objet d’un sixième chapitre, qui analyse le contrôle de cette errance qui pose problème par rapport à des idéaux de civilisation qui semblent exiger le nettoyage de tout vagabondage.

12L’ouvrage, toutefois, ne s’en tient pas à des considérations proprement mexicaines. C’est la gageure des deux derniers chapitres que de s’ouvrir à une « micro-histoire globale ». Le septième chapitre compare ainsi les canicides ordonnés et exécutés entre le XIX^e siècle et jusqu’au début du XX^e siècle, à Madrid en 1832, à Paris de 1878 et à Istanbul en 1910. Trois capitales qui montrent les mêmes velléités biopolitiques appliquées aux animaux et où l’auteur nous montre que la peur sanitaire, quoique réelle, est insuffisante pour expliquer les moyens déployés pour abattre les chiens. Les massacres, d’ailleurs, ne diminuent pas avec la découverte de Pasteur du vaccin contre la rage qui aurait pu tranquilliser la population et les autorités.

13La transition est faite vers le huitième et dernier chapitre consacré à ces biopolitiques plus récentes et massives, visant à sélectionner les animaux méritant de vivre, en les séparant de tous les autres, mauvais, nuisibles, devant être éliminés. Les modalités se modernisent mais rivalisent d’horreur avec les rafles et tueries à coup de bâtons des serenos du XVIII^e siècle : c’est désormais la strychnine qui est utilisée dans des campagnes d’empoisonnement provoquant de longues et terribles agonies ; d’autres fois les captures et mises en fourrière sont privilégiées, avant incinérations ou pendaisons ; et jusqu’aux chambres à gaz pour chiens raflés, vont être utilisées avec leurs ratés et leurs cruautés pour achever la besogne quand cela était nécessaire.

14L’épilogue clôt l’ouvrage sur d’autres enquêtes à mener autour de prétendues attaques de meutes, dénoncées récemment mais dont il y a fort à parier qu’elles furent des mises en scène surfant sur la haine du chien dangereux pour lui faire endosser divers crimes, crimes auxquels la population locale semble ne croire nullement…

15On pourrait souhaiter que de futures réimpressions gomment les coquilles qui ont échappé au travail éditorial de cette première édition. Ce qui est certain, c’est qu’au-delà de la liasse 3662 trouvée par l’auteur dans les archives mexicaines, avec ses 67 dossiers datés de 1709 à 1900 et les centaines de folios qui les composent et lancent l’intrigue, Arnaud Exbalin propose une série de réflexions qui sont autant de pistes encore à explorer, notamment sur les biopolitiques menées face à divers groupes humains et animaux, les évolutions du contrôle des rues dans différentes villes de part et d’autre de l’Atlantique, et plus globalement le rapport de l’homme à l’animal et son contrôle. Le lecteur est pris par la passionnante histoire de ces canicides répétés, dans divers espaces-temps, qui sont parvenus à contrôler et à éliminer le chien libre supposé « ensauvagé », pour ne tolérer que le chien sous contrôle, jugé « civilisé » dès qu’il est domestiqué.