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Présentation générale

1Le colloque Institut des Amériques « Égalité de droit et inégalités de fait dans les Amériques, approches pluridisciplinaires » (Brest, novembre 2021), dédié à l'exploration de la tension entre égalité et inégalités, traitait des notions d’égalité, d’équité, de reconnaissance sociale, d’inégalités sociales, d’exclusion, de discrimination, entre autres, à l’échelle de plusieurs aires culturelles, dans des populations variées et à différentes périodes historiques. Cette manifestation visait à analyser les textes législatifs ou les positionnements politiques qui mettaient en avant l’égalisation des conditions, à l’aune des pratiques – institutionnelles ou non – et ce, dans différents domaines de la vie sociale des sociétés concernées. Le rapport des inégalités de pouvoir à cet âge vulnérable et très dépendant de la vie qu’est l’enfance ouvre de nombreuses perspectives de recherche dans les Amériques, qu’elles soient historiques, sociologiques, anthropologiques, ou encore littéraires et artistiques. Ce dossier en propose quelques exemples.

2Les inégalités désignent ici les différences d’accès à des droits, des ressources, des relations ou des services, socialement valorisés, historiquement construits. Ces différences entre des individus ou des groupes hiérarchisent les positions ou les situations sociales et peuvent ainsi être ressenties comme des formes d'injustice. Elles peuvent aussi être revendiquées comme un droit à être éduqué.e, à travailler ou à faire famille selon une organisation sociale plus ancienne ou alternative (Levesque R., 1997 ; Massey D., 2008). Les inégalités découlent généralement de pratiques discriminatoires de la part des groupes dominants envers les groupes dominés (socialement, culturellement ou financièrement). La problématique des inégalités s’est développée en sciences humaines et sociales principalement dans l'approche des rapports sociaux de classe, puis plus récemment de genre, d'ethnie ou de race. Elle est mise à l'épreuve du terrain, en considérant des unités de population dans lesquelles les enfants ne sont pas toujours visibles ou pris.es en considération.

3Du point de vue des États américains, l'intérêt pour l'enfance et l'éducation a d’abord été orienté par le souci de l'unité nationale. Le 2 décembre 1867, le président mexicain Benito Juárez fait promulguer la loi organique sur l’instruction publique obligatoire, laïque et gratuite, créant par là-même une « période de l'enfance commune à tous les jeunes » (Schell P., 2004 ; Ford E., 2019). En 1884, une loi similaire crée le système argentin d’éducation « commune, laïque, gratuite et obligatoire » sous la présidence de Julio Argentino Roca (Puiggrós A., 2003 : 88). Du point de vue d’une vision politique globale sur l’enfance, l’idée de droits pour l’enfant est concrétisée dès le XIXe siècle par un premier congrès international en Belgique (1890). Viennent ensuite la Convention de Genève de 1924, qui reconnaît des droits propres à l’enfant, et l’UNICEF (1946), dont la création vise à pallier les effets de la Seconde Guerre mondiale. Une Déclaration des droits de l’enfant est approuvée par l’ONU en 1959 et l’Année des droits de l’enfant, décrétée en 1979, conduit à la rédaction d’une convention inspirée par les idées du pédiatre et écrivain polonais Janusz Korczak (1878-1942). C’est ainsi que naît la Convention Internationale des Droits de l'Enfant (CIDE) de 1989 (Vie publique, 2021). La quasi-totalité des États la ratifient et tentent ainsi de mettre en application les principes de non-discrimination, d'intérêt supérieur de l'enfant, de droit à la vie, à la survie et au développement, de respect des opinions de l'enfant sur toute question qui le concerne. La CIDE exprime l’aboutissement des questionnements du XXe siècle, au cours duquel une conception de l’enfant comme être fragile et incapable, qui doit être protégé.e et éduqué.e, a été relativisée pour intégrer finalement celle des enfances à découvrir, à partir de la socialisation avec les adultes mais aussi entre enfants capables d’expression et de pensée. Les pays des Amériques ont tous ratifié la Convention (à l’exception des États-Unis, pays pourtant signataire) et pour la plupart dès 1990, certains comme l’Argentine s’en saisissant parfois comme « instrument de critique politique » après des années de dictature (Pochetti I., 2018).

4Une analyse critique des conditions socio-historiques d’émergence des nouvelles attentes pour l’enfance révèle en quoi elles s’accordent avec une vision néolibérale de l’économie et de l’intervention publique. Les enfants et les jeunes sont en effet considéré.e.s à la fois en tant que consommateurs et consommatrices – notamment d’objets culturels (Octobre S. et N. Berthomier, 2021) – et en tant qu’acteurs et actrices en devenir du système économique, autonomes et pouvant faire valoir leurs droits. Plus généralement, les lectures critiques de la Convention Internationale des Droits de l'Enfant (CIDE, 1989) rappellent qu’elle fut d’abord pensée par des adultes européens des classes aisées. On peut ainsi observer par exemple l’effet paradoxal de l’inscription d’un pays comme le Pérou dans l’économie internationale prétendue solidaire de l’intérêt supérieur de l’enfant, qui conduit à stigmatiser les pratiques parentales de lutte contre la précarité, voire à substituer l’adoption internationale au lien enfants-parents (Leinweaver J., 2007). Quels que soient les pays et leur niveau économique, les rapports récents montrent qu'il y a encore un fossé entre les bonnes intentions de la Déclaration exprimées il y a plus de 30 ans et les réalités contemporaines.

5Dans son rapport annuel sur les enfants états-unien.ne.s daté de 2023, le Children’s Defense Fund rappelle que la mort par arme à feu est la première cause de mortalité des enfants de moins de 20 ans ; 4 739 mort.e.s par arme à feu ont été recensées en 2021 (The Children’s Defense Fund, 2023). En outre, l’usage des armes à feu tend à s’exporter au sud de la frontière états-unienne et fait des ravages dans les Caraïbes et les pays d’Amérique latine comme le Mexique ou le Guatemala (McKoy J., 2020).

6Un nombre grandissant d'articles de presse, de rapports émanant d’associations caritatives et de défense des droits notamment (Human Rights Watch, 2022 ; Collins J. et E. Swoveland, 2014), mais aussi d’articles scientifiques dénonce la façon dont les États-Unis, pays censément le plus riche du monde, traite ses enfants au vu des attaques sanglantes répétées contre les écoles, mais aussi des problèmes de pauvreté, des difficultés d'accès à la santé et des résultats scolaires (Lareau A., 2011 ; Shweder R. et al., 2009 ; Supplee L. et A. Gamoran, 2022 ; Chibnall S., s.d.). Le taux moyen d'enfants vivant sous le seuil de pauvreté aux États-Unis était de 16 % en 2020. Pour l'Amérique latine et les Caraïbes, il était de 46,2 %, avec de grandes disparités entre les pays : le Brésil compte 40 % de ses enfants sous le seuil de pauvreté, le Mexique plus de la moitié et l'Argentine plus de 63 % (The Children’s Defense Fund, 2021 ; Unicef, 2020).

7La chronologie épistémologique des études sur l’enfance (qui n’ont pris le nom de childhood studies que depuis les dernières décennies) commence pour la période contemporaine dans les années 1960 et 1970. Ces années sont un tournant académique et historique dans l’interrogation critique des conceptions, des pratiques et des statuts (Leinweaver J., 2007 ; Alanen L., 2011). C’est un changement global : le regard sur les minorités (minorités ethniques, femmes, peuples colonisés) change. On va vers une reconnaissance de chacun.e comme individu (locutrice.teur, témoin). L’enfant tient une place plus centrale et plus agentive dans les recherches. L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime (Ariès P., 1960) ou The Children of Sanchez (Lewis O., 1961) manifestent cette nouvelle problématisation. Le sociologue de la famille François de Singly résume ainsi la perspective de l’historien Philippe Ariès :

[E]n Occident, progressivement, la famille s’était centrée sur l’enfant. Dans le cadre de la privatisation de la famille qui s’est traduite notamment par la séparation forte entre l’espace privé et l’espace public, par la revendication de l’intimité pour le groupe familial, l’enfant est devenu un acteur central, avec l’apparition d’un nouveau sentiment de l’enfance, avec la croissance de l’attention portée à son développement (2000 : 68).

  • 1 Dans la note sur l’ouvrage qui paraît en 1965 dans la Revue française de sociologie, on insiste à l (...)

8Pour Ariès, l’enfant acquérait progressivement une place centrale. Dans l’ouvrage anthropologique d’Oscar Lewis, The Children of Sanchez (1961), le but du chercheur est de définir la « culture de la pauvreté » qu’il étudie dans un quartier de Mexico City à la fin des années 1970. Dans cette famille, les enfants pauvres parlent de leur vie, tiennent un discours, ont une capacité d’auto-analyse, réfléchissent. Elles et ils montrent plus d’agentivité1.

9Le premier programme de recherche contemporaine sur l’enfance et l’enfant aux États-Unis a été fondé en 1991 au Brooklyn College de New York. Deux ans plus tard, en 1993, un réseau international d’institutions de recherche, Childwatch International Research Network, est créé en lien avec le passage de la Convention des Droits de l’enfant (1989) afin de contribuer « aux droits des enfants, à leur développement et à leur bien-être » (Childwatch, 2023). Ce réseau de recherche universitaire regroupe depuis 30 ans des unités de recherche au Brésil, en Argentine, au Chili, en Colombie ou encore au Costa Rica, comme au Canada ou aux États-Unis, mais aussi sur les autres continents de la planète. Un nombre exponentiel de publications scientifiques sur les enfants a depuis profondément transformé l’approche que les sciences sociales ont des enfants. Cette transformation s’est incarnée dans l’émergence des childhood studies.

10L’approche retenue dans ce dossier thématique est fortement influencée par le champ des childhood studies (Garnier P., 2015 ; Alanen L., 2011) et les études en termes de différenciation sociale ou de rapports sociaux de pouvoir. Les childhood studies cherchent à comprendre l’expérience de ce qu’être enfant veut dire et présuppose que cet.te enfant ou une génération d’enfants sont doté.e.s d’une capacité d’agir et d’exprimer leurs idées (Alanen L., 2011 ; Garnier P., 2015). Elles se démarquent d’une vision évolutive de l’enfance comme le chemin vers l’âge adulte et acceptent pleinement sa capacité d’action au moment présent. On peut interroger toutefois le caractère ethnocentrique de la notion d’agency (négociation, expression de soi) qui correspond aux attendus des classes moyennes blanches éduquées (Lareau A., 2011). Par ailleurs, la conception de l’enfant comme autonome et participatif.tive s’inscrit dans un contexte néo-libéral (Garnier P., 2015). Les recherches activant une problématique des inégalités permettent cependant de contrebalancer ces limites.

11Cette approche vise à sortir de « l’indifférence sociologique » (Sirota R., 2010) pour une classe d’âge, en pensant une construction d’objet et des méthodes dédiées. Interroger l’enfance et les inégalités suppose de considérer que cet âge est celui de la socialisation, qui n’est pas un processus indifférencié, mais qui s’inscrit au contraire dans des milieux sociaux différenciés et dans des contextes socio-historiques distincts. Les childhood studies sont fondées sur la notion de voix des enfants et imposent une attitude critique qui entend contribuer, dans la recherche comme dans le champ social, à un processus d'empowerment et de justice sociale pour les enfants (Spyrou S., 2011).

12Emprunter aux childhood studies, c’est prendre au sérieux le projet d'étudier l'enfance en tant que génération qui se discute par rapport à d’autres groupes, comme celui des adultes (Alanen L., 2016). L’enfant est ainsi pleinement impliqué dans les relations de pouvoir et la rationalité émotionnelle au sein des dynamiques familiales, des pratiques éducatives ou économiques (Stearns P., 2019). Cette complexité nous permet ici de respecter la « perspective holistique interdisciplinaire » (Brooklyn College) des childhood studies en intégrant des recherches menées depuis l'anthropologie, les études américaines, l'histoire, la sociologie ou encore les sciences de l'éducation (Oxford Bibliographies, 2012).

Inégalités sociales et discrimination

13La question des inégalités dans l’enfance aux Amériques peut être problématisée selon les notions des inégalités sociales ou des discriminations. On peut en effet les penser en s’attachant aux conditions d’existence sociale, comme le fait Pablo Cowen qui révèle l’inaccès aux soins médicaux de qualité des femmes pauvres, (futures) mères, et ses conséquences sur la mortalité néo- et post-natale à Buenos Aires à la fin du XIXe siècle. On peut changer de perspective et approcher le vécu individuel, comme le fait Cecilia Rustoyburu qui pose l’hypothèse de la discrimination des enfants et adolescent.es trans, c’est-à-dire leur expérience d’être écarté.e.s (ou découragé.e.s d’accéder à) des protocoles sanitaires, en raison de préjugés institutionnels portant précisément sur l’identité et l’autonomie que leur reconnaît la loi. Cette distinction entre les inégalités sociales « attachées aux positions sociales inégales occupées par les individus supposés égaux » et les discriminations qui « concernent les individus eux-mêmes, leur valeur et leur identité, revendiquée ou assignée » a ainsi été clairement définie par le sociologue François Dubet (2017).

14L’approche des inégalités sociales, différenciant les enfances, peut se complexifier par une prise en compte non seulement des ressources économiques, mais aussi du genre et de la race, dans une approche intersectionnelle qui affirme que ces systèmes d’oppression sociale agissent ensemble (Girls not Brides, 2022). Ainsi, Ana Cleaver révèle le processus d’« enfance volée » et d’« adultérisation » des enfants occupé.e.s dans le travail domestique, parmi lesquel.le.s les filles noires sont surreprésentées, et dont l’activité est légitimée par leur supposée maturité. L’intersection des relations de pouvoir (domination masculine, blanche, de classe moyenne ou supérieure) s’avère cruciale pour comprendre les inégalités sociales. Au-delà, l’intérêt de cette réflexion est d’adopter une perspective féministe matérialiste, qui actualise et déplace l’analyse marxiste des formes d’exploitation (Bodén L. et T. Joelsson, 2023 ; Yelland et al., 2021 ; Rosen R. et K. ‎Twamley, 2018 ; Braches-Chyrek R., 2021).

Enfances entre conceptions étatiques et communautaires

15La question de l’égalisation des conditions par des mesures étatiques ou communautaires conduit à une redéfinition des catégories, mais peut aussi créer de nouvelles inégalités envers l’identité individuelle, une tradition familiale, ou encore une cosmogonie autochtone. Si la fin du XIXe siècle voit une politique systématique d’assimilation forcée des enfants autochtones dans les Amériques qui prennent des formes différentes selon les pays (Smith A., 2009 ; Dawson A.S., 2012), la fin du XXe siècle érige l’autochtonie en rempart contre ces pratiques antérieures dans tout l’hémisphère (Carlson B. et J. Berglund, 2021 ; López Bárcenas F., 2008). Mais cette « discrimination positive » crée de nouvelles barrières entre les définitions officielles et les aspirations individuelles ou communautaires.

16Dans son article au prisme des autobiographies écrites en anglais sur les enfants éduqué.e.s dans les pensionnats fédéraux états-uniens et canadiens, Fabrice Le Corguillé montre que l’éducation amérindienne était faite d’exigence et de bienveillance quand les pensionnats imposaient une rude discipline stricte fondée sur la violence. Perçue par les parents comme une concession inévitable à la domination blanche, cette transformation radicale rejetait l’idée d’une double culture et l’acceptation de la souveraineté éducative des nations autochtones. Ce positionnement politique créa souvent chez les enfants victimes de ces mesures un immense sentiment de perte, d’éloignement et de solitude, même si certain.e.s ont su trouver pourtant dans ces écoles un tremplin pour leur avenir.

17Claire Palmiste étudie les inégalités de traitement des enfants autochtones par les autorités états-uniennes chargées de veiller à leur bien-être dans le cadre de l’adoption transraciale et d’une loi de protection des enfants adopté.e.s (Indian Children Welfare Act, 1978). Elle montre comment la loi a été détournée de ses intentions premières au nom de la norme de la classe moyenne blanche, arrachant les enfants à leurs foyers et perpétuant la violence historique contre les familles autochtones tout en niant la souveraineté des gouvernements tribaux sur leurs propres citoyen.ne.s.

18Carmen Sanchez Caro examine les conditions de mise en œuvre des politiques publiques pour la petite enfance, fondées sur le principe de discrimination positive visant une équité, au lieu d’une égalité formelle, dans les Maisons de la Pensée Autochtone à Bogota (Colombie). La discrimination positive suppose un étiquetage comme autochtone, pour identifier les familles bénéficiaires et les adultes actrice.teur.s de l’éducation. Ainsi, ce qui semblait une mesure de protection des droits ethniques des enfants pourrait cacher un indigénisme, et mener à concevoir des comportements « naturalisés », et à partir d’eux des pratiques discriminatoires et l’évanouissement de leur statut d’individu sous l’étiquette « autochtone ».

Comment les récits peuvent mettre en avant la voix des enfants

19Les supports narratifs sont une source et un matériau de recherche privilégiés pour mettre en lumière le processus et la configuration des inégalités sociales, en croisant des variables tels que l’âge, le genre et la classe sociale. Ils nous permettent également d’accéder à la voix des enfants. On peut distinguer entre expression du point de vue des enfants, qui restitue la singularité de la position sociale, et prise de parole active dans l’objectif de changer ses conditions de vie et sa reconnaissance sociale. Les récits d’enfants (Alvarez-Constantin) ou prêtés à des enfants dans le cadre littéraire (Campobello et Castellanos) mettent en lumière différentes formes d’agentivité chez des mineur.e.s qui peut être limitée voire refusée selon leur statut d’âge, mais aussi en raison de la classe sociale à laquelle appartient leur famille.

20Ainsi, Cartucho de Nellie Campobello (1931) et Balún-Canán de Rosario Castellanos (1957), deux œuvres mexicaines, s’inspirent de la jeunesse des autrices, la première dans le nord du Mexique et la seconde dans le sud, et font parler un enfant. L’enfant narratrice de Cartucho idéalise la liberté urbaine, affirme la franchise de sa personnalité avec l’image des chevaux sauvages, quand celle de Balún Canán retrace une expérience marquée par « la réclusion dans l’espace domestique et la ségrégation entre les différentes classes ». L’article de Sarah Diraison analyse ces deux romans mexicains et révèle qu’une plus ou moins grande distance des représentations narratives avec la conception de l’enfant pur.e et innocent.e du début du XXe siècle, dans le contexte mexicain, influe sur la réception des œuvres : l’ouvrage de Castellanos est bien accueilli tandis que celui de Campobello est mal reçu. L’auteure montre comment les positions sociales et culturelles des romancières transparaissent dans leurs œuvres et tendent à définir la proximité des romans avec l’air du temps.

21De son côté, Alvarez Constantin analyse l'expérience d'enfermement de deux jeunes filles à l'Asilo del Buen Pastor de Montevideo, en Uruguay, entre 1929 et 1934, à partir des lettres écrites par ces dernières. L’auteur mobilise la notion d’agentivité et soutient que l'écriture des jeunes filles a pour objectif de dénoncer les mauvais traitements et de demander « la majorité », c’est-à-dire l'émancipation. L'auteur adopte le genre et l'âge comme variables d'analyse, en montrant comment l'autorité étatique a perpétué les différences entre les sexes, entre espaces privé et public, et maintenu les enfants dans le seul statut de mineur.e.s à protéger, alors que les jeunes épistolières montrent leur capacité à décider pour elles-mêmes, dans les domaines qui les concernent.

Conclusion

22Toutes les sociétés occidentales ont construit au XXe siècle une image vulnérable d’un.e enfant irresponsable et peu capable de prise de décision rationnelle (Christensen P., 2000 ; Hart J., 2023). Dans ce schéma de rapports inégaux entre la catégorie enfantine et les adultes, les parents, mais aussi de manière très significative, les institutions étatiques, doivent fournir une protection constante et contrôler l’ensemble des activités et des actions des enfants en général, au moins jusqu’à leur 16 ans. Le sociologue Howard Becker remarquait que « ce sont en général les adultes qui élaborent les normes concernant les jeunes. Bien que les jeunes exercent, aux États-Unis, une puissante influence sur le plan culturel (les médias, par exemple, s’alignent sur leurs goûts), de nombreuses catégories de normes importantes sont établies par les adultes pour la jeunesse » (2020). Ainsi, l’État entreprend de vulnérabiliser, modeler, (ré)éduquer ou même de séparer les enfants de leurs parents, justifiant ces mesures par son rôle de protection et de soutien. Pour la chercheuse Pia Christensen, la vulnérabilité des enfants est une construction sociale, notamment en regard de la santé : « Adults are therefore viewed as being in charge of, and having responsibility for, the child, and the child is positioned as the dependent and passive object ». Ce qui conduit, poursuit-elle, à rendre « sans importance » la compréhension que les enfants ont d’elles.eux-mêmes et de leurs expériences corporelles (2000). Marek Tesar dénonce la même pression du monde adulte sur les enfants : « Instead of being political and participating citizens who shape their own childhoods, children become seen as a resource, and their childhoods colonized through this ideology of care » (2016). Ce contrôle est évidemment social et politique et s’applique non seulement à la catégorie des enfants, mais vient s’ajouter aux catégories plus étudiées que sont la race, la classe ou le genre auxquelles appartiennent ou s’identifient ces enfants.

23Dans un texte éclairant sur les questions afférentes à la notion d’intersectionnalité, la sociologue finlandaise Leena Alenen (2016) suggère que le concept de « génération » ou d’ « inter-générationalité » pourrait être très utile à l’analyse intersectionnelle des enfances (l’enfant comme actrice-acteur ou comme personne genrée, membre d’une classe sociale particulière, ou encore d’une classe d’âge qui ne peut exister qu’en rapport avec d’autres classes comme celle des adultes ou des vieillards par exemple). L’implication des enfants dans ces dynamiques relationnelles, individuelles et sociales, pourrait être enrichie et incluse dans des réflexions plus larges, plus politiques aussi. Le mépris immense qu’ont manifesté de nombreuses.x politicien.ne.s envers une adolescente comme Greta Thunberg a montré que si la reconnaissance des droits de l’enfant a peu à peu pris pied dans les sociétés contemporaines, le droit à la parole politique des enfants, en particulier quand elle est critique, semble encore loin d’être perçue comme légitime.

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Notes

1 Dans la note sur l’ouvrage qui paraît en 1965 dans la Revue française de sociologie, on insiste à la fois sur les traits universels de la pauvreté et sur la singularité populaire de l’expression des rapports sociaux. Mais on s’en tient à l’introduction de Lewis, oubliant le discours autobiographique des enfants – adopter un nouveau point de vue sur les enfants n’allait pas de soi dans la recherche. Il faudra attendre les années 1990 pour une institutionnalisation globale de la sociologie de l'enfance (Tricot N., 1965).

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Pour citer cet article

Référence électronique

gilda charrier, Edna Hernández González et Jean-Marc Serme, « Enfances et inégalités dans les Amériques »IdeAs [En ligne], 22 | 2023, mis en ligne le 01 octobre 2023, consulté le 21 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/ideas/16395 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ideas.16395

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Auteurs

gilda charrier

Maîtresse de conférences en Sociologie, Laboratoire d'études et de recherche en sociologie, LABERS (ER3149), Université de Bretagne Occidentale (UBO). Thématiques de recherche : vie privée/vie publique, conjugalités non cohabitantes (living apart together) ou décohabitantes (living together part time), mobilités, sociabilités, enquêtes et méthodes compréhensives
gilda.charrier[at]univ-brest.fr

Edna Hernández González

Architecte-urbaniste, maîtresse de conférences à l'Institut de Géoarchitecture de l’UBO et directrice adjointe du laboratoire éponyme. Son travail porte sur l'urbanisme nocturne, en particulier sur le lien entre l'éclairage urbain et les activités humaines nocturnes et leur impact sur l'environnement. Elle prend en compte les pratiques de genre dans l'espace urbain et l'expérience de la marche de nuit dans les villes françaises et mexicaines
edna.hernandez[at]univ-brest.fr

Jean-Marc Serme

Maître de conférences HDR en études états-uniennes et autochtones, Héritage et Création dans le Texte et l'Image (HCTI, UR4249), Université de Bretagne Occidentale à Brest et Quimper. Thématiques de recherche : études hawaiiennes et amérindiennes, souveraineté tribale, territoire, éducation, identité
jean-marc.serme[at]univ-brest.fr

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