- 1 Web cartoon, bande dessinée en ligne.
1Ta-ineun Ji-okida 타인은 지옥이다 (Hell is Other People) est un webtoon1 créé par Kim Yongki et qui appartient au genre du thriller.
2Le webtoon s’articule autour de Jongwoo, un jeune homme de 25 ans qui arrive à Séoul afin de travailler en tant que stagiaire dans la compagnie d’un ancien camarade d’université. Jongwoo voit dans ce déménagement une opportunité de quitter sa ville natale en province et de ne plus dépendre de ses parents, une occasion pour lui de prouver qu’il n’a pas raté sa vie. À son arrivée à Séoul, il va vivre dans un goshiwon inconfortable à bas prix afin d’économiser de l’argent mais tout ne va pas se passer comme prévu. En effet, il va tomber sur un groupe de tueurs en série qui vont lui faire perdre la tête et l’environnement dans lequel il se trouve ne va pas aider Jongwoo.
3Le webtoon se déroule du point de vue de Jongwoo, excepté pour quelques passages. Si au début, tout semble cohérent et le discours de Jongwoo semble s’accorder avec celui des personnages qui l’entourent, on remarque qu’au fur à mesure de l’avancée de l’histoire, Jongwoo devient un narrateur non fiable qui semble empreint d’hallucinations. Le lecteur suit la perte de clarté mentale de Jongwoo tout au long de l’histoire.
- 2 Définition du Robert : processus par lequel la population d’un quartier populaire fait place à u (...)
- 3 The Korea Times, [en ligne], 2018, « ‘Goshiwon’, housing alternative for low-income urban tenant (...)
- 4 Clément Vérité, Newsendip, [en ligne], 2022, « Low-cost rooms rented in Seoul should have a wind (...)
4La ville de Séoul compte presque 10 millions d’habitants pour une surface d’environ 605,2 km² avec un centre-ville hyper-développé.
Depuis le milieu des années 1960, plusieurs quartiers de Séoul ont connu un renouvellement urbain, ce qui a amené, avec la croissance économique, à une forte hausse des prix du logement. Cette hausse a poussé les moins aisés à partir, on a donc affaire à une situation de gentrification2. En raison de cette gentrification, les habitants les plus pauvres se sont tournés vers les goshiwon comme logement permanent pour échapper à la rue3.
Les goshiwon sont un type de logement en Corée du Sud. On peut y louer une petite chambre, parfois avec une salle de bain privée mais elle est généralement commune, tout comme la cuisine. Le prix varie en fonction des prestations proposées et de la localisation du goshiwon. Les prestations pouvant faire monter le prix sont : la présence d’un frigo dans la chambre, la taille de la chambre, la salle de bain privée ou la présence d’une fenêtre.
Ce n’est que depuis 2022 qu’il est obligatoire d’y avoir une fenêtre ouvrable dans chaque chambre d’un goshiwon, pour des raisons de sécurité, il faut qu’il y ait une issue de secours dans chaque chambre en cas d’incendie, et que la taille minimum d’une chambre est réglementée à 7m², 9 en cas de toilettes ou salle d’eau dans la chambre4. Il existe des goshiwon sans fenêtre dans les chambres ou dont les chambres font seulement 5m².
5À l’origine pour les étudiants qui devaient passer des examens, les goshiwon sont devenus le lieu d’habitation privilégié, parce que financièrement accessible, pour la partie pauvre de la société. On y retrouve maintenant toutes sortes de personnes : des étudiants lors des périodes de cours et d’examens, mais surtout des personnes à bas revenus, des gens qui ne peuvent pas travailler, comme les personnes handicapées, par exemple, qui ont du mal à s’intégrer dans la société ou encore, parfois des employés de bureaux. Il peut arriver que certaines personnes ne quittent jamais leur chambre, sauf pour les nécessités. Les goshiwon les moins chers ont donc la réputation d’abriter toutes sortes d’individus, dont des personnes considérées comme étranges, mal-adaptées à la société.
Avec les années, les goshiwon ont gagné en popularité et il existe maintenant des goshiwon qui peuvent coûter jusqu’à 500€ le mois, ces goshiwon se trouvent généralement dans ou près des quartiers populaires tels que Gangnam.
- 5 Terme utilisé pour appeler les chapitres des webtoons.
6Dans Hell is Other People, la ville et en particulier le goshiwon s’avèrent un piège camouflé. Jongwoo se retrouve dans un environnement qui ne fait qu’encourager sa déchéance.
Séoul est une nouvelle ville pour le personnage principal qui se retrouve dans la nécessité de se construire de nouveaux repères, il ne connaît pas les lieux et ne connaît qu’une seule personne à son arrivée. On a donc un personnage, certes motivé, mais en manque total de repères au moment des événements racontés dans le webtoon. Plus un espace est grand et rempli de monde, plus il est difficile de se faire des repères.
La densité de population se trouve aussi être un désavantage pour Jongwoo. Il se retrouve dans une situation propice à la paranoïa, il a l’impression d’être observé en permanence et a des « hallucinations ». Pourtant, parmi la foule, Jongwoo et sa terreur passent inaperçus.
Le goshiwon où vit Jongwoo a un loyer extrêmement bas d’environ 190€/mois. Sa chambre est minuscule, il n’y a pas de fenêtre, les murs sont extrêmement fins et laissent passer tous les bruits, la salle de bain et la cuisine sont communes et le niveau d’hygiène est presque inexistant.
Dans l’épisode5 8, Jongwoo dit à sa mère : « Je ne sais pas s’il fait jour ou nuit comme y a pas de fenêtre. » On remarque à nouveau un manque de repères. L’absence de fenêtre représente aussi une absence d’issue de secours. Le manque d’insonorisation et le petit espace impactent fortement le sommeil de notre personnage principal qui n’a jamais l’occasion de vraiment bien se reposer dès son arrivée. La fatigue a un impact négatif sur l’esprit. De plus, Jongwoo a beau décider assez rapidement que le mieux à faire est d’éviter les résidents, c’est difficilement faisable dû à la cuisine et la salle de bain qui sont des espaces communs. À cause de cela, afin de pouvoir mieux éviter les résidents, Jongwoo finit par arriver en premier, très tôt, au travail et partir du travail en dernier, très tard, pour que les autres résidents soient en train de dormir quand il est au goshiwon. À nouveau, on a un impact sur le sommeil qui se retrouve raccourci, et le manque de sommeil affecte le corps et l’esprit.
- 6 Kim Yongki, Hell is Other People, (2018 à 2019), épisode 72, traducteur de la version française (...)
7Comme mentionné précédemment, on trouve toutes sortes de personnes dans les goshiwon, et Jongwoo se retrouve entouré de tueurs. La description de Jongwoo de la population du goshiwon où il vit aux autres personnages ne les perturbe pas grandement, c’est considéré comme une norme qu’il y ait des gens antisociaux ou étranges dans ce genre d’endroit. Jongwoo, lui-même, admet qu’au début il s’est dit que c’était dû au fait que le loyer était très bas : « comme c’est un dortoir pas cher [...] je pensais qu’il n’y avait que ce genre de personnes et j’y ai vécu quelques semaines… »6 Cette idée est également renforcée par une scène où Jongwoo visite d’autres goshiwon dans l’espoir de pouvoir déménager . Lors de cette scène, il visite d’abord un premier goshiwon qui est propre, relativement spacieux et avec une fenêtre dans la chambre mais il est cher à 450€/mois; il visite ensuite un second goshiwon qui lui, en revanche, est plutôt sale, sans fenêtre et Jongwoo y croise un personnage à l’aspect louche, donc somme toute plutôt similaire à celui où il vit déjà, sauf qu’au lieu d’un loyer à 190€/mois, ce goshiwon en demande 300. Cette scène sous-entend que si un goshiwon à 300€/mois est dans cet état, c’est alors tout à fait compréhensible que celui où vit Jongwoo soit tel qu’il est et soit fréquenté par la population qui y vit.
De plus, Jongwoo, comme Changhyeon, un autre personnage, remet en cause la présence de tueurs au goshiwon. Cela lui paraît totalement improbable que des tueurs puissent sévir dans Séoul sans éveiller les soupçons.
- 7 Kim Yongki, Hell is Other People, (2018 à 2019), épisode 61, traducteur de la version française (...)
8D’un point de vue professionnel, ce stage à Séoul représentait une opportunité rêvée pour Jongwoo, c’était le moyen pour lui de partir de chez lui et de pouvoir se faire de l’argent. On a là une aspiration qui se retrouve chez la plupart des gens qui partent de la province pour aller dans une grande ville, voire la capitale, l’espoir d’améliorer son statut social et économique. C’est notamment dans ce but que Jongwoo décide de louer dans un goshiwon à bas prix. Or ce goshiwon et ses habitants vont se retrouver être la cause principale de la déchéance psychologique de Jongwoo. Par ailleurs, Jongwoo s’entend très mal avec son formateur à son nouveau travail, tellement mal que, sous le poids de la fatigue et de la tension, il va finir par devenir physiquement violent envers lui et sera renvoyé à cause de ça. À la fin, Jongwoo regrette que Jaeho, son ami de l’université, lui ait proposé ce travail, il pense : « Si seulement tu ne m’avais jamais proposé ce travail à Séoul… »7
9Au début, Jongwoo se réjouit à l’idée de se retrouver dans un endroit où personne ne le connaît et où il ne connaît personne. Cela représente un nouveau départ pour lui mais, comme mentionné précédemment, cet anonymat va se retourner contre lui. Il va, par exemple, dans l’épisode 22, avoir l’impression de voir un résident du goshiwon dans la foule, et plus tard, dans l’épisode 36, va confondre un inconnu avec ce même résident. À plusieurs reprises dans le webtoon, des passants vont avoir peur de Jongwoo. Ils ne le connaissent pas et dans ces scènes, il fait preuve de violence ou renvoie des codes violents, il aura un regard noir ou sera couvert de sang, et cela va contribuer à l’exclusion de Jongwoo. Comme ces gens ne connaissent pas Jongwoo, ils vont plutôt s’en méfier au lieu de l’aider. Cet anonymat qui devait être une chance de renouveau, se retourne contre Jongwoo et l’isole.
10On a également une idéalisation de la vie seule par Jongwoo. Quand il arrive à Séoul, il semble au début faire fi de l’environnement dans lequel il vit, en se disant qu’il peut supporter puis que ça ira en évitant les résidents. Il ne tient pas compte qu’un environnement insalubre en plus d’être entouré par des personnes anxiogènes, ne sont pas des conditions supportables indéfiniment par l’esprit humain. Il y a une sorte de volonté en lui de se débrouiller seul. Dans l’épisode 71, Changhyeon rappelle à Jongwoo que : « L’environnement est vraiment important ! » On se rend d’autant plus compte de l’importance du cadre de vie, lorsque Changhyeon propose à Jongwoo de venir travailler et vivre avec lui dans l’appartement que lui a légué son grand-père dans Séoul. On a un contraste direct avec le milieu dans lequel a vécu Jongwoo durant l’entièreté du récit.
11On considère généralement qu'il y a plus de contenu dans l'œuvre écrite que dans son adaptation audiovisuelle mais pour Ta-ineun Ji-okida 타인은 지옥이다 (Hell is Other People) ce n'est pas le cas.
12Le drama comprend des symboles en plus par rapport au webtoon, notamment sur le contraste entre Paradis et Enfer. Le goshiwon sans nom dans le webtoon, se voit nommé Eden goshiwon. On voit là une référence directe au jardin d'Eden.
13Un autre symbole, moins littéral, est le fait que le goshiwon se trouve en haut d'une pente. On peut voir ici un contraste entre la montée au Paradis et la descente en Enfer. Notre personnage monte physiquement mais connaît une descente psychologique en Enfer. Cette montée est d’ailleurs agrémentée d’un escalier arc-en-ciel. Bien que plutôt associé à la communauté LGBT+ de nos jours, l’arc-en-ciel est aussi un symbole religieux représentant la présence de Dieu et son lien avec les êtres vivants sur Terre.
14Enfin, il y a une permanence chrétienne au rez-de-chaussé de l’immeuble où se trouve le goshiwon. L’idée de conflit entre Paradis et Enfer est renforcée par l'animosité que ressent la propriétaire du goshiwon envers la dame qui gère cette permanence.
- 8 Ici, le genre littéraire.
15Ta-ineun Ji-okida 타인은 지옥이다 (Hell is Other People) rentre dans une tradition de critique sociale par la bande dessinée. Bien qu’il s’agisse d’un thriller avec des éléments de fantastique8, son intrigue, ancrée dans une Corée du Sud contemporaine, apporte une vraie critique des conditions de vie d’une partie de la population de Séoul. On a un personnage principal auquel les lecteurs peuvent s’identifier et, malgré des éléments invraisemblables, des situations assez réalistes pour qu’on puisse s’y reconnaître ou y reconnaître des personnes de notre entourage.