• 1 Thomas Pickety, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.
• 2 Buggeln, op. cit., p. 11.
• 3 Kenneth Scheve et David Stasavage : Taxing the rich. A History of Fiscal Fairness in the United Sta (...)

2S’il se penche sur des problématiques voisines de celles de Thomas Pickety1, Buggeln aspire cependant à mettre en lumière un aspect qui n’a pas été systématiquement analysé dans les travaux de celui-ci, à savoir le rapport entre politiques de taxation progressive et leurs effets de répartition2. Puisque de nombreux historiens et économistes ont attribué aux deux Guerres mondiales un rôle clef dans la grande transformation des régimes fiscaux et dans la réduction des inégalités, Marc Buggeln porte dans son ouvrage une attention particulière sur la question de l’impact de ces conflits dans la réduction des inégalités3. Il s’attaque notamment aux interprétations pessimistes selon lesquelles une telle réduction aurait toujours été, historiquement parlant, le résultat de catastrophes sociales telles les guerres de mobilisation de masses.

• 4 Ibid., 206-207.
• 5 Ibid., p. 210, 888.
• 6 Ibid., p. 162-163, 172-174.

7Parlant du Kaiserreich, Buggeln réfute l’idée - souvent répétée - que la société du Second Empire allemand aurait été, économiquement parlant, particulièrement inégalitaire en comparaison avec la situation internationale. À partir de la mise en place de la première taxe progressive sur les revenues en Prusse dans le cadre des réforme des impôts du ministre des Finances Johannes de Miquel en 1891/1893 - Miquel s’inspirait d’ailleurs des écrits de la figure de proue de l’École historique de l’économie nationale allemande, Adolph Wagner - le système des taxes du Reich devient, jusqu’à la première décennie du XX^e siècle, le système le plus progressif d’Europe. Les effets redistributifs de cette réforme restent limités mais, appuyés aussi par les politiques d’assurances sociales bismarckiennes, ils sont néanmoins statistiquement significatifs4. Buggeln souligne le caractère social-conservateur des diverses réformes des impôts entreprises sous le Kaiserreich avant la Grande Guerre, qui servent en premier lieu à endiguer l’influence politique de la social-démocratie. Cet esprit social-conservateur témoigne de la préférence des élites traditionnelles pour une extension de la citoyenneté sociale afin de permettre, inversement, une limitation la citoyenneté politique5. De plus, la nécessité du financement de la course aux armements des Empires européens renforce, dans les années avant la Première Guerre mondiale, l’adhésion prudente d’une partie des classes dirigeantes, militaires et industrielles, à l’idée d’une taxation des hauts revenus, ce qui permet des alliances de circonstance entre partis bourgeois et social-démocratie6.

• 7 Ibid., p. 214.
• 8 Ibid., p. 273-374.
• 9 Ibid., p. 277.

8Face au premier conflit mondial, la « gouvernementalité militarisée 7» qui se met en place dans le Reich, comme dans les autres nations combattantes, soulève la question du financement de la Guerre industrielle. En contraste avec les pays anglo-saxons qui recourent de façon significative à des formes de taxation progressive des profits de guerre et des hauts revenus de capitaux, en Allemagne le financement se fait largement, jusqu’en 1917, par des emprunts et par le crédit. La série de mesures fiscales de 1917, qui comprenait un impôt sur les bénéfices des entreprises, n'a pas eu d'effet redistributif significatif8. Buggeln réfute ainsi la thèse de la Grande Guerre comme « égalisateur » pour le Reich – tout en confirmant cependant une légère réduction des inégalités dans les pays anglo-américains9.

• 10 Ibid., p. 294-297.

9Pour Buggeln, ce n’est pas la Guerre elle-même qui apporte une égalisation des conditions sociales mais plutôt la situation d’après-guerre. L’abolition de la monarchie et la création de la République de Weimar permet en janvier 1919 l’accès au pouvoir d’une coalition centre gauche (SPD, DDP, Zentrum) qui, pour maîtriser l’endettement liée à la défaite de l’Allemagne et le poids économique des réparations, met en place sous la direction de Matthias Erzberger l’une des réformes les plus fondamentales du régime des taxes qu’a connu le pays : premièrement, l'État central et le Ministère des Finances à Berlin obtiennent la souveraineté sur les impôts ; deuxièmement, un impôt sur les revenus avec un taux de pointe de 60% est mis en place - l’Allemagne rattrape ainsi les taux des pays anglo-saxons ; enfin, une taxation importante des héritages, projet qui avait précédemment été bloqué par les conservateurs et l’aristocratie agrariennes du Kaiserreich, est réalisée10. Ces mesures permettent de mettre en place les piliers d’une gouvernementalité économique sociale-libérale caractéristique pour la République de Weimar, à laquelle l’auteur dédie une partie du livre.

• 11 Ibid., 514, 553-556, 560-563.
• 12 Ibid,. 514-515.
• 13 Ibid., p. 516.
• 14 Ibid., p. 561.

10En outre, Buggeln démonte de façon convaincante la thèse de Götz Aly d’après laquelle les nationaux socialistes, motivés par l’idéologie de la Volksgemeinschaft, auraient mis en place une politique de l’impôt anti-bourgeoise pour favoriser les intérêts des classes moyennes et populaires. Certes, l'Allemagne nazie augmente plus tôt que d'autres pays les taxes, progressives entre autres, mais ces revenues supplémentaires servent à l’effort d’armement et il n’en découle pas d’effets redistributifs significatifs. Au contraire, les politiques d’armement auraient mené à un accroissement des fortunes des 1% les plus fortunés de la société allemande. Pour Buggeln, l’Allemagne nazie fut donc un « État pour élites 11». S’il y a des éléments spécifiques aux politiques de l’impôt des nationaux socialistes, ce furent les allégements fiscaux dans le but de favoriser des objectifs natalistes – mais qui existaient aussi dans des pays démocratiques de l’époque, telle la France -, la répression draconienne de la fraude fiscale dans le cadre d’une « gouvernementalité militarisée », et enfin les mesures de taxation discriminatoires ciblées contre la population juive12. En comparaison, ce sont encore les pays anglo-saxons qui – mis à part l’URSS, pays totalitaire mais, dans les années trente, économiquement le pays industriel le plus égalitaire13 – taxent le plus les grandes fortunes, et où on observe les effets redistributifs les plus conséquents14.

• 15 Ibid., p. 572-573, 578-581.
• 16 Ibid., p. 906.
• 17 Ibid., p. 699.
• 18 Ibid., p. 750.
• 19 Ibid., p. 907.

11Un autre résultat crucial et remarquable de cet ouvrage doit être mentionné : pour Buggeln, les politiques dites néolibérales de baisse des impôts années 1980, dont Margaret Thatcher et Ronald Reagan sont souvent considérés comme les initiateurs, ont eu un précédent, peu pris en compte par la recherche en histoire : l’Allemagne des années 1950. Après la Seconde Guerre mondiale, les alliés occidentaux imposent à l’Allemagne un système de taxation progressif draconien, allant jusqu’à des taux d’imposition de 95% et une taxation des héritages très importante. Cette politique impliquait d’une part une composante punitive contre l’élite économique allemande, compromise par le nazisme, mais de l’autre elle est également influencée par le discours de politique fiscale nord-américain de l’époque, qui voit d’un œil sceptique la transmission intergénérationnelle de grandes fortunes15. Au cours des années 1950, les gouvernements du chancelier Adenauer baissent successivement ces taux jusqu’à 53%, en particulier lors de la réforme mise en place par le ministre des Finances Ludwig Erhard en 1954. L’émergence d’une gouvernementalité ordro-libérale dans les années 1950 implique les baisses d’impôts les plus conséquentes de l’histoire allemande : elles sont comparables, dans leur envergure, à celles entreprises par les gouvernements Thatcher et Reagan dans les années 198016. Même lors de sa « décennie social-démocrate 17» (1969-1980), sous les gouvernements Brandt et Schmidt - qui n’augmentent que modérément les taxes sur les revenus des capitaux18, misant davantage sur le pilotage keynésien global de la demande et sur la croissance pour égaliser les conditions sociales19 - l’Allemagne ne se rapprochera plus de ces taux d’imposition du début des années 1950.

• 20 Ibid., p. 814.
• 21 Ibid., p. 909.
• 22 Ibid., p. 857.
• 23 Ibid., p. 848.

12Le tournant néolibéral s’annonce déjà pendant la décennie 1980 à travers de nouveaux concepts et rhétoriques (Sozialneid20, « l’envie social ») qui se font entendre dans les débats politiques tournant autour de la fiscalité. Mais les différents gouvernements Kohl n’imposent pas de changement de cap radical au pays en ce qui concerne la gouvernementalité fiscale : ils sont encore modérés par l’influence de l’aile ouvriériste et social-chrétienne de la CDU21. Face aux couts économiques de la réunification, ainsi qu’au démarrage d’une concurrence internationale sur les baisses des impôts, c’est à partir de 1998 un gouvernement social-démocrate et vert, dirigé par Gerhard Schröder, qui met en place la révolution néolibérale à travers la baisse du taux d’imposition maximal la plus conséquente depuis les années 195022. Il le fait cependant dans une certaine continuité avec des débats et de nouvelles législations concernant la compétitivité de l’Allemagne (Standort Deutschland) qui se mettent en place dès le début des années 199023.