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1Peter Ridder va à rebours d’une historiographie encline à accorder aux pays occidentaux une forme de monopole sur l’invention des droits de l’Homme et en faire une arme qui aurait ébranlé les démocraties populaires. Au contraire, l’auteur démontre que les droits de l’Homme ne doivent pas leur existence à un monopole occidental, quelle que soit sa chronologie, mais bien à la concurrence permanente entre les démocraties populaires et les démocraties occidentales, qui ont fait des droits de l’Homme un enjeu de leur lutte permanente. Centré sur l’Organisation des nations unies (ONU), l’ouvrage étudie la genèse des grands instruments de surveillance des droits humains et les inscrit dans la chronologie longue de leur institutionnalisation (1965-1993). L’étude prend fin en 1993, année durant laquelle à la conférence de Vienne, l’ONU affirme la protection internationale des droits de l’Homme comme sa mission fondamentale.

2L’ouvrage comporte cinq chapitres (de taille inégale) qui retracent, chronologiquement, la mise en place du système onusien de protection des droits humains civils et politiques. L’auteur établit de manière convaincante que les concurrences entre États liés à la guerre froide constituent non pas un facteur limitant mais la condition rendant possible l’établissement du système international de surveillance et de protection des droits humains, érigés en pilier de l’ordre international censément garanti par les Nations unies. En fait, avec sa plume modeste et informée par des recherches au sein de multiples fonds d’archive, Peter Ridder ébranle l’idée, incontestablement fausse pour qui l’a lu, que l’ONU ne s’affirme comme une instance de protection des droits de l’Homme qu’à partir des années 1990 parce que la guerre froide a pris fin. L’historien montre que le conflit et la concurrence entre les superpuissances, pour gagner des soutiens parmi les pays du Sud ou au sein d’une « société civile » des droits de l’Homme qui se constitue dans les années 1970, a été décisive dans cette affirmation de la vocation de l’Organisation.

3Le premier chapitre (années 1960) de 70 pages analyse la mise en place du « monitoring » (examen périodique) des droits humains par la commission des Droits de l’Homme de l’ONU, ainsi que l’institution d’un Haut-commissaire aux droits de l’Homme, version amenuisée du procureur international proposé par René Cassin dans les années 1940. Ce chapitre insiste, en particulier, sur le rôle de la concurrence entre l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et les Etats-Unis dans l’invention, par de compromis inattendus, d’institutions de surveillance des infractions aux droits humains (examen périodique et Haut-commissaire aux droits de l’Homme). Il montre de manière convaincante que ces deux institutions, examen périodique et commissaire, répondent à des stratégies et correspondent à des définitions des droits de l’Homme opposées. Les États du Sud jouent le rôle de médiateurs, et mobilisent la concurrence des deux blocs pour faire avancer leurs propres objectifs. La faiblesse des mécanismes ébauchés à cette époque (et appelés à jouer un rôle crucial dans les années qui suivront) laisse une grande place aux « bons offices » du Secrétaire général des Nations unies dans la protection effective des droits humains.

4Le second chapitre (années 1970) de 116 pages est celui du renforcement des institutions ébauchées dans la décennie précédente, notamment à travers l’envoi d’une forme de mission d’enquête au Chili de Pinochet à laquelle consentent les deux superpuissances. La décennie est également marquée par le développement des organisations non gouvernementales et de l’entrée des droits humains sur la scène publique. Au cours de ce chapitre et de manière passionnante, Ridder insiste également sur la professionnalisation des droits de l’Homme et leur institutionnalisation au sein des ministères des Affaires étrangères, notamment occidentaux. Cette professionnalisation est un produit de la configuration concurrentielle propre aux divers états de la guerre froide, mais elle concerne également les services des Nations unies eux-mêmes. Par ailleurs, des organisations de la « société civile » se découvrent alors un intérêt pour les droits humains. Il en va de même pour des professionnels transnationaux, mais principalement occidentaux. En dépit des efforts des pays du Sud comme des pays communistes pour mettre sur le devant de la scène la question du « nouvel ordre économique mondial », ces experts et ces ONG rabattent les droits humains sur la dimension des droits civils et politiques. Ce qui est cependant certain est que les droits humains sont investis de significations très différentes suivant les acteurs considérés. Les pays occidentaux, en particulier, se réinventent par les droits de l’Homme dans les années 1970 pour créer une distance dans l’imaginaire avec l’histoire qui lie l’Ouest à la colonisation, aux dictatures, aux apartheids et politiques de ségrégation. En revanche, l’Est cherche à s’affirmer comme protecteur d’un droit fondamental, le « droit à la paix ». Ce droit finit par faire des droits humains l’un des talons d’Achille de sa politique internationale en raison de la multiplication des interventions militaires soviétiques durant la décennie.

5Le troisième chapitre de 69 pages porte sur les années 1980 qui voient la configuration internationale se métamorphoser. La première guerre d’Afghanistan voit ainsi la position des régimes socialistes, pour la première fois, fragilisée au sein de la commission des Droits de l’Homme grâce à une alliance inédite entre les États « musulmans » et les États occidentaux. Sous Reagan et sous l’impulsion d’une « école de pensée » néoconservatrice (Jeane Kirkpatrick, Elliot Abrams), les Etats-Unis font de ces droits le fer de lance d’une politique néoconservatrice visant à dénoncer, de manière exclusive, les violations des droits de l’Homme dans les régimes labellisés comme « totalitaires » (c’est-à-dire adversaires des Etats-Unis), en en faisant des droits « universels » d’application variable dans le cadre de leur mobilisation états-unienne. Cette politique fait des droits socio-économiques, tels que mobilisés et promus par l’Est, autant de menaces à l’ordre international. Cette doctrine néoconservatrice, cependant, aurait plutôt conduit à isoler les Etats-Unis à l’ONU.

6Le dernier chapitre de 52 pages, enfin, porte sur la fin des années 1980 et le début des années 1990. P. Ridder met en évidence l’alignement des pays de l’Est sur la rhétorique internationale des droits humains qui efface la concurrence Est-Ouest pour ouvrir un nouveau front, opposant les pays du Nord (occidental) aux pays du Sud. Ridder met en évidence, de manière originale, les conférences internationales des États socialistes visant à définir une politique commune en matière de droits humains. Cette dernière a une double caractéristique puisqu’elle vise, sous l’impulsion de Gorbatchev à utiliser les droits de l’Homme pour opérer un rapprochement avec les pays occidentaux et à continuer à défendre une vision socialiste de ces droits, insistant sur les droits économiques, sociaux et culturels (ceux du pacte de 1966). Du reste, la position soviétique au sein des Nations unies à la fin des années 1980 apparaît beaucoup plus forte que la politique néoconservatrice américaine, qui accumule les déboires et suscite des tensions au sein même du bloc occidental. Avec la fin de la guerre froide, ce sont les réinventions des droits de l’Homme par les pays du Sud qui caractérisent le début des années 1990. Cependant, ce sera la conjonction d’une configuration de coopération internationale entre URSS/Russie et Occident et de la situation yougoslave qui permettra de surmonter les obstacles qui s’étaient opposés jusque-là à l’institutionnalisation du « rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’Homme » lors de la conférence de Vienne en 1993.

7Ce livre constitue une contribution fantastique à la recherche sur l’histoire des droits de l’Homme par son attention aux institutions, aux débats, et l’abandon d’un certain nombre de présupposés qui ont pu, par le passé, brider la recherche. En particulier, bien sûr, il démontre de manière décisive que les droits humains ne sont pas une invention occidentale, mais le produit de luttes globales dont les configurations se déplacent au fil des décennies. Les institutions établies au sein d’une période gagnent en densité au cours du temps et peuvent pendre, dans certaines configurations, une importance inattendue. Cependant, si une « critique » devait être portée à l’ouvrage, ce serait qu’il constitue autant un produit fini, et important en soi, qu’un programme pour des recherches futures. En effet, le texte reste souvent pris dans les catégories étatiques – les différents pays « feraient » des choses – et ne donne pas toujours suffisamment d’informations sur les individus et les raisons de leurs investissements dans l’établissement de ces mécanismes. Les développements sur les juristes de droits de l’Homme du second chapitre montrent le potentiel heuristique d’une recherche plus attentive aux individualités. Par ailleurs, il convient de noter que Peter Ridder traite essentiellement des droits humains dans leur dimension civile et politique. Cela correspond pleinement à son projet intellectuel qui consiste à faire l’histoire de ce qui s’est institutionnalisé, ce qui sur la période a été incontestablement plus le cas des droits humains civils et politiques. Une investigation plus poussée sur les droits socio-économiques, et sur les raisons du découplage entre droits civils et politiques et droits socio-économiques, aurait pourtant pu enrichir la perspective et aurait sans doute donné un autre éclairage aux concurrences internationales en matière de droits humains.