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1Pratiquer la philologie a-t-il encore du sens ? Cette question que se pose Erich Auerbach en 1952 (p. 228) est certainement emblématique de la démarche de Gerhard Poppenberg dans Geist, Geschichte, Wirklichkeit. Grundfragen der Philologie in der ersten Hälfte des 20. Jahrhunderts.

2Cet ouvrage est une véritable somme sur les tenants et les aboutissants sur l’histoire de la discipline universitaire des lettres romanes au siècle dernier, histoire qu’aborde G. Poppenberg à travers l’étude minutieuse de l’œuvre de quatre grands philologues : outre Auerbach, déjà cité, Karl Vossler, Ernst Robert Curtius et Leo Spitzer.

3Le point commun à ces quatre intellectuels est d’avoir pensé à l’intersection de la langue, de la littérature ainsi que des idées des images qu’elles suscitent, l’une et l’autre, au cours de l’histoire. Comme l’indique Poppenberg dès la très synthétique introduction, Vossler en se fondant sur les théories linguistiques de Wilhelm v. Humboldt, s’est concentré sur les liens entre l’histoire et la pensée ; Auerbach, fortement influencé par les thèses de Giambattista Vico, a mis en lumière l’évolution des figures de style à l’aune des grands mouvements d’histoire de la pensée ; Curtius se voue à une histoire des topoi et des mythes ; Spitzer, enfin, transférant sur l’histoire la conception de l’harmonie du monde, développe une théorie de l’histoire linguistique comme histoire des idées.

4Ces quatre lignes, G. Poppenberg les analyse ensuite de manière très précise, traçant grâce à une succession d’analyses qui, comme autant de traits de pinceau, combinent avec bonheur des considérations biographiques – la période nazie a été marquante pour ces quatre intellectuels qui l’ont vécue comme un exil intérieur ou réel –, des analyses extrêmement minutieuses portant sur certaines de leurs œuvres et les théories qu’ils y ont développées, les relations qu’elles entretiennent avec d’autres, les échanges qu’ils ont entretenus avec leur pairs.

5L’une des grandes qualités de l’ouvrage est de tisser un lien subtil entre ces différentes dimensions. Lorsqu’il aborde, par exemple, la question des rapports entre la langue et le style chez Vossler, et donc sa tentative de créer une philologie relevant de la philosophie et de la philosophie de la culture (p. 89), G. Poppenberg se penche sur le texte de Vossler publié en 1899 Le Style de Benvenuto Cellini dans sa Vita. Essai d’une considération psychologique de son style (Benvenuto Cellini’s Stil in seiner Vita. Versuch einer psychologischen Stilbetrachtung), il met parfaitement en lumière l’intérêt que, d’un point de vue linguistique, Cellini représentait en tant qu’objet d’étude, ainsi que le débat qu’il inaugure avec deux de ses éminents collègues – dont l’illustre Benedetto Croce. En analysant également les présupposés des théories esthétiques de ce dernier, G. Poppenberg peut rendre plus sensible la spécificité des thèses de Vossler, de même que la mise en perspective du texte sur Cellini et d’un autre, publié en 1900, consacré à l’Arétin. Par là, il fait bien percevoir les méandres de la pensée de Vossler à une époque précise et combien ce dernier prend conscience peu à peu de la richesse de la langue en tant que voie pour comprendre parfaitement l’esprit d’un peuple (Vossler parle ainsi de la langue comme « Geistige Durchdringung und Erhöhung des geselligen Daseins », p. 149). De l’œuvre de Vossler, la méthode choisie par G. Poppenberg offre donc, d’une part, comme une coupe à un moment donné de sa carrière, et d’autre part, elle met le lecteur à même de saisir l’évolution de certaines des strates. Les analyses proposées par Vossler du lien entre la langue et l’esprit d’une peuple s’affinent en effet au gré des objets qu’il étudie, comme l’illustrent ses thèses sur le changement de la poétique latine à la faveur du christianisme ou la magistrale monographie de 1913 : Frankreichs Kultur und Sprache.

6C’est une pareille méthode que l’auteur de Geist, Geschichte und Wirklichkeit applique aux trois autres intellectuels, montrant combien les lettres romanes, dans la première partie du XXe siècle, s’éploient à l’horizon d’une réflexion intense sur les auteurs et l’esthétique de l’Antiquité (ce qu’illustre l’importance des topiques chez Curtius), sur certains des penseurs les plus importants de l’époque moderne (comme en témoigne, par exemple le « dialogue » entre Auerbach et Vico) et, enfin, sur des écrivains de l’Europe tout entière – que serait Spitzer sans un Rabelais qui lui a servi de grille de lecture dans l’analyse, par exemple des romans de Céline (pp. 425-418) ? Les œuvres de ces quatre éminents de la Romanistik s’avèrent être, en ce sens, le creuset d’une véritable et profonde culture européenne.

7L’ouvrage de G. Poppenberg se lit comme le passionnant récit d’une pérégrination intellectuelle rédigée avec une rare précision langagière. Force est de saluer aussi le choix fait par l’auteur de proposer au lecteur une table des matières très détaillée car celle-ci permet au lecteur de s’orienter plus facilement dans les différents courants qu’analysent l’auteur.

8Geist, Geschichte und Wirklichkeit est un ouvrage ambitieux – et à la hauteur de son ambition – et incontournable pour ceux qui s’intéressent à l’histoire des idées et à l’histoire universitaire. Il peut être lu comme la preuve apportée par G. Poppenberg au terme d’une longue et fructueuse carrière, qu’à une époque où, pour reprendre une expression d’Auerbach, le risque est grand d’une « internationale de la trivialité », pratiquer la philologie dans ce qu’elle a de plus noble a encore un sens.