1En ces temps troublés d’une violence multiforme et insaisissable, il n’est sans doute pas inutile de se pencher sur l’histoire de la violence – non pour comprendre d’où elle vient, mais précisément pour dépasser l’idée d’une continuité, d’un invariant humain ou d’une constance perverse. En 1995 a eu lieu le 900ème anniversaire de l’appel de Clermont et de l’enclenchement de la première croisade, qu’une certaine forme de sentiment de culpabilité occidental a conduit à commémorer avec retenue. L’ouvrage de G.A. se replace dans ce contexte et en partage visiblement le trouble. Il ne s’agit pas d’un livre remarquable du point de vue du contenu (qui consiste avant tout en une sorte de synthèse « grand public » des travaux allemands, anglo-saxons et français sur l’histoire de l’Occident au XIe s. puis la croisade elle-même), mais bien plutôt du mode d’argumentation (comme le titre l’indique, la violence naît avec la croisade…) et du ton adopté (que l’on pourrait sans problème rapprocher du « sanglot de l’homme blanc » dénoncé dès les années 70). Le fil de la démonstration est simple : avant la croisade, l’Occident était sous-développé à tous les points de vue et mis en coupe réglée par l’aristocratie féodale (le portrait brossé est typiquement celui de l’anarchie féodale et des dark ages), mais cette violence était primaire, illégale et entropique ; grâce à (ou plutôt à cause de) l’Église, qui met en place un discours théologique spécifique et finit par lancer la croisade, apparaît une nouvelle (et vraie) forme de violence, organisée, efficace et haineuse, qui a certes eu comme conséquence la prise de Jérusalem, mais surtout pour effet d’acclimater la violence à la société et vice-versa (la violence n’est donc désormais plus entropique) et de provoquer une réplique du même ordre de la part des adversaires des chrétiens ; à partir de là, l’Occident propage avec lui cette violence irrésistible, qui débouche en fin de compte sur les camps de concentration : la haine « commença à Clermont » (pour reprendre le titre). Bref, l’Occident est responsable de tout (ce qui signifie implicitement qu’il est responsable de tous et pour tout – et que les autres sont irresponsables), et surtout l’Église. Le problème avec ce mode d’argumentation, qui apparaît fréquemment et est certainement de bonne foi, est qu’en définitive cette accusation de l’Église (qu’il ne s’agit certainement pas de considérer comme angélique, mais dont les agissements ne peuvent être analysés que de manière rationnelle) contribue d’autant à décharger les épaules de Hitler et des nazis, puisque la faute est aux ancêtres porteurs de croix… On ne fait pas de l’histoire avec de la mauvaise conscience et du sentiment de culpabilité.

2L’ouvrage dirigé par Th.L. et A.L. est nettement mieux problématisé. L’examen à la fois de la notion de Gewalt et de l’historiographie à ce sujet fait apparaître plusieurs aspects dont il faut rendre compte : en premier lieu, et bien que l’étude de la violence soit menée le plus souvent comme s’il en allait d’une constante dont la réalisation historique ne serait qu’une variation de degré, « la distinction entre acteurs et victimes est tout aussi peu une constante historique que les systèmes de valeur et les discours au sein desquels la violence est représentée et imaginée » ; par ailleurs, l’examen de la violence est principalement réalisé dans la perspective de « faire violence », donc de l’acteur vers la victime, sans que l’expérience de celle-ci soit prise en compte autrement que de manière générale – l’histoire de la violence se réduit donc à l’une de ses deux faces ; en outre, la violence est étudiée avant tout en tant que telle et/ou comme un point de départ plutôt que comme le résultat d’un contexte particulier et en incluant les complices ; qui plus est, elle est réduite à l’histoire des guerres et des génocides, comme s’il n’existait pas d’autres formes de violence que politique – ou comme si l’illusion collective, en dépit de la multiplication effective de conflagrations et massacres inouïs, de la pacification progressive de la société depuis la fin de l’époque féodale, censée aboutir à un état de non-violence généralisé, faisait disparaître la violence de l’horizon historique – pourtant, la violence quotidienne, domestique ou symbolique existe toujours et a un sens historique (comme le montre un rapide examen de la pratique de la gifle) ; enfin, l’évolution sémantique de Gewalt et des termes liés fait passer du sens dominant d’« autorité/puissance » (de Dieu, du Christ, etc.) au sens dominant de « violence » (avec apparition de l’adjectif « violent ») vers le XVIe s. : la Gewalt devient pouvoir de tuer au moment même où la guerre intra-occidentale devient massacre, où la différence médiévale entre bataille et guerre disparaît.

3Les diverses contributions de cet ouvrage sont distribuées selon trois thématiques : la violence dans la guerre ; la violence (civile) publique ; la violence privée. L’essentiel des contributions concerne l’Allemagne, sur une période allant, en dépit du titre, de la fin du Moyen Âge à 1958. Le thème de la violence dans la guerre est traité à travers les cas de la faide (G. ALGAZI, reprenant largement la seconde partie de son ouvrage Herrengewalt… présenté dans ce même Bulletin), des guerres de religion (D. CROUZET ; traduction de son article des Annales ESC de 1990), de la seconde Guerre Mondiale (H.J. SCHRÖDER, à partir des récits autobiographiques de Hambourgeois embrigadés) et des grandes boucheries de la première moitié du XXe s. (M. GEYER, sur le conditionnement des hommes en temps de paix pour en faire des machines de mort en période de guerre). Le thème de la violence publique est abordé à travers les cas des châtiments corporels exemplaires à Nuremberg au XVe s. (V. GROEBNER, qui développe son article paru dans Médiévales 27, 1994), du lynchage dans les rues de Berlin au début du XXe s. (Th. LINDENBERGER), de la violence morale, verbale et physique dans le cadre des rapports entre bureaucrates et administrés sous la République de Weimar (D. CREW), enfin des affrontements de rue entre militants ou entre formations paramilitaires partisanes à la fin de la République de Weimar (E. ROSENHAFT). Le dernier thème aborde la violence privée, à la fois verbale, physique et sexuelle, et dans laquelle les voisins jouent un rôle particulier (de témoin à acteur), à travers les cas de la violence masculine exercée sur les femmes dans un village de Forêt-Noire au XVIIIe s. (M. HOHKAMP) comme dans un quartier ouvrier de Berlin entre 1916 et 1958, d’après les souvenirs de victimes (E. BRÜCKER), ainsi que de la violence physique exercée sur les enfants à Hambourg dans la première moitié du XIXe s., de la part de leurs parents comme des maisons de correction (J. DÖBLER). Un ensemble remarquable.

4Joseph MORSEL