1Pour faire des Tsiganes, il faut d’une part quelques Roma ou Sinti et d’autre part un ensemble de discours homogénéisants et de pratiques sociales qui viennent matérialiser et naturaliser ces discours. Cette construction sociale (ce qu’on peut appeler « sociogenèse ») est, indépendamment de son objet, un processus systématique dans toutes les sociétés, auxquelles elle permet de classer et donc de produire le réel en fonction duquel s’orientent les actions individuelles et collectives. Dans la mesure où les sociogenèses servent à construire des formes d’appartenance, elles tracent une ligne nette, dans les représentations collectives, entre le « dedans » et le « dehors », caractérisés respectivement de manière positive (ce qui se matérialise par des droits, privilèges et hochets particuliers) et de manière négative (exprimée par des préjugés et des formes de rejet pouvant aller jusqu’à l’agression physique en passant par l’interdit matrimonial, l’insulte, etc.). Le cas des Tsiganes entre tout à fait dans ce processus, dans la mesure où un ensemble assez disparate de populations migrantes et provenant d’Europe orientale, du Proche et du Moyen-Orient a été retravaillé par les discours collectifs et constitué en un seul type social, qui a servi de repoussoir à des processus sociaux occidentaux, notamment l’encadrement spatial des populations dominées (voir BullMHFA, 36, 2000, p. 242-244). Leur marginalisation et criminalisation continues ont atteint leur acmé avec les camps de concentration et d’extermination nazis, mais elles sont loin d’avoir cessé dans la mesure où leurs causes restent présentes (la contradiction fondamentale entre la vie migrante et la société dominante dont la sédentarité est un principe essentiel).

2La proximité du destin programmé des Juifs et des Tsiganes dans les camps nazis explique pourquoi l’ouvrage dirigé par J.G. paraît dans la collection de l’Institut Fritz Bauer, destiné à l’étude et à l’information sur l’« Holocauste ». Cet ouvrage se consacre essentiellement à la période moderne et contemporaine, qui est celle, comme l’indique le sous-titre, de « la genèse d’un préjugé ». Cette genèse est suivie principalement sous trois angles différents : d’une part, l’angle du rejet par les autres (A. HERZIG, H. HEUSS), engagés dans le processus susmentionné de genèse de communautés politiques fixées au sol et construites face à l’« étranger » ; ce rejet est actif à la fois au niveau des communautés d’habitants, recroquevillées sur leurs droits et « braquées » contre des comportements caractérisés comme délictueux, et au niveau de la législation d’État. D’autre part, l’angle de l’ethnocentrisme, tel qu’il se manifeste dans les premiers travaux qui se veulent scientifiques sur les Tsiganes (I. KÖHLER-ZÜLCH, W. WILLEMS) et qui vient par conséquent rendre négatif l’intérêt porté à ceux-ci, puisqu’il participe à la reproduction d’un type fantasmatique fondé sur des jeux de miroirs. Enfin, l’angle de la réaction des populations visées, dont on peut imaginer qu’une revendication de la spécificité et de la différence peut contribuer à l’entretien (même adapté) de types sociaux : mais curieusement, cet aspect est envisagé à travers non pas le cas des Roma et Sinti, mais des Juifs du XIXe et du XXe s. (K. SCHNEIDER) et de leur tentative en Allemagne d’élaborer une voie autonome, celle du « ni bourgeois, ni citoyen ». La revendication par les Roma et Sinti, après la seconde Guerre Mondiale, de la reconnaissance à la fois de leur martyre et de droits civiques (M. KRAUSNICK) apparaît certes comme une forme d’intégration sociale, mais qui est insuffisante pour que cessent de circuler les schémas d’exclusion fondés sur la différence.

3L’ouvrage de R.G. n’a en revanche pas du tout la même optique. Il se veut une simple compilation chronologique de dates concernant l’histoire des Tsiganes dans le monde, des origines à nos jours (4 volumes sont prévus). Le premier volume traite des toutes premières mentions (chez Homère, Hérodote, Strabon, etc.) de peuples que l’on a eu tendance à considérer comme les ancêtres ou précurseurs des Tsiganes, puis des données concernant peut-être les Tsiganes et provenant du Moyen-Orient, de Byzance, de l’Islam, jusqu’aux premières apparitions en Europe orientale (Balkans, Hongrie) aux IXe-Xe s., en Europe centrale (Bohême, Autriche) vers 1100, en Europe occidentale (Italie, Espagne, Angleterre, France, Allemagne, Suède, etc.) au XIIIe s. – avant la grande migration remarquée de 1417. Chaque notice est accompagnée de la référence archivistique ou bibliographique. Quelques courtes synthèses (l’origine des Roma ; les Zott du califat de Bagdad ; les Roma à Byzance ; les qualifications comme Ismaélites, Sarrasins, Tatars ou païens ; les Roma sédentaires de Modon ; les ducs et comtes des Roma ; l’absence d’âge d’or pour les Tsiganes en Occident) et un copieux index clôturent ce volume. Celui-ci a sans doute quelque utilité pratique, mais on peut se demander dans quelle mesure il n’est pas, involontairement, une contribution à la reproduction des classements schématiques dont l’ouvrage susmentionné dirigé par J.G. montre qu’ils se nourrissent même des meilleures intentions. En effet, R.G. contribue ainsi à « objectiver » les classements sociaux médiévaux et modernes, d’une part en reprenant la terminologie des documents produits par les autres (ce sont les non-Tsiganes qui signalent la présence de ceux-ci, c’est-à-dire font jouer une démarcation), d’autre part en continuant à rassembler sous une même notion (« Tsiganes ») tout un ensemble de termes distincts (le sous-titre est éloquent !) dont il est impossible qu’ils aient été tous synonymes : chacun de ces termes avait certainement un champ sémantique particulier, plus ou moins intersécant avec celui des autres, mais seul l’examen de chacun de ceux-ci au sein de la source utilisée peut permettre de préciser le sens de la mention par l’auteur en question, donc la validité de l’usage de la source dans une histoire universelle des Tsiganes qui risque fort de sombrer dans la mythologie.

4Joseph MORSEL