1Medinat Bodase signifie en hébreu à peu près « région (ou secteur) du lac de Constance » (Bodensee : lac de Constance en allemand). Les deux petits ouvrages (format in-16°) de K.H.B. (directeur d’archives et professeur d’histoire du droit à Saint-Gall et Zurich) se proposent en effet de montrer combien les Juifs sont partie prenante du « patrimoine historique » (en français dans le texte) de cette région. Ils se conçoivent explicitement comme un « inventaire » (Bestandaufnahme) de la présence et des activités des Juifs autour du lac de Constance au Moyen Âge, de part et d’autre de la césure (qui fait passer d’un tome à l’autre) classique des massacres consécutifs à la Peste Noire. Les deux volumes sont ainsi construits rigoureusement sur le même plan thématique (et, dirions-nous à nos étudiants, « à tiroirs ») : cadre spatial, cadre temporel, situation juridique, impôts et taxes, communautés et vie communautaire, topographie, affaires économiques, vie religieuse et quotidienne, langue et culture, relations avec les chrétiens, événements historiques qui provoquent la ruine de ce qui vient d’être vu (t. 1 : 1348/49 ; t. 2 : les vagues d’accusations de meurtre rituel qui culminent en 1448 et ne laissent derrière elles que quelques isolats restreints de judaïsme), enfin une sorte de « livre des morts » enregistrant, ville par ville, le nom de tous les Juifs repérés dans la période considérée avec les dates de mention. Les deux volumes s’achèvent par des compléments au t. 1, la bibliographie et un utile glossaire (les deux tomes se complétant de ce point du vue).

2L’histoire locale des Juifs est, comme ailleurs, rendue difficile par les persécutions et destructions multiples dont ils ont été les victimes depuis au moins 1348/49, raison pour laquelle un tel inventaire est nécessaire. Toutefois, l’introduction (p. 10-11) fait elle-même clairement (quoique involontairement) apparaître une autre difficulté (certainement pas moins grave, mais du moins n’est-elle pas irrémédiable), pesant de manière générale sur l’histoire des Juifs médiévaux : l’établissement d’une certaine analogie ou continuité entre les massacres médiévaux (ici les persécutions de 1348/49 et 1429/48) et « l’holocauste » (sic) de 1933/45 : K.H.B. entend en effet rappeler que par trois fois s’y sont produits dépouillements, massacres, expulsions et de ce fait l’interruption brutale de la présence juive dans la région. Ce genre de mise en série (dont K.H.B. n’est d’ailleurs pas seul responsable) ne peut malheureusement aboutir qu’à des apories historiques : outre qu’il tend à relativiser (au sens propre du terme) ce qui s’est passé entre 1933 et 1945, il aboutit surtout à déshistoriser l’histoire des Juifs en substantialisant ces derniers, en en faisant des individus de religion juive comme si les notions d’« individu », de « religion » et de « judaïsme » étaient des notions intemporelles et transportables du Moyen Âge à nos jours (ou plutôt, plus grave encore, de nos jours au Moyen Âge). Si l’on veut faire œuvre de mémoire (si tant est qu’il s’agisse de la fonction de l’histoire, ce dont je doute), il faudrait commencer par ne pas transformer le matériau historique en préhistoire du XXe s. mais l’étudier dans un cadre notionnel spécifique et approprié : être juif au Moyen Âge n’a, d’un point de vue historique (c’est-à-dire scientifique), strictement rien à voir avec le fait d’être juif à l’époque contemporaine, sinon une continuité purement formelle et donc fallacieuse. L’histoire des Juifs du Moyen Âge reste encore largement à faire, et pas seulement en raison du faible nombre des sources.

3Joseph MORSEL