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1Cet ouvrage représente l’aboutissement de vingt ans de travail, débuté par un projet de recherche collectif de 2001 à 2008. Il s’agit d’une somme de plus de 500 pages denses, érudites et riches de réflexions sur la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG), la structure couronnant la recherche publique allemande, de sa première création sous le nom de Notgemeinschaft der Deutschen Wissenschaft (NDW) en 1920 jusqu’au milieu des années 1970, en passant par sa refondation en tant que DFG en 1951. Patrick Wagner justifie la fin chronologique de son étude par la mise en place de réformes au cours de la décennie 1970 qui transforment l’institution et mettent fin à la période d’hégémonie des professeurs titulaires sur celle-ci. L’auteur revient plus précisément en conclusion sur l’ensemble des facteurs faisant du milieu de cette décennie la période d’entrée dans une nouvelle ère – entre autres le nouvel accord de partenariat entre l’État fédéral et les Länder en matière de financement de la recherche en 1975, la hausse du nombre d’étudiant·e·s et le nouveau rapport de forces entre universités et institutions non-universitaires en matière de recherche fondamentale.

2D’emblée, l’auteur distingue trois fonctions-clefs de la NDW/DFG : un rôle dans la régulation du champ scientifique – il se réfère directement à Pierre Bourdieu – à travers sa position entre science et politique ; l’établissement de normes scientifiques et éthiques ; une validation scientifique symbolique – là aussi est fait référence au concept bourdieusien de « capital symbolique » – à travers la légitimation offerte aux scientifiques qu’elle distingue. L’objet du livre est de comprendre l’affirmation, mais aussi les transformations, limites et contestations de ces trois fonctions au cours des trois régimes politiques qui se sont succédés durant la période considérée, la République de Weimar, le Troisième Reich et la République fédérale d’Allemagne. Une partie du livre est consacrée à chaque régime. Ce sont donc les structures de pouvoir au sein de la NDW/DFG qui intéressent tout particulièrement Wagner. Pour les analyser, il développe quatre axes de recherche, poursuivis au sein de chacune des trois parties. Les deux premiers concernent l’histoire institutionnelle de la NDW/DFG : il s’agit des rapports de force internes, premièrement à l’échelle structurelle (statutaires, disciplinaires, etc.) et, deuxièmement, à l’échelle plutôt individuelle entre les acteurs au sein de l’institution mais aussi dans leurs relations avec l’extérieur. Wagner s’interroge troisièmement sur les règles pour le champ scientifique que la NDW/DFG a contribué à élaborer et, éventuellement, réussi à imposer. Le quatrième axe concerne plus spécifiquement la période national-socialiste (partie II), pour laquelle l’auteur s’interroge de manière plus approfondie sur l’État, dans un moment de mise à bas de l’autonomie scientifique par l’exclusions des universitaires et chercheurs « indésirables » pour des raisons raciales et politiques et par l’imposition d’un agenda de recherche politique.

3Il ne serait possible de résumer ici l’histoire institutionnelle de la NDW/DFG, très précisément établie par Wagner. Plus intéressant est de souligner les thématiques que l’auteur reprend et évalue selon les évolutions politiques de l’Allemagne entre les trois régimes considérés. On peut en citer trois, parmi d’autres. La première est le processus de « peer review », d’évaluation par les pairs, et sa lente (et incomplète) bureaucratisation après 1945, avec l’établissement de critères plus objectifs de validation des demandes de financement ainsi que ses effets sur la définition du profil du « bon chercheur », qu’il s’agisse de critères scientifiques, personnels (comme la notoriété individuelle du requérant) ou politiques (surtout, mais pas seulement, durant le Troisième Reich). Les modèles étrangers et les relations avec d’autres institutions de financement de la recherche – en réalité presque exclusivement aux États-Unis – sont également traités, de manière moins centrale mais comme illustration de la projection internationale de la recherche scientifique sous Weimar et durant la RFA, c’est-à-dire dans des moments de perte de prestige voire de discrédit, après la Première puis la Seconde Guerre mondiale. Ces comparaisons ont également servi à défendre les grands principes fondamentaux ayant fait la gloire de la recherche allemande, comme le principe d’unité de la science. L’autonomie de l’activité scientifique mais aussi de la NDW/DFG en tant qu’institution est la question véritablement centrale sur l’ensemble de la période. La recherche d’autonomie vaut pour les premiers dirigeants de la NDW qui souhaitaient l’affermissement d’un espace social indépendant, non seulement pour promouvoir l’idéal de la science autonome, mais aussi parce que ces universitaires nostalgiques de l’Empire cherchaient à maintenir une distance avec la nouvelle République qui les finançait désormais. Elle vaut tout autant, mais différemment, durant les premières décennies de la RFA, lors desquelles elle fait l’objet de nombreux débats après la prise en mains et l’instrumentalisation de la DFG par la dictature nazie.

4Malgré un aspect parfois un peu ardu, en raison des nécessaires descriptions approfondies de « l’arrière-boutique » de la NDW/DFG et de ses acteurs autant que de ses décisions durant une période de plus d’un demi-siècle, l’ouvrage de Patrick Wagner tient son ambitieux pari. Livre d’histoire, il permet, et c’est l’une de ses forces, de dénormaliser le présent en permettant de comprendre comment les dirigeants et porteurs de cette institution ont réussi à la placer au cœur du champ scientifique allemand, à l’interface entre les autorités publiques et les établissements d’enseignement supérieur et de recherche. Les débats actuels sur la concurrence entre établissements ou la recherche sur projet, plutôt que par des financements pérennes, démontrent cette centralité. Processus promus depuis plusieurs décennies par la DFG comme normes du fonctionnement de l’activité scientifique, ils sont de plus en plus critiqués par la communauté scientifique. Néanmoins, malgré ces critiques, le rôle et l’existence de l’institution centrale ne sont pour l’instant jamais fondamentalement remis en cause.