• 1 Wolfgang Streeck, Politische Ökonomie im ausgehenden Neoliberalismus. Zwischen Globalismus und Demo (...)
• 2 Melina Guthörl, Die Mathematik des Sozialstaats. Internationale Expertennetzwerke der sozialen Sich (...)

1L’interrègne néolibéral a fait émerger en force un scepticisme face aux capacités des organisations inter- et supranationales d’intervenir de façon efficace dans le régulation économique et sociale des sociétés nationales, et cela non seulement sur le champs politique à travers le phénomène politique du souverainisme mais aussi au sein sciences sociales. L’État nation se retrouve ainsi relégitimisé en tant qu’agent collectif et dépeint comme la seule instance ayant historiquement possédé la capacité d’opposer à la force du marché des formes de régulation économique plus humaines1. Le livre de Milena Guthörl « Die Mathematik des Sozialstaats. Internationale Expertennetzwerke der sozialen Sicherheit 1930-1980 2» remet pourtant en cause l’idée d’une émergence principalement endogène des systèmes de sécurité sociale de 1930 à 1980. Pour ce faire, l’autrice se penche sur un agent social ayant façonné la quête d’un ordre international et social de la paix : les experts-mathématiciens internationaux de la sécurité sociale. Cette étude, relativement courte puisqu’elle compte environ 200 pages, est tirée de la thèse de l’autrice soutenue en 2017 à l’université de Bâle et repose sur une enquête menée dans le cadre du groupe de recherche « Patterns of Transnational Regulation. How Networks and Institutions Shaped Societies and Markets Throughout the 20th Century. »

• 3 Ibid., p. 21.
• 4 Ibid.

2Ce travail veut se démarquer de la littérature existante au sujet des experts en matière de sécurité sociale. Pour cela, l’autrice s’intéresse aux l’interactions entre le contexte national et international par le biais de l’étude de ces experts agissant souvent sur les deux terrains à la fois. L’étude est située entre l’histoire des savoirs et l’histoire politique : d’un côté, elle se penche sur les conditions de l’émergence d’une « communauté épistémique3 » des mathématiciens de la sécurité sociale. De l’autre, elle s’attache à décrire le « soft power4 » que l’expertise accumulée dans les organisations internationales leur confère sur les États. La thèse principale de l'ouvrage est que ce niveau international ne doit pas être négligé dans l'émergence des systèmes de sécurité sociale – il est celui où se produisent réflexion et comparaison des connaissances produites dans le cadre national, ainsi que la diffusion de ces connaissances à l’échelle mondiale. Le pouvoir d’influence y passe par l’expertise, concentrée dans des institutions telles que l’Organisation internationale du travail (OIT) ou l’Association internationale de la sécurité sociale (AISS), lesquelles sont fondées après la Première guerre mondiale en conséquence des crises de l’après-guerre et dans l’objectif de créer un ordre social international pacifique.

• 5 Ibid., p. 27-32.

3Pour appuyer sa démonstration, l’autrice a croisé une variété de sources : biographies, écrits mémoriels ou encore carnets d’experts en matière de sécurité sociale tels ceux d’Arthur J. Altmeyer, de Robert J. Myers, Peter Thullen ou de Pierre Laroque ; archives administratives d’organisations internationales comme celles de l’Association actuarielle internationale conservées au Bundesarchiv suisse à Bern ou les Archives de la OIL à Genève ; papiers personnels d’experts, par exemple ceux de Robert J. Meyers (Wisconsin Historical society Archives) ou ceux de Ernst Kaiser (dans les archives de l’université technique de Zurich) ; ainsi que des bulletins et publications professionnels des mathématiciens d’assurances et des actes de conférences5.

• 6 Ibid., p. 52-53.

4Les deux premiers chapitres thématiques traitent de l’établissement de ce champ d’expertise à travers les institutions et les organisations internationales (chapitre II) et la sociologie éducative et des réseaux des experts mathématiciens (chapitre III). Alors que le chapitre II se lit comme une simple vue d'ensemble de ces institutions internationales qui émergent entre 1920 et 1960, le chapitre III est plus analytique. Prenant pour point de départ des biographies d'acteurs, il démontre les liens qui existent entre les systèmes universitaires, les assurances nationales et les organisations internationales6. En effet, ces experts sont la plupart du temps également des universitaires avec un poids sur les débats et institutions nationales. Dans ce chapitre, l’autrice tente également d’analyser l’impact des réseaux qui se tissent à travers des conférences et des organisations internationales (principalement AISS et OIT) sur les des nouvelles législations sociales qui naissent à la fin et à la sortie de la Seconde Guerre mondiale tels le plan Beveridge ou le plan Laroque.

• 7 Ibid., p. 67.

5Un autre axe de transferts mis en avant par l’autrice est celui entre le monde occidental et l’Europe de l’Est. Elle souligne le rôle important qu’ont joué les émigrés ayant fui la persécution nazie ou le stalinisme dans ces organisations internationales, tel le Polonais Antoine Zelenka7, figure emblématique de ce milieu des mathématiciens des assurances.

• 8 Ibid., p. 91-93.

6Le quatrième chapitre prend pour objet la circulation de ces savoirs d’experts entre l’Europe, les États-Unis et l’Amérique latine. L’autrice démontre ici les diverses imbrications et interactions entre institutions et acteurs, en analysant à nouveau des parcours d’experts. Souvent, ce sont des émigrés issus d’Europe centrale - tels les Tchèques Ostwald Stein et Emil Schönberg ou l’Allemand Peter Thullen - qui œuvrent dès les années 1930 et 1940 pour la création de systèmes de sécurité sociale au Mexique, en Équateur, en Bolivie ou au Chili. Si une recherche en histoire sociale plus traditionnelle a attribué l’émergence de ces systèmes à des conflits sociaux endogènes à ces pays, l’autrice souligne l’importance des rapports entre les expertises nationales et internationales dans l’émergence d’un système de sécurité sociale locale – et cela même lorsque ces rapports sont, comme elle le démontre, conflictuels8. La reconstruction de ces réseaux personnels est certainement un apport important pour la compréhension des dynamiques de diffusion, mais les savoirs en eux-mêmes et leurs enjeux spécifiques restent ici un peu trop à l’arrière-fond. Ainsi, le lecteur a l’impression de ne pas pouvoir juger du poids réel de ces experts internationaux sur le terrain.

• 9 Ibid., 109.

7Les chapitres les plus intéressants et convaincants sont les chapitres V à VII, dans lesquelles sont mis en exergue les enjeux politico-sociaux liés aux assurances et discutés durant les conférences des experts internationaux. Un enjeu central discuté entre les experts des pays occidentaux (chapitre V) – échanges auxquels participent aussi des mathématiciens des pays communistes des années 1950 et 1960 - est le remplacement du système des retraites basé sur la capitalisation par le système de la répartition. Pour ces experts, la guerre et les crises inflationnistes de la république de Weimar, ont mis en évidence les faiblesses du système des retraites par répartition en détruisant la solvabilité des caisses de retraite. Dans le cadre de ces débats, on commence à discuter de l’impact du système des retraites sur la dynamique économique et sociale, ainsi que sur la variable psychologique - le « moral national9 », comme l’appelle le mathématicien Reinhard A. Hohaus. Le système par répartition est jugé comme étant plus résilient face à la dynamique macro-économique, laquelle est de plus en plus prise en compte dans les modèles des actuaires. La démographie est un autre champ d’expertise qui gagne en poids dans les sociétés de l’après-Seconde Guerre mondiale face à laquelle ces mathématiciens doivent se positionner : l’autrice dédie un sous-chapitre à cette question.

• 10 Ibid., p. 128.

8Le chapitre VI porte sur les débats internationaux à propos de l’adaptation des modèles des retraites, sur la variable de l’inflation principalement, et leur répercussion sur les controverses à propos de la réforme des retraites mise en œuvre dans les années 1960 et 1970 en Suisse, qui y fut nommé la « guerre des chiffres10 ». L’étude de cas concernant la Suisse permet de rendre tangible l’impact de l’échelle internationale sur l’échelle nationale de manière plus parlante que dans les autres chapitres. L’autrice y mise à la fois sur l’analyse des réseaux et sur le contenu des réformes, donc sur les mécanismes de l’adaptation des retraites discutés et finalement implémentés.

• 11 Ibid., p. 151.

9Le chapitre VII porte sur l’évolution des interprétations politico-économiques du rôle la sécurité sociale au cours de la seconde moitié du XX^e siècle. Le tournant keynésien apporte l’aspiration chez les experts mathématiciens des assurances à intégrer la sécurité sociale dans une comptabilité nationale, servant au pilotage global de la demande. Mais, face à la stagflation des années 1970, un retour de balancier se produit chez ces experts qui sont alors saisis par un sentiment de crise généralisée. Un résultat du constat de « explosion des coûts11 » dans les systèmes de santé et des retraites, qui pèsent sur les budgets de l’État, est une influence croissante des approches gestionnaires qui misent sur l'épargne et les incitations à la performance au sein de cette profession.