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1Depuis une dizaine d’année, l’histoire contemporaine de l’Allemagne est marquée par la montée en puissance, tant dans l’historiographie universitaire que dans l’histoire publique, de la « Demokratiegeschichte ». Il n’est pas facile de catégoriser cette « histoire de la démocratie » : domaine de recherche, approche épistémologique, courant définit par ses objets (en premier lieu les élections), ou simple étiquette revendiquée, car porteuse dans l’espace public et médiatique allemand. Les nombreuses commémorations du 175^e anniversaire de la révolution (allemande) de 1848-1849 en 2023 ont presque toutes fait recourt à ce terme de « démocratie », là aussi qu’il ait s’agit de manifestations universitaires ou pour le grand public, notamment à Francfort-sur-le-Main, là où s’est réuni le premier parlement national allemand (Nationalversammlung) en 1848, à l’église Saint-Paul (Paulkskirche).

2C’est à ce parlement qu’est consacré l’ouvrage de Frank Engehausen, qui s’inscrit entièrement dans ce nouveau cadre interprétatif « démocratique » de 1848. Au-delà du titre explicite Atelier de la démocratie, Engehausen déclare ouvertement que son livre se veut « une histoire du parlement au lieu d’une histoire de la révolution » (p. 15). De fait, sur les 126 sous-chapitres qui composent l’ouvrage, le mot Revolution n’apparaît que deux fois dans un titre, les deux fois non comme objet de réflexion mais comme cadrage chronologique, et aurait pu être simplement remplacé par « mars (ou printemps) 1848 ».

3Selon Engehausen, les publications du précédent moment commémoratif de 1998, scientifiques comme grand public, auraient largement ignoré la Nationalversammlung, et se seraient concentrées sur les insurrections et combats de rue ou encore sur la perception de la révolution par différents groupes sociaux. Cette insistance sur le désintérêt historiographique pour le parlement (et le parlementarisme) sert à justifier la contribution et l’intérêt, réels, de son ouvrage, mais celui-ci ne doit pas être exagéré. Il n’en reste pas moins que Engehausen propose une étude approfondie du parlement de Francfort, ses membres, de leur élection – les pages sur les modalités d’organisation et le déroulement des élections, propres à chaque État, font partie des plus intéressantes du livre (p. 41-54) – à leurs débats et jusqu’à la publicisation de ceux-ci, grâce au travail des sténographes, dans les nombreux journaux créés grâce à la libéralisation de la presse. Il se divise en deux grandes parties : le parlement « comme lieu de la pratique démocratique » puis sur « les défis de la démocratie ». Le livre est richement illustré, avec des portraits de députés, des scènes de débats parlementaires, de très nombreuses caricatures ou encore une carte autorisant l’entrée dans le parlement (p. 147), qui témoigne de l’intérêt de Engehausen, dans certains passages, pour la matérialité et même l’aspect physique (l’absence de salles de réunion obligeait les membres de diverses commissions à se réunir dans des cafés voire en extérieur) de l’activité parlementaire ; sujets qui sont eux aussi parmi les plus intéressants du très vaste panorama thématique proposé.

4De manière plus ou moins explicite, la thèse qui sous-tend le livre est que la Nationalversammlung a été le lieu de la vie démocratique durant la révolution – face aux insurrections et combats mais aussi aux multiples clubs et associations qui ont alors été formés. Il en résulte une vision euphémisée ou du moins détournée de la révolution, si l’on entend par-là la mobilisation politique et l’expression des revendications populaires, puisque tout passe par le filtre du parlement, des idées et formulations des députés, dont le profil social, culturel et politique n’est que peu représentatif de la population allemande du milieu du XIX^e siècle, comme le montre le deuxième chapitre de la première partie. Ce décalage apparaît tout particulièrement dans la deuxième partie, où chaque chapitre présente les débats autour de grandes questions qui ont agité le parlement : liberté (de presse, de rassemblement, de culte, etc.), égalité (devant la loi, droit de vote, question des titres nobiliaires, émancipation des juifs…), État national (territoires disputés comme le Schleswig-Holstein, minorités, place de l’Autriche) et souveraineté populaire. Le décalage culmine dans ce dernier chapitre. La souveraineté populaire n’y apparaît que telle qu’elle figure dans les programmes ou positions des différents groupes politiques, en arrière-plan dans les débats parlementaires sur les institutions et la répartition des pouvoirs ou dans les manières dont les députés réagissent à l’expression de la souveraineté populaire, notamment lors de l’insurrection de la population francfortoise des 16-17 septembre 1848, lors de laquelle deux députés sont tués, Hans von Auerswald et Felix von Lichnowsky.

5C’est donc une révolution sans peuple qui ressort le plus souvent de l’ouvrage. De ce point de vue, une phrase de la conclusion mérite d’être citée. Après avoir considéré que la fin misérable du parlement en mai-juin 1849 n’offre « que peu de matière pour des histoires de héros » (mais les députés doivent-ils être des héros ?), Engehausen rappelle que dans les jours qui précèdent la dissolution du parlement replié à Stuttgart, celui-ci n’était plus composé qu’environ d’un cinquième de ses membres et « ne pouvait plus que difficilement revendiquer représenter le peuple allemand » (p. 313). Cela signifie-t-il donc que les députés ayant déserté le parlement, qui pour beaucoup acceptent voire soutiennent la répression des ultimes mobilisations révolutionnaires, représenteraient mieux « le peuple allemand » que ceux s’étant engagés jusqu’au bout pour l’activité parlementaire ? C’est l’une des nombreuses questions soulevées à la lecture du livre de Frank Engehausen et auxquelles aucune réponse n’est apportée.

6En effet, il est indéniable que ce livre nous apprend beaucoup sur le parlement de Francfort, son fonctionnement, ses groupes politiques, ses débats, ses activités, son public masculin et féminin puis son exclusion (les p. 144-155 sont à lire car elles donnent à voir la fermeture du parlement au peuple, qui n’est malheureusement pas replacée dans un cadre interprétatif plus large), et, parfois, plus généralement sur les années 1848-1849. Cependant, son aspect très découpé, puisque certaines des 126 sous-chapitres font à peine plus d’une page, la plupart deux ou trois, conduit à un style très descriptif, abandonnant l’explication et l’interprétation au profit de l’exposition de faits, d’importance diverse, énoncés les uns après les autres, et à des répétitions. Ce découpage a à l’inverse l’avantage de permettre d’identifier les passages pouvant intéresser le lecteur ne souhaitant que s’informer sur un point précis. De plus, les longues citations, parfois sur plus d’une demi-page, souvent en fin de sous-chapitre (entre autres pp. 44, 87, 112, 146, 211-212, 213, 260), donnent certes à voir les paroles des contemporains mais, la plupart du temps laissées sans explication, laissent un goût d’inachevé.

7Interroger l’histoire du parlement de Francfort à travers sa contribution à l’histoire de la démocratie en Allemagne – les dernières pages s’interrogent d’ailleurs sur son héritage – plutôt que comme une institution issue du contexte révolutionnaire qui rompt de fait la chaîne des temps – et les députés de la Nationalversammlung ont fait beaucoup pour contribuer à cette rupture, comme il est d’ailleurs montré à plusieurs reprises dans le livre – conduit Engehausen à en proposer une analyse spécifique, « dérévolutionnarisée », qui doit relancer le débat sur la nature et la complexité du 1848 allemand. Si, il faut à nouveau le souligner, on en apprend beaucoup sur le parlement de 1848-1849 grâce à cet ouvrage, on en apprend aussi sur l’évolution en ce début de XXI^e siècle du cadre interprétatif de l’histoire politique allemande du XIX^e siècle, au risque d’y plaquer des attentes et espoirs face aux doutes et remises en causes des démocraties libérales occidentales contemporaines.