1La question de la propagande, structurante pour la vie politique du XXe siècle, est revenue au centre des préoccupations du grand public à travers le phénomène des guerres de communication contemporaines suscitées par le conflit russo-ukrainien ou encore de l’usage que les mouvements populistes font des réseaux sociaux. Benno Nietzel, Privatdozent à l’Université de Bielefeld, a dédié à cette question son travail d’habilitation qui vient de paraître sous forme d’un livre intitulé « Die Massen lenken. Propaganda, Experten und Kommunikationsforschung im Zeitalter der Extreme » (2023).

2Comme ce titre l’indique, il s’agit d’un travail qui étudie ce phénomène sous l’optique d’une histoire des savoirs, des sciences et des « experts » en communication dans le contexte des grands affrontements et idéologiques du XXe siècle, de la fin de la Première guerre mondiale à la Guerre Froide. Selon l’auteur, c’est à partir de la Grande Guerre, durant laquelle des acteurs étatiques mobilisent la propagande pour la première fois à grande échelle, que le lien entre communication de masse et politique devient une interrogation centrale pour les Etats. La propagande a été souvent décrite par les sciences sociales du XXe siècle ainsi que dans la culture populaire comme un principe social structurant, quasi tout-puissant, une interprétation à laquelle l’auteur s’attaque. Il s’oppose également aux récits héroïques de scientifisation qu’on retrouve comme auto-interprétation dans l’historiographie de la discipline des sciences communicatives et des médias.

3Dans une optique comparative et transnationale qui intègre les Etats-Unis, l’Allemagne et l’Union soviétique - pays qui s’influencent mutuellement durant l’établissement de pratiques et de savoirs de propagande - Nietzel s’intéresse à l’émergence de champs locaux des savoirs de la propagande, ainsi qu’à leurs acteurs. Pour l’auteur, il ne s’agit pas de poser la question du succès ou non des campagnes et de la recherche sur la propagande, mais de se pencher sur le processus de formation de ces savoirs à plusieurs échelles : un premier axe se concentre sur les discours et stratégies discursives qui construisent la propagande comme un enjeu politique et établissent ainsi ses problématiques scientifiques qui varient selon les différents contextes nationaux. Par conséquent, l’étude n’est pas guidée par une notion abstraite et générale de ce que serait la propagande mais pose l’émergence du terme et de ses problématiques scientifiques dans ces différents contextes comme un problème de l’enquête. Le deuxième axe s’intéresse aux divers groupes d’experts qui participent à la construction de ce champ, à leurs savoirs et stratégies de légitimation face aux Etats. Un troisième axe est dédié aux processus d’observation des adversaires et de leur activité de propagande, mécanisme d’imbrication central et structurant dans la constitution de ces savoirs. Le dernier et quatrième axe s’intéresse aux sémantiques, modèles et métaphores qui guident cette réflexion et à la question de comment elles sont politiquement mobilisées.

4Pour cette étude, Benno Nietzel a dépouillé des fonds d’archives d’institutions situées entre l’Etat et la recherche scientifique dans les trois pays tels l’Office of War Information, le Reichsministerium für Volksaufklärung und Propaganda ou encore la Section de Propagande du Parti communiste de l’Union soviétique. Il a consulté également un certain nombre d’archives d’institutions de recherche, telle que la Fondation Rockefeller ou l’institut soviétique du journalisme ainsi que des archives privées de chercheurs comme Harald Lasswell, Paul Lazarsfeld, Hans Speier et Wilbur Schramm. En outre, il a inclus dans l'analyse un nombre impressionnant de titres et de périodiques de la littérature concernant la communication dans les trois pays concernés.

5Pour construire sa démarche, Nietzel s’est inspiré des approches comparatives réformées, notamment de l’« histoire croisée », qui prennent en compte l’interaction entre les contextes de comparaison et leur processualité spécifique. L’auteur favorise une structuration diachronique à la synchronicité typique du comparatisme traditionnel, ce qui lui permet de faire émerger la logique propre des contextes d’action et leur interaction avec le contexte international. La comparaison est asymétrique, c'est-à-dire que l'auteur accorde plus de place au cas états-unien qu’aux autres, ce qui reflète le poids réel qu’a eu la recherche nord-américaine en sciences de la communication.

6L’étude est divisée en quatre parties chronologiques : 1. La propagande comme défie après la Première Guerre mondiale (1918-1930/33) ; 2. Propagande, démocratie et totalitarisme (1930/33-1941) ; 3. Guerre totale, observation de l’ennemie et psychological warfare (1941-1945) ; 4. Propagande et sciences de la communication dans la guerre froide (1945-1974). Chaque partie traite l'évolution des trois pays comparés, de leurs imbrications et transferts. Cette présentation de l'étude ne facilite pas toujours l'identification des résultats des différentes axes de recherche car ces résultats sont dispersés dans les différentes parties et ne sont regroupés par grandes axes qu'à la fin de l’étude. Néanmoins, en ce qui concerne cet objet d'étude spécifique, où les interdépendances sont particulièrement fortes mais les temporalités très variables, ce mode de présentation est également très convaincant : il rend compte de manière plausible et fine des interactions et des logiques pratiques et contextuelles. De plus, cette façon d’analyser la matière possède l’avantage de permettre à l’auteur de faire des asymétries et asynchronies entre les contextes de comparaison une dimension à part entière de l’objet de l’étude, et ainsi de ne pas présenter ces contextes comment artificiellement équivalents.

7Benno Nietzel démontre surtout que la construction de la propagande en tant qu’objet scientifique est dès le départ structurée par des perceptions, des projections et des malentendus de tous les côtés. En Allemagne, la Première Guerre mondiale est interprétée comme une véritable défaite de propagande, car la « perfidie » de l’adversaire dans l’emploi de cette arme aurait permis de déstabiliser le moral allemand, au front comme à l’arrière. Si l’attitude quant à la propagande sous la République de Weimar est encore caractérisée par le jugement moral et des essais d’appropriation, ce sont surtout les tenants du mouvement nazi qui apportent une vision plus utilitariste de la propagande et permettent le déploiement d’un champ d’expertise. La conception de la « geistige Kriegsführung », présidant la recherche des psychologues de la défense de propagande de la Wehrmacht, repose sur cette interprétation de la propagande comme arme de guerre décisive, révélée par la défaite.

8Dans le débat médiatique et publique états-unien après la Première Guerre mondiale, l'influence de la propagande de guerre dans la société, éveillant les instincts de foule, est discutée comme une menace potentielle à la démocratie. Cela amène dans les sciences de la communicatives naissantes, entre des intellectuels et chercheurs comme Walter Lippman, Edward Bernays et Harold Lasswell, une conceptualisation du problème de la propagande autour de la question de la préservation de la démocratie. Dans un monde moderne de plus en plus complexe, la réduction de complexité et une certaine influence politique sur les règles du jeu du débat politiques sont jugés nécessaires à l’intégration de la société. Dans le contexte de la crise des années 1930, les chercheurs en communication se penchent donc sur l'influence, jugée menaçante, de la propagande des régimes totalitaires aux Etats-Unis, et en particulier sur celle des communistes. L'étude de Harold Lasswell sur l'influence de la propagande communiste sur les chômeurs à Chicago en est un exemple particulièrement parlant.

9Paradoxalement, c’est en Union soviétique, dont la propagande est particulièrement redoutée en Allemagne et aux Etats-Unis, que la dynamique idéologique constitue un obstacle majeur au développement d'une science de la communication à proprement parler. La science de la presse qui se développe dans les années 1920, tout en prenant en compte les évolutions internationales, est rapidement freinée dans son développement par la montée du stalinisme qui ne permet pas d'analyse impartiale des effets et mécanismes de la réception de la propagande.

10C'est surtout la situation de la confrontation avec l'armée allemande qui permet la réémergence d’une science soviétique de la propagande dans le cadre militaire. Nietzel analyse avec finesse la confrontation des stratégies des propagandistes de la Wehrmacht et de l'Armée rouge. Selon Nietzel, l’observation de l'adversaire allemand pendant la Seconde Guerre mondiale a également inspiré le paradigme de la « psychological warfare » états-unienne qui, elle, imprègne fortement le paradigme de la propagande durant la Guerre froide. Cette dernière est, à cause de son caractère froid, surtout une guerre de propagande. À cause cet apprentissage dans le contexte des violences de la Seconde Guerre mondiale, la propagande de la Guerre froide rejoue certains de ses imaginaires et savoir-faire.

11Un résultat fascinant de cette étude est le constat des nombreuses limites du phénomène de la propagande, souvent mythifié comme surpuissant. La scientifisation limitée caractérisa longtemps la situation en l’URSS, voire même dans le fameux ministère de la propagande de Joseph Goebbels. Autre exemple, pendant la Seconde Guerre mondiale les experts-psychologues militaires américains furent souvent confrontés, quand une mesure scientifique de l'impact était possible, aux limites décevantes des effets de leur propagande sur les opinions des soldats. Parfois, l’exigence de méthode et de quantification restent des pures rhétoriques et apparaissent comme des stratégies de légitimations des professionnels de la propagande. Parfois, ces sciences communicatives dévoilent les limites des appareils de pilotage des Etats totalitaires davantage qu’elles n’appuient leur efficacité. C’est le cas par exemple dans le cadre du « projet Taganrog » mené au cours des années 1960 par le sociologue soviétique Boris Grushin, qui enquêtait sur le rapport entre l’opinion publique et institutions étatiques dans la ville de taille moyenne de Taganrog. Son rapport attestait finalement d’un écart catastrophique entre médias soviétique et opinion publique, et suggérait que les problèmes étaient situés du côté de la pratique des médias de l’URSS. Il dévoilait donc des failles dans l’arrangement des institutions médiatiques qui dépassaient largement la question de la propagande.

12En conclusion, cette étude illustre comment comparer en tant qu’historien, c’est-à-dire sans omettre l’historicité et la processualité d’un objet. Il s'agit d'un travail convainquant qui, au-delà de sa thématique spécifique, peut intéresser les chercheurs à la recherche d’appuis méthodologiques dans le domaine de l'histoire des savoirs et de l’histoire comparative.

13Références :

14Michael WERNER, Bénédicte ZIMMERMANN, « Penser l'histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 58, n° 1, 2003, pp. 7-36.