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Le cent-cinquantenaire de la fondation de l’Empire allemand (1871-1918) a suscité un certain nombre de colloques, nouvelles publications et de controverses publiques (Pour une vision d’ensemble de ces débats voir Corentin Marion, « Casque à pointe ou pointe du progrès. Autour des 150 ans de la fondation du Kaiserreich en Allemagne », dans : Revue d’histoire du XIX^e siècle, 62 (2021), p. 164-166). L’ouvrage dirigé par Birgit Aschmann, professeure d’histoire de l’Europe au XIX^e siècle à l’université Humboldt de Berlin et Monika Wienfort, professeure d’histoire contemporaine brandebourgeoise et prussienne à l’université de Potsdam, s’inscrit dans cette séquence. Le présent ouvrage est en effet issu d’une série de conférences tenues à l’université Humboldt de Berlin au printemps et à l’été 2021. La question était alors de savoir si et dans quelle mesure les « nouvelles controverses » sur l’Empire allemand avait changé le regard porté sur ce dernier. Selon les deux directrices de l’ouvrage, la diversité des positions des autrices et auteurs retenus témoigne d’une tentative de réunir différentes approches sur le premier État-nation allemand, avec un accent fort sur des aspects sociaux et culturels, qu’elles regrettent de ne pas trouver dans les ouvrages parus avant le leur sur le sujet. Le volume n’entend donc pas poursuivre le débat politique, mais davantage combler des lacunes historiographiques et donner à voir le Kaiserreich dans sa complexité, « entre lumière et ombre » (Zwischen Licht und Schatten).

1Dans un premier temps de leur introduction, B. Aschmann et M. Wienfort reviennent sur les controverses qui ont animé le cent-cinquantenaire de l’Empire. Elles passent en revue, d’une part, les discours officiels, notamment celui du président fédéral, Frank-Walter Steinmeier, et d’autre part les débats entre Eckart Conze (Schatten des Kaiserreichs: Die Reichsgründung von 1871 und ihr schwieriges Erbes, München : DTV, 2020) et Hedwig Richter autour de la question centrale de la place du national-socialisme dans l’histoire allemande et de la continuité (ou non) entre l’empire et le national-socialisme. Dans un deuxième temps, l’introduction revient avec clarté sur l’image du Kaiserreich en Allemagne depuis 1945 et sur la question épineuse du Sonderweg (chemin particulier allemand). S’il y a bien un image positive de l’Empire dans les années 1950 qui se joue sur le mode du regret d’un État-nation désormais perdu, alors que les historiens sont majoritairement conservateurs, d’autres comme Hans-Ulrich Wehler et Jürgen Kocka remettent en cause ce modèle en insistant sur les tendances qui ont mené de 1871 à 1933 (déficits de l’ordre politique et social, absence de responsabilité gouvernementale devant le parlement, minorisation d’un certain nombre de groupes tels que les juifs et les catholiques), soulignant un écart de l’Allemagne par rapport au chemin ouest-européen vers la modernisation et le progrès, au profit d’un cadre autoritaire, aristocratique et militariste, accepté par une bourgeoisie allemande, incapable de toute révolution. Après une remise en cause par la recherche anglophone (Geoff Eley et David Blackbourn notamment), suit une période de désintérêt à la fin du XX^e siècle : changement méthodologique suite au cultural turn, ouverture de nouvelles archives à l’Est, bourgeoisie surinvestie par l’historiographie, intérêt croissant pour le local, ou à l’inverse le global. Le débat sur le Sonderweg est néanmoins réactivé par les recherches en histoire coloniale dans les années 2000, ainsi que par la quête d’une identité allemande post-réunification. Les débats du centenaire de la Première Guerre mondiale, avec entre autres Christopher Clark et ses Somnanbules (Christopher Clark, The Sleepwalkers. How Europe Went to War in 1914, London : Westminster, 2012), ont mis en évidence le manque d’élément explicatif central pour le national-socialisme, révélateur au final des positionnements politiques des historiennes et historiens. Il n’est donc pas étonnant que B. Aschmann et M. Wienfort concluent leur tour d’horizon de la recherche en disant qu’« il va presque de soi que de tels liens entre l’histoire et la politique suscitent des divergences d’opinion. Dans ce sens, les controverses actuelles sur l’Empire sont également marquées par ces formes de conclusions politiques » (p. 16 : « Es erklärt sich beinahe von selbst, dass derartige Verknüpfungen von Geschichte und Politik Meinungsverschiedenheiten auslösen. Insofern sind die aktuellen Kontroversen über das Kaiserreich auch durch diese Formen politischer Schlussfolgerungen geprägt »). Ceci se comprend en miroir de leur autre constat, selon lequel « les différents positionnements vis-à-vis de l’Empire reposaient parfois moins sur un regard sur le passé que sur des postulats divergents sur le présent et l’avenir » (p. 9 : So lag den verschiedenen Positionierungen gegenüber dem Kaiserreich zuweilen weniger ein Blick auf die Vergangenheit als vielmehr divergierende Annahmen über Gegenwart und Zukunft zugrunde »).

2L’introduction se termine, après un résumé des différentes contributions, par une sorte de bilan : l’Empire allemand n’est ni totalement ombre, ni totalement lumière, mais plutôt une infinité de nuances de gris, les ambivalences et les contradictions faisant partie des spécificités du Kaiserreich. Cet appel à la nuance, dont on se demande s’il n’est pas un retour à l’historisme d’un Ranke, évoque immédiatement celui de Thomas Nipperdey en 1992, dans le deuxième volume de son histoire allemande entre 1866 et 1918, qui affirme que « les couleurs fondamentales de l’histoire ne sont pas le noir et blanc, son modèle le contraste d’un plateau d’échec ; la couleur fondamentale de l’histoire est le gris, en d’infinies nuances » (Thomas Nipperdey, Deutsche Geschichte 1866-1918. Vol. 2 : Machtstaat vor der Demokratie, München : C.H. Beck, 1992, p. 905. « Die Grundfarben der Geschichte sind nicht Schwarz und Weiß, ihr Grundmuster nicht der Kontrast eines Schachbretts ; die Grundfarbe der Geschichte ist grau, in unendlichen Schattierungen »). Les deux directrices d’ouvrage concluent enfin sur l’intérêt des comparaisons européennes pour souligner les spécificités nationales, prônant un regard multiple sur l’Empire, avec une contribution plus importante de l’histoire du genre et de l’histoire coloniale. C’est ainsi qu’il faut comprendre le choix des contributions, dans l’ensemble opposées aux grands récits et à des jugements en noir et blanc – ou plutôt en ombre et lumière. Il est simplement dommage que l’introduction, finalement assez équilibrée, se termine sur des remarques largement dispensables sur les manifestations à Berlin contre l’invasion russe de l’Ukraine. Outre une interrogation ouverte (qui a fort mal vieilli) autour des conséquences de la guerre en Ukraine sur les changements de sujets au sein de la discipline historique, on regrettera les remarques maladroites et quelque peu condescendantes sur la « jeune population » de Berlin pour qui le monument de la Siegesäule (Colonne de la victoire) est davantage un symbole de la Love Parade que du militarisme, ignorant qui est Moltke tout en visant et souillant la statue de Bismarck (p. 27).

3Puisqu’il n’est pas possible dans le cadre de ce compte rendu de revenir en détail sur les 14 contributions de l’ouvrage, on se contentera de souligner diverses tendances qui parcourent l’ouvrage. On retrouve ainsi, premièrement, des chapitres qui adoptent une position critique face à des topoi bien établis de la recherche. C’est le cas de la contribution de Frank Becker sur la place du militarisme dans l’Empire, de Heinz-Gerhard Haupt sur la violence dans le processus de fondation de l’État (dans une perspective comparée avec la France et l’Italie), ou encore celle de Christoph Nonn sur l’antisémitisme de la société allemande. Une autre tendance est, ensuite, celle qui vise à montrer l’ambivalence qui traverse le Kaiserreich. C’est le cas de la contribution de Robert Gerwarth sur la figure de Bismarck, d’Ulrike Lindner sur les colonies et leurs effets retours en métropole, de Hedwig Richter sur les phénomènes d’inclusion et d’exclusion durant une période internationale de réformes autour de 1900, celle de Monika Wienfort sur les questions des rapports entre les genres et la participation des femmes à la politique, et enfin de Birgit Aschmann sur le rapport ambivalent à la nature sous le Kaiserreich. Un troisième type de contribution est, en outre, celui des synthèses très fouillées sur des questions qui ont beaucoup occupé l’historiographie ces dernières décennies – et qui seront sans doute les plus utiles pour les étudiant/es et enseignant/es. Ce sont les chapitres de Sandrine Kott et Wilfried Rudloff sur l’État social allemand, de Werner Plumpe sur l’économie et la société du Kaiserreich à l’époque wilhelminienne, et enfin celle de Thomas Mergel sur l’urbanisation et l’urbanité. Le dernier type de chapitre, enfin, penche tendanciellement plutôt du côté de l’ombre : c’est le cas de Frank-Lorenz Müller sur les tentatives des Hohenzollern de contrôler leur image publique, de Wilfried Nippel sur l’école borussienne et les débats entre professeurs d’histoire berlinois et enfin de Christina Morina sur la place du Kaiserreich comme lieu de mémoire allemand et les manières politiques de parler de l’Empire aujourd’hui, y compris chez les historiens médiatiques.

4Cet ouvrage a le mérite de proposer dans l’ensemble une synthèse en mosaïque, fort utile et intéressante, sur l’histoire de l’Empire allemand, avec quelques contributions originales et bien écrites, à défaut de réellement revenir en détail sur les controverses actuelles autour du Kaiserreich (exception faite de l’introduction et du chapitre de C. Morina). Les articles les mieux réussis sont toutefois ceux qui s’occupent peut-être le moins des débats actuels pour offrir une synthèse sur des éléments de l’histoire de l’Empire allemand et/ou qui tentent de revenir par les sources sur des affirmations toujours réassénées comme des vérités mais rarement démontrées de manière crédible. La lecture de cet ouvrage est donc tout à fait indiquée pour qui s’intéresse à l’histoire sociale et culturelle de l’Empire allemand.