1La memoria constitue l’un des objets les plus remarquables de la recherche allemande actuelle. Si les premiers travaux, effectués à Fribourg-en-Brisgau sous l’impulsion de Karl Schmid, remontent à la fin des années 1970, ils se sont notablement épanouis au cours des années 1980, comme en témoignent notamment les deux colloques organisés par K. Schmid et Joachim Wollasch à Munich en 1980 et à Fribourg en 1985, les rapports d’activité en ce sens parus dans la revue Frühmittelalterliche Studien et les diverses publications qui composent l’ensemble »Societas et Fraternitas« (lancé en 1975 et dépassant aujourd’hui 30 titres). Les années 1990 ne semblent pas devoir amener un fléchissement: en mai 1991 s’est ainsi constitué à Duisburg le groupe de travail »Memoria«, composé notamment de G. Althoff (Gießen), M. Borgolte (Humboldt Berlin), E. Freise (Mannheim), D. Geuenich (Duisburg), O.G. Oexle (MPIG Göttingen), D. Poeck et J. Wollasch (Münster) ainsi que K. Schmid jusqu’à sa mort au début de cette année. Deux colloques notables ont d’autre part été organisés autour de ce thème, à Duisburg en mai 1991 (actes édités dans le volume de 1994 ici recensé) et à Göttingen en sept.-octobre 1993 (Memoria als Kultur: voir BullMHFA, 26/27, 1993, pp.151-153), et d’autres sont projetés. On ne s’étonnera donc pas de voir graviter les trois ouvrages ici recensés autour du groupe »Memoria« constitué à Duisburg, tout en représentant des directions de recherche qui élargissent l’horizon de l’étude de la memoria.

2L’ouvrage de C.S. n’a pas à proprement parler été réalisé dans cette orbite (il s’agit à l’origine d’une thèse d’histoire de l’art réalisée à Munich et dirigée par Hans Belting), mais sa publication dans la collection du Max-Planck-Institut für Geschichte dit bien son rattachement à la problématique de la memoria dont Göttingen, Münster et Fribourg sont les trois pôles principaux. Il s’agit d’une étude des objectifs, fonctions et significations d’images de fondateurs (notamment de monastères et autres établissements ecclésiastiques: il s’agit moins d’étudier les images des bienfaiteurs que celles de ceux qui ont fondé un lieu de culte) réalisées à travers l’Empire entre 1100 et 1350. Trois genres iconographiques ont été principalement retenus: les images peintes ou dessinées dans les livres de tradition, les statues funéraires et les groupes (peints, gravés ou sculptés) de fondateurs et bienfaiteurs. Les choix formels (orientés vers l’identification aisée des personnages) apparaissent déterminés par la dimension mémorielle: il s’agit de rappeler une personne précise, à la fois objet de prière et légitimation de l’existence et de la forme de la fondation (aspect juridique particulièrement visible dans le cas des sceaux de monastères représentant un fondateur), éventuellement aussi (dans le cas des abbayes royales) modèle projeté devant le souverain afin qu’il s’en inspire. On observe que la chronologie globale de la mise en image des fondateurs (reprise au XIIe s., après une interruption depuis la période carolingienne) correspond aussi à celle de l’historiographie monastique, deux phénomènes qui renvoient au développement de la conscience (et du discours) communautaire chez les moines et autres clercs. L’étude de C.S. montre cependant aussi que la représentation du fondateur est toujours en même temps une projection de la communauté ecclésiastique elle-même (couvent, etc.) et que, mobilisant des moyens importants à l’échelle de la société médiévale, elle procède d’une nécessité accrue d’affirmation dont la logique est en règle générale déterminée par le contexte historique immédiat (»situation de crise«), informe le programme iconographique et induit ainsi la chronologie de détail. Cet ouvrage contribue ainsi à ouvrir davantage le champ de l’image à l’étude de la memoria (direction ouverte notamment par O.G. Oexle au colloque de Münster en 1980), originellement et encore majoritairement étudiée à partir de l’écrit.

3L’ouvrage de H.K. sur la pratique mémorielle du fameux chancelier bourguignon Nicolas Rolin, publication d’une thèse de l’université de Münster dirigée par J. Wollasch, intègre également l’image. Mais contrairement aux remémorations de fondateurs étudiées par C.S., c’est l’individu lui-même qui se préoccupe de sa mémoire, et non pas la communauté bénéficiaire. Ceci et l’importance des fondations du chancelier (entre autres l’Hôtel-Dieu de Beaune, la collégiale d’Autun, le retable de la Vierge peint par Van Eyck, celui du Jugement Dernier de Rogier van der Weyden, etc.) font de celui-ci un remarquable objet d’étude de la memoria, concernant qui plus est une période et un espace encore peu touchés par les travaux sur ce thème. A travers ces fondations, on voit ainsi un homme se soucier tout à la fois de prouver avec faste son rang chevaleresque (il est d’origine bourgeoise) et sa piété (classique au demeurant: penchant marial et peur du Jugement Dernier, prédilection pour des saints »familiaux«), son appartenance à l’élite culturelle (par son mécénat et ses choix esthétiques, avec une nette tendance à se faire représenter à la manière du duc) et l’accomplissement zélé de son devoir de Chrétien (une piété en fin de compte plus orientée vers l’exécution des œuvres que vers la foi vécue). Mais l’importance et la variété des fondations devaient aussi contribuer à assurer leur pérennité: ce souci de la permanence d’un certain souvenir de lui-même (et de sa parentèle) s’est en effet accompagné du soin porté aux instruments mêmes de son souvenir, les fondations: il obtient ainsi non seulement l’amortissement ducal systématique (qui soustrait à toute taxe les biens constituant l’assiette d’une rente finançant une fondation et la fait entrer dans la mainmorte ecclésiastique) et des privilèges pontificaux (allant jusqu’à l’exemption de la collégiale d’Autun), mais les accompagne en outre de statuts et mandements destinés à fixer à tout jamais le mode de réalisation du culte mémoriel. Par le succès attendu de sa projection sous les traits d’un laïc fastueux et bienfaiteur, Rolin visait ainsi à un »double souvenir« (souvenir d’un bon Chrétien face à Dieu, souvenir d’un noble remarquable, quasi-princier, face aux hommes). C’est dans cette extension au profane de la memoria liturgique que réside l’intérêt premier de la pratique mémorielle du chancelier.

4L’ouverture du liturgique au social et du haut Moyen Age à la fin du Moyen Age dans l’étude de la memoria est très nettement perceptible dans le volume des actes du colloque de Duisburg. Très significative de cela est la comparaison des deux projets dont la présentation ouvre et ferme le volume: »Societas et Fraternitas« (lancé en 1975 dans la perspective prosopographique qui a présidé au recours initial aux sources mémorielles), présenté par J. WOLLASCH, et »Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne« (lancé à la fin des années 1980 dans une perspective d’histoire sociale, envisageant entre autres la production anthroponymique d’une mémoire lignagère), présenté par M. BOURIN. Significative également l’introduction du texte d’O.G. OEXLE sur la memoria de Henri le Lion, qui pose la »memoria comme phénomène culturel«, et annonce ainsi le colloque de Göttingen de 1993 (»La memoria comme culture« – »culture« ne devant pas être conçue sous l’aspect d’un objet passif, produit, objet de considérations culturalistes, mais comme une dimension active et productrice de social). A côté des sources liturgiques (J. WOLLASCH, U. LUDWIG sur le monastère de Novalese, F. NEISKE sur la commémoration de la mort de Simon de Montfort, Thibaut IV de Champagne, Louis VII et Louis IX de France), on voit aussi intervenir l’historiographie (G. ALTHOFF pour la période ottonienne, D. POECK pour la fin du Moyen Age hanséatique), la correspondance d’Héloïse et Abélard (K. SCHMID, à qui le volume est offert), les sources figurées (O.G. OEXLE sur les supports mémoriels de Henri le Lion et des Welfs), les indulgences pontificales (F. NEISKE), les statuts des guildes anglaises de la fin du Moyen Age (J. GERCHOW) et les testaments londoniens de la même époque (F. REXROTH), les anthroponymes (M. BOURIN). La production de textes et objets mémoriels apparaît ainsi constamment et indissolublement à la croisée d’exigences de type religieux (assurer son Salut) et d’exigences socialement déterminées: la mise par écrit en »période de crise« (G. ALTHOFF, D. POECK; cette Verschriftlichung doit être mise en parallèle avec la »mise en image« signalée par C.S.), la pression des dominants (le roi: J. GERCHOW; le Pape: F. NEISKE; le seigneur: M. BOURIN), l’affirmation/légitimation du pouvoir (O.G. OEXLE, D. POECK), l’insersion de la pratique des fondations dans un réseau de normes et de logiques sociales (M. BORGOLTE, F. REXROTH). La memoria apparaît ainsi comme »un véritable phénomène social ›total‹, dans lequel religion, politique, économie, art, représentation s’interpénètrent et s’éclairent mutuellement« (O.G. OEXLE).

5Si les sources mémorielles (nécrologes, obituaires, etc.) étaient apparues comme un bon moyen d’appréhender l’existence de groupes sociaux dans un haut Moyen Age pauvre en sources à la suite de quoi s’est développée tout une réflexion sur la fonction »socialisante« (gemeinschaftstiftend) de la memoria (voir notamment les travaux d’O.G. Oexle sur la présence simultanée des morts et des vivants de la communauté lors des actes de commémoration), on voit à travers ces trois ouvrages combien la perspective de recherche tend actuellement à se déplacer sur la memoria elle-même, conçue comme un »acte social total« susceptible d’éclairer les fondements du lien social médiéval. A cela, on pourra aussi ajouter l’article »Memoria, Memorialüberlieferung« du Lexikon des Mittelalters, VI, München/Zürich, 1993, col. 510-513, dû à O.G. OEXLE.

6Joseph MORSEL