1S’il reste, en l’état actuel des recherches, difficile de compter « la foule innombrable » des départs en croisade, et en particulier le nombre des participants à la première d’entre elles, « aussi nombreux que les grains de sable ou les étoiles du ciel », comme les a décrits Anne Comnène, 400 000, 300 000 ou 100 000, au siège de Nicée selon les chroniqueurs, 100 000 à Antioche, pour n’être que 12 000 devant Jérusalem, mêlant femmes, enfants, malades, pauvres, et guère plus de 1200 ou 1300 chevaliers (ou combattants, milites) selon Raymond d’Aguilers, du moins s’accorde-t-on sans conteste à observer l’amenuisement drastique des effectifs à leur arrivée. Et tragique, car hormis les défections, les prisonniers, les garnisons laissées tout au long du chemin, cette diminution, évaluée aux quatre cinquièmes des contingents initiaux, apparaît moins due aux pertes durant les combats qu’à la faim, à la soif, à l’épuisement et aux épidémies, qui ont ponctué le parcours. Cet impressionnant phénomène de masse justifiait donc qu’on analyse plus précisément ces « fléaux des croisades », les « maladies et les soins des pèlerinages armés en Terre sainte », suivant le titre même de cette étude. Nous avions nous-mêmes pu faire part en 2002, lors des rencontres de La Reichenau, d’une première approche du milieu médical et épidémiologique particulier au Proche-Orient médiéval (F.-O. Touati, « La Terre sainte : un laboratoire hospitalier au Moyen Âge ? » in : N. Bulst et K.-H. Spiess (dir.), Sozialgeschichte mittelaterlicher Hospitäler, Ostfildern : Thorbecke, 2007, p. 169-211). L’intérêt de cette étude nouvelle est de considérer les pathologies dans la dimension spécifique d’un déplacement de grande envergure : non pas celle d’une population plus ou moins statique et géographiquement répartie, mais celle des conditions d’une troupe en mouvement, aux étapes d’installation précaire. L’éclairage – un peu négligé jusque-là – conduit donc à revenir sur la culture et la conscience sanitaire militaire : celle de l’hygiène des camps et de son arrière-plan auxquels est consacré le premier chapitre. Après les classiques, Varron, Végèce, Vitruve, sont ainsi convoqués Arnaud de Villeneuve, même si son Regimen almarie datant de 1310 est légèrement postérieur à l’époque, ainsi qu’Adam de Crémone et son Régime du voyageur et du pèlerin, destiné à Frédéric II, mais dont la récente remise en cause d’attribution (M. Nicoud) est ici ignorée. Il est un fait, trivial, sur lequel insiste l’auteur : le niveau de pollution bactériologique entrainé par cette masse concentrée (10 000 personnes produisent entre 8 et 10 tonnes d’excréments par jour !) accru par la proximité des animaux qui la suivent, sans compter celle des cadavres et des carcasses. Le milieu, hautement pathogène, entraîne donc autant une forte pression sur l’attente d’une réponse médicale, voire une « impulsion sur son développement » (objet du 2e chapitre) qu’il crée des conditions épidémiologiques optimales (3e chapitre) au surgissement rémanent de flambées épidémiques (4e chapitre) : les précautions (du moins théoriquement énoncées) envers l’eau, les aliments, le cantonnement des bêtes et des déjections, l’usage de fébrifuges tels que l’ache ou la coriandre, l’accompagnement de médecins et de chirurgiens dont on critique sans doute à tort l’inefficience face aux savoirs d’Orient, n’empêchent pas la rencontre de formes tuberculoïdes (scrofules), la malaria et ses accès récurrents, ni les ravages de la dysenterie, de la typhoïde ou du typhus comme à Antioche en 1098 ou à Jaffa en 1192, les intoxications alimentaires subites et graves (colites et entérites hémorragiques, urémie aigüe) dont l’emprise est d’autant plus sensible sur des états anémiés. L’étude, de présentation un peu désordonnée, reste à parfaire. Les éditions de sources, partant quasi exclusivement du Recueil des historiens des croisades (1841-1906), sont parfois datées (Foucher de Chartres, Pierre Tudebod, entre autres, le récit anonyme de la Première Croisade se cache peut-être derrière la mention des Gesta Francorum ?), les ouvrages et articles français de référence échappent – ce n’est hélas plus une surprise, Marc Bloch le dénonçait déjà chez Kantorowicz ! –, et il est surtout incompréhensible que la documentation des actes de la pratique soit laissée de côté (malgré le précieux et déjà très ancien catalogue du corpus offert par Reinhold Röhricht en 1893, réédité en 1967). Plutôt que de se perdre dans le diagnostic rétrospectif des causes de mortalité de quelques figures de premier plan (aléatoirement choisies et sans rapport direct avec le centre du sujet), de sacrifier à un aperçu superficiel sur l’hôpital Saint-Jean (mal placé dans le plan d’ouvrage) ou de fournir quelques tableaux qui ne renvoient à aucune source précise, un examen attentif à la chronologie et un recensement plus exhaustif de chaque épisode morbide collectif en Terre sainte eussent été bienvenus. Mais on est là, il est vrai, sur la voie !

2François-Olivier Touati (université François-Rabelais, Tours /

3équipe CNRS « Monde arabe et Méditerranée »)