1Depuis la « Révolution pacifique » de 1989-1990 et l’ouverture des archives de l’ancienne police politique est-allemande, la Stasi, cette institution de répression et de surveillance de la société en RDA, est à la fois un lieu de mémoire et un objet d’études historiques. Dans les champs politique et médiatique, elle est réduite à la figure d’un monstre orwellien et à ses fonctions d’instrument bureaucratique de terreur au service du parti au pouvoir, le SED.

2Parmi les 7 000 ouvrages actuellement référencés sur ce sujet, beaucoup de travaux abordent la Stasi comme un objet d’histoire politique ou dans une perspective « anatomique » comme un ensemble d’unités institutionnelles dont il s’agit, à l’aide des directives et des discours, de décrire les fonctions de répression et de contrôle. Bien souvent, ce type de publications solidement documentée renvoie l’image d’une police politique qui a réussi de manière conspirative à pénétrer et à surveiller même de manière inégale tous les secteurs de la société est-allemande.

3Depuis une quinzaine d’années, dans le prolongement d’une histoire sociale du politique en RDA très fructueuse incarnée par Thomas Lindenberger en Allemagne ou Sandrine Kott en France, des historiens allemands comme Jens Gieseke ou Renate Hürtgen plaident pour une histoire socio-culturelle des interactions entre la Stasi et la société au niveau micro. Si les liens entre la Stasi et le SED sont bien connus et analysés, la place de la police politique est-allemande au sein de la société l’est beaucoup moins.

4Historien spécialiste de l’histoire de l’opposition et de la résistance en RDA au sein de l’administration en charge de la gestion et du traitement des archives de la Stasi (la BStU, actuellement dirigée par l’ancien opposant est-allemand Roland Jahn), Ilko-Sascha Kowalczuk s’inscrit dans ce sillon avec ce livre qui peut être lu à la fois comme un manifeste méthodologique et comme un futur programme de recherche. La dimension de plaidoyer s’exprime dans le titre même de l’ouvrage : Stasi Konkret.

5Dès l’introduction, il souligne que son objectif est de fournir « le récit le plus détaillé et le plus évocateur possible de la manière dont était effectué le travail concret de la police secrète » (p. 14). De fait, ce livre entend incarner et initier un changement de paradigme à l’échelle de la recherche sur la Stasi : il faut considérer cette dernière comme faisant part de la société (et non plus comme une structure panoptique au dessus des individus) et mesurer les effets qu’elle produit sur cette dernière.

6Malheureusement, la prometteuse introduction qui souligne la nécessité d’une histoire différenciée de l’institution policière est-allemande a bien du mal à dépasser le stade des intentions heuristiques. Elle « accouche d’une souris » dans la mesure où le livre s’attache pour l’essentiel à retracer d’une part l’histoire déjà bien connue de la Stasi comme institution de répression et de surveillance et d’autre part à analyser les rapports déjà bien étudiés entre la Stasi et l’opposition en RDA à partir de cas exemplaires du début des années 1950 à sa dissolution en 1990 (comme Karl Hamman, le leader du parti libéral en RDA au début des années 1950).

7Le premier chapitre est consacré à des faits déjà bien connus, à savoir la genèse de la Stasi, qui à l’instar des autres polices politiques communistes d’Europe centrale et orientale, a été créée par des agents soviétiques du NKVD. L’auteur s’attache ensuite dans le chapitre 2 à une prosopographie détaillée de la première génération de tchékistes est-allemands et à souligner la césure centrale du 17 juin 1953 – qui fut une faillite des services de sécurité est-allemands – dans l’histoire et la mémoire de l’institution.

8Il faut véritablement attendre la page 185 pour voir en œuvre les promesses contenues dans l’introduction. Dans le chapitre 3 dédié aux agents officiels et officieux de la Stasi, Kowalczuk s’attache à déconstruire la catégorie de collaborateur officieux (la fameuse figure de l’ « IM ») qui doit être très précisément différenciée. Il en vient à contester le chiffre qu’on a longtemps tenu pour plausible de 189 000 IM. Selon lui, il faudrait relativiser la taille de cette « armée d’espions du quotidien » à 109 000. Cette position révisionniste s’appuie sur toute une série de remarques pertinentes sur la fragilité des catégories et des statistiques de l’institution policière est-allemande et sur la nécessité de travailler davantage sur les pratiques concrètes de délation.

9Au regard de l’introduction et du plaidoyer pour penser la Stasi comme faisant partie de la société est-allemande, le lecteur ne peut que déplorer le fossé entre les intentions affichées et les résultats empiriques. Au final, si le début du livre, par sa dimension programmatique peut convaincre, l’auteur a du mal à emporter l’adhésion du lecteur par la suite. Vouloir faire l’histoire socio-culturelle de la Stasi à partir de l’étude des opposants est-allemands qui constituent de fait une petite minorité au sein de la société renvoie davantage à une approche classique d’histoire politique de la RDA. « C’est au sommet de la montagne que commence l’ascension » avait écrit un jour le poète libanais Khalil Gibran. Sur la base du livre de Kowalczuk, il faut donc désormais faire de ce changement de paradigme annoncé une réalité concrète.

Vous trouvez la table des matières ici : http://d-nb.info/​1020203714/​04.