• 1 Gérard Lenclud, « L’Ethnologie et le paysage. Questions sans réponses », dans Claudie Voisenat (dir (...)
• 2 Ibid., p.14.

1Défini par l’ethnologue Gérard Lenclud, le paysage est « un donné tel qu’il est perçu, un fragment du monde sensible tel qu’il est pourvu de personnalité par une conscience1 ». Il s’agit à la fois d’une réalité objective, préexistante au regard, et d’une réalité subjective, un paysage ne se définissant qu’au travers d’une perception ou, pour le dire autrement, d’un point de vue particulier. Le cadrage représente la condition sine qua non de la reconnaissance du paysage. Il s’agit d’ « un lieu, mais un lieu isolé par le regard ; un site, mais un site contemplé ; un espace, mais un espace cadré2 ».

• 3 L’œil humain, comme le rappelle Jacques Rougerie, « n’est pas conçu pour une vision sous-marine. Il (...)
• 4 Christian C. Emig, « Point de vue d’océanographe : peut-on parler de paysage sous-marin ? », dans J (...)

2Irrémédiablement médiatisées, cernées par l’intermédiaire d’un écran transparent, celui de la caméra ou plus simplement du masque enserrant le regard du plongeur3, les ères sous-marines apparaissent donc a priori sous la forme de paysages. Largement répandue depuis la seconde moitié du xix^e siècle, l’expression de « paysage subaquatique » fait cependant l’objet de débats au sein de la communauté scientifique. Selon certains océanographes français, cette « formule d’appel touristico-commerciale4 » serait même un véritable contresens.

• 5 Anne Cauquelin, L’Invention du paysage, Paris, PUF, 2000, p.68.

3Nombreux sont les auteurs, géographes, ethnologues et philosophes, à avoir pourtant démontré la dimension proprement culturelle et historique du paysage. En Europe, d’après Anne Cauquelin, le paysage « objectif » ne peut tout simplement être appréhendé qu’à travers le schème visuel du tableau-fenêtre hérité d’Alberti. Face au monde, « nous voyons des perspectives, nous voyons des tableaux, nous ne voyons ni ne pouvons voir autrement que selon les règles artificielles mises en place à ce moment précis, où, avec la perspective, naît la question de la peinture et celle du paysage5 ». À ce processus d’identification, pour lequel le spectateur glisse dans sa perception le modèle du paysage-tableau s’additionne ce que Lenclud qualifie de « jugement de conformité ».

• 6 Alain Roger, Court Traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997, p.22.
• 7 Si le milieu sous-marin est aujourd’hui mieux étudié et mieux connu des savants que l’eau douce, ce (...)
• 8 Olivier Musard, Jérôme Fournier et Jean-Pierre Marchand, « Le Proche Espace sous-marin : essai sur (...)

4Toute étendue d’espace est évaluée ou « paysagée », c’est-à-dire reconnue et appréciée comme paysage à l’aune d’une liste de propriétés prototypiques, des « modèles latents, invétérés et donc insoupçonnés : picturaux, littéraires, cinématographiques, télévisuels, publicitaires, etc.6 ». Or, dans le cas des paysages sous-marins, quels sont ces modèles ? Selon Olivier Musard, il est inopportun d’envisager et de baser une réflexion sur le paysage subaquatique7 comme « une simple transposition, adaptation ou application du terrestre vers le sous-marin8 ». Quel est dans ce cas le schème originel, fondateur, pour reconnaître le monde subaquatique comme paysage ? Quels sont les critères, les prototypes mentaux qui définissent un beau paysage sous-marin ? Peut-on seulement parler de paysage sous-marin ? Les caractéristiques même de l’environnement aquatique permettent d’en douter.

• 9 Laurent Ballesta, entretien avec Fabienne Chauvière, dans Les Savanturiers, émission radio, 50’00’’(...)

5Si l’eau pure est incolore, sa capacité d’absorption de la lumière est telle que, en milieu subaquatique, la visibilité est vite limitée. À seulement sept mètres sous la surface, le rouge disparaît, rapidement suivi du jaune aux alentours de vingt mètres de profondeur. Ne demeurent alors plus que le vert et finalement le bleu dont les longueurs d’onde ne franchissent pas la barre des deux cent mètres. Malgré une luminosité diminuée, le monde sous-marin peut encore offrir une bonne visibilité à plusieurs dizaines de mètres sous la surface. Lorsqu’il évoque son expérience de plongée à plus de cent mètres de fond dans la baie de Sodwana, en Afrique de Sud, Laurent Ballesta évoque ainsi « des canyons gigantesques qu’on a du mal à embrasser d’un seul regard […] On peut tout-à-coup embrasser de gigantesques paysages sans forcément éclairer. C’est la première fois que je voyais les montagnes, les canyons sous-marins9 ».

• 10 Craig Phillips, The Captive Sea, Philadelphie, Chilton books, 1964, p.8.

6Comme ces propos le laissent supposer, ces conditions de plongée restent néanmoins exceptionnelles. Non seulement l’épaisseur de la zone photique varie selon les latitudes et les caractéristiques géographiques, mais l’eau est le plus souvent rendue trouble par le courant, les vagues, la météo, la nature du substrat ou une quelconque pollution. Si les fonds marins, au large, paraissent bleus par l’absorption de la lumière, l’eau en proche bordure littorale prend le plus souvent un aspect vert, voire marron, en raison, comme le note le biologiste Craig Phillips, « de certains pigments produits par des organismes microscopiques qui abondent dans les eaux côtières peu profondes […] et des matières en suspension10 ».

• 11 Jean-Pierre Pinot, « Géographie des littoraux en France : évolution d’une discipline », dans Nacima(...)
• 12 O. Musard, J. Fournier et J.-P. Marchand, « Le Proche Espace sous-marin : essai sur la notion de pa (...)

7La visibilité réduite qu’entraîne ce genre d’environnement conduit certains géographes français à nier catégoriquement la possibilité d’une observation directe et étendue du monde subaquatique. Selon eux, sous l’eau, « il n’y a pas de paysage fourni par la nature, il n’y a que le paysage reconstitué par l’analyse cartographique11 » rendue possible par les relevés bathymétriques, sondes, sonar, etc. Cette vision radicale du paysage, réduit ici à sa topographie, doit bien sûr être modérée. Le refus de la notion de « paysage subaquatique » par les savants s’explique d’abord par leur volonté d’objectivité, réduisant le paysage à sa « réalité effective » telle que définie par Gérard Lenclud, et, surtout, le désir de se distinguer de la vulgarisation scientifique. Cette dernière, à l’instar des clichés de Louis Boutan marqués par l’école de Barbizon ou des visions sous-marines que Jules Verne prête à ses héros dans Vingt mille lieues sous les mers, recourt en effet à « une sensibilité et des référents culturels trop prononcés12 ».

• 13 Voir Ernst Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen, Berlin, G. Reimer, 1866.
• 14 Voir Karl August Möbius, Die Auster und die Austernwirtschafts, Berlin, verlag Von Wiegandt, Hempel (...)
• 15 Voir Arthur George Tansley, « The Use and Abuse of Vegetational Concepts and Terms », Ecology, n°16 (...)
• 16 Charles-François Boudouresque (dir.), Livre Rouge « Gérard Vuignier » des végétaux, peuplements et (...)
• 17 Voir O. Musard, J. Fournier et J.-P. Marchand, « Le Proche Espace sous-marin : essai sur la notion (...)
• 18 Ibid., p.181.

8Préférant pendant plus d’un siècle les concepts d’ » oekologie »13, de « biocénose »14 puis d’ » écosystème »15, ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du xx^e siècle que les savants recourent à l’expression de « paysage sous-marin » pour rendre compte des dégradations environnementales. En 1990, une première définition est avancée : le paysage subaquatique désignerait un « aspect particulier d’un peuplement ou d’un ensemble de peuplements [animaux et végétaux] susceptibles d’être perçus comme tels par un observateur non spécialiste à petite et moyenne échelle16 ». Si à cela doit s’ajouter l’étude du substrat qui conditionne directement la nature des écosystèmes, un paysage, selon Olivier Musard, ne pouvant pas se concevoir sans l’existence d’un sol17, cette première définition proscrit encore l’observation directe d’une vaste étendue du monde sous-marin. Sauf conditions de visibilité exceptionnelles, seule une reconstitution globale à partir d’investigations indirectes, par méthodes acoustiques par exemple, et directes, par plongeurs ou robots télécommandés, permet d’appréhender dans son ensemble un paysage sous-marin, cette « mosaïque identifiable de biotopes organisés spatialement et de ses biocénoses associées18 ».

• 19 Propos de Philippe Cann, Brest, février 2010, dans Typhaine Cann, L’Invention du paysage culturel s (...)
• 20 Voir Anne Cauquelin, Petit Traité du jardin ordinaire, Paris, Payot & Rivages, 2003, p.9.

9La découverte des ères subaquatiques appelle donc avant tout une observation du proche, du « perspect ». La pratique des océanographes et biologistes marins se rapproche en cela étroitement de celle du plongeur amateur. Faute de pouvoir toujours embrasser du regard un vaste morceau de la nature sous-marine, ce dernier se plaît en effet à la saisir dans ses détails, parfois infimes. Plus que pour sa forme ou sa situation topographique, une épave ou un rocher retiennent ainsi l’attention pour les écosystèmes qu’ils abritent. En témoigne Philippe Cann, plongeur et technicien à l’Ifremer : « si c’est une épave récente, elle est moins intéressante parce que c’est un peu comme une carcasse de voiture […] Après, une fois qu’elle est colonisée par les animaux ça devient beaucoup plus intéressant, ça devient un spot de plongée même pour la partie vivante qui se fixe dessus19 ». Plus que par des descriptions de grandes masses ou de plans d’ensemble qui, selon Anne Cauquelin, conviennent au paysage20, les compte-rendus de plongées se démarquent surtout par des énumérations de textures, d’organismes ou autres détails perçus de prêts, pour ainsi dire à portée de main de l’observateur (fig.1).

• 22 Ibid.

10En parallèle du paysage sous-marin tel qu’envisagé par les savants, cette description de Cousteau introduit une seconde conception. Une vision du monde sous la surface, ce que le commandant qualifie lui-même de « paysage marin22 », propre au plongeur mais rendue populaire par les films et photographies et qui, bien que pouvant incorporer le lointain, le bleu des fonds aquacoles, privilégie avant tout le fragment, le détail de premier plan (fig.1).

• 23 Louis Boutan, La Photographie sous-marine et les progrès de la photographie, Paris, Schleicher frèr (...)

11Si les caractéristiques du milieu subaquatique encouragent cette observation rapprochée de la nature, ce dont résultent directement des photographies souvent macroscopiques saisissant en détail la faune ou le substrat, et ce depuis les premiers clichés de Louis Boutan où « le paysage semble coupé brusquement à une distance relativement faible23 » (fig.2), il est frappant de constater la grande analogie entre les compositions qu’offrent ces images, telle cette vue sous-marine d’un récif corallien survolé par un groupe de poissons-demoiselles (fig.3), et celles conçues pour et par les aquariums. Un exemple parmi d’autre est celui du bassin central de la Cité de la Mer à Cherbourg, un bac de douze mètres de long reproduisant un platier corallien que permettent d’observer différents écrans au fur et à mesure de la visite. En dépit de la nage des raies et autres poissons dans les hauteurs, c’est sur les premiers plans que se fixe l’œil du spectateur, des agrégats de madrépores factices, de coraux et d’éponges vivantes, recouverts encore de quelques cnidaires (fig.4).

• 25 Voir Robert Warington, « The Aquatic Plant Case, or Parlour Aquarium », dans Arthur Henfrey (dir.), (...)
• 26 Paul Fabre-Domergue, « Photographies d’aquarium », Photo-Gazette, 8e année, n°8, 1898, cité dans L. (...)

13Or, si les savants appliquent les conseils que préconisent les premiers aquariophiles dès le milieu du xix^e siècle en introduisant dans leurs bacs des organismes végétaux, jugés alors essentiels à l’oxygénation de l’eau et donc à la survie des animaux25, ils prennent un soin tout particulier à l’aménagement des cuves qu’ils souhaitent le plus proche possible de l’environnement naturel. En témoignent par exemple les clichés produits sous la direction de Prouho au laboratoire Arago, un écran noir au dos de la cuve intensifiant la blancheur des animaux (fig.5), et plus encore ceux issus du procédé développé par Fabre-Domergue qui, lui, place « un fond de graviers et de roches couvertes d’algues, préalablement bien lavés, sous un filet d’eau [le tout] arrangé, aussi naturellement que possible, de façon à former un petit paysage aquatique en harmonie avec les mœurs des animaux que l’on se propose de photographier26 ». Cette harmonie cependant, de même que cette ambition de réalisme, semble pourtant paradoxale. En 1898, alors que ce célèbre naturaliste fait cette déclaration, et en dépit des toutes récentes innovations de Louis Boutan, les fonds aquatiques restent pour ainsi dire inexplorés. L’aquarium, d’abord dispositif scientifique, n’imite pas la nature : il en précède l’observation.

• 27 Pour le détail de ces expériences, voir Robert Warington, « Observations on the adjustment of the r (...)
• 28 Warington découvre d’abord ce phénomène dans un bac d’eau douce, observant un couple de poissons ro (...)
• 29 Céleste Olalquiaga, Royaume de l'artifice : L'Émergence du kitsch au XIXe siècle, Lyon, Fage, 2008, (...)

14Il est difficile de définir avec exactitude l’apparition de l’aquarium. Plusieurs scientifiques s’en disputent la paternité quand le terme même n’est pas immédiatement adopté. Son invention officielle est néanmoins attribuée au docteur Robert Warington. Étonnamment proches des travaux d’autres savants de l’époque, les résultats de ses expériences sur la photosynthèse et l’échange de gaz entre faune et flore aquatiques sont présentés devant la société royale de Chimie de Londres le 04 juin 185027. Ils aboutissent à l’aquarium tel que nous le connaissons aujourd’hui : un récipient de verre translucide dans lequel peut être maintenue et observée une communauté d’organismes aquatiques stable. Cette stabilité n’est alors obtenue que par une biocénose complète. Seule la présence respective d’animaux et de végétaux aquatiques permet selon Warington de maintenir un équilibre à l’intérieur de la cuve28. Déjà utilisé par quelques chercheurs, l’aquarium est diffusé auprès du grand public par son inventeur même à travers un nouvel équipement domestique : « le coffret Warington » ou « Coffret pour Plantes Aquatiques, ou Aquarium de Salon »29.

• 30 Robert Warington, « The Aquatic Plant Case, or Parlour Aquarium », dans Arthur Henfrey (dir.), The (...)

15Car Warington, à l’instar d’autres aquariophiles de son temps, ne se contente pas d’exposer un procédé naturel. Tout en faisant la promotion de son invention dans les revues savantes, il propose dans des papiers plus populaires de véritables principes de compositions. Comme le montre cette illustration de A. Aglio (fig.6) accompagnant l’un de ses articles, le savant préconise par exemple d’assembler des blocs de tuf ou de gré à l’aide de ciment romain « afin de rendre plus ornemental ce dispositif destiné au séjour […] Émergeant de l’eau, des corniches et des escarpements apparaissent ainsi pour accueillir mousses et fougères, bientôt luxuriantes30 ». Trois ans plus tard, en 1853, le premier aquarium public, la Maison des poissons, ouvre ses portes à Regent’s Park, à Londres (fig.7).

• 31 Stephen Jay Gould, « Se voir face à face, clairement, à travers un verre », dans Les Coquillages de (...)
• 32 Voir Lucien Laubier, Vingt mille vies sous la mer, Paris, Odile Jacob, 1992, pp.32-39.
• 33 Voir par exemple Jean-René Vanney, Le Mystère des abysses. Histoires et découvertes des profondeurs (...)

16Dans un article publié en 1997, « Se voir face à face, clairement, à travers un verre », Stephen Jay Gould insiste rétrospectivement sur le caractère révolutionnaire de cet instrument. Pour la première fois en effet, il est permis aux hommes de découvrir la vie subaquatique « non pas du dessus, à travers des eaux agitées en surface par des rides et, de ce fait, opaques, mais nez-à-nez, et de côté, à travers une paroi de verre transparente et de l'eau claire31 ». Certes, la plongée existe depuis l’antiquité32 et le scaphandre permet déjà d’explorer plus aisément les mondes submergés, mais cette pratique est encore réservée à un petit nombre de professionnels. Sauf exception, telle l’incursion en scaphandre du biologiste Henri Milne Edwards près des côtes de Sicile en 1844, les savants se cantonneront essentiellement jusqu’à la première moitié du XXe siècle à la pêche et à la drague pour appréhender le monde aquatique33. Lui-même à l’origine des aquariums marins de la Maison des Poissons (fig.7), Philip Henry Gosse se moque d’ailleurs ouvertement d’Edwards :

• 35 Comme le rappelle Michel Melot, « la réalité cernée devient image [ou représentation]. Elle échappe (...)

17Pendant près d’un demi-siècle, l’aquarium reste le seul média du monde sous la surface. Il est non seulement le premier et longtemps le seul à le mettre à jour, mais également à le mettre en image. Comment en effet parler autrement des organismes perçus à travers un écran de verre transparent, qui plus est le plus souvent quadrangulaire35 ? La relation présupposée image-modèle entre ce réservoir et le monde sous la surface est nécessairement biaisée. L’aquarium ne copie pas un territoire naturel que son inventeur même méconnaît. Non : il s’agit d’une création artificielle, une expérience de laboratoire où se mêlent presque immédiatement visées scientifiques et soucis esthétiques, et à partir de laquelle est envisagé l’environnement subaquatique effectif. De paradigme, l’aquarium devient le modèle officiel du milieu aquacole, un schème initial à partir duquel le monde sous la surface est semble-t-il encore appréhendé, et ce malgré le développement des prises de vue sous-marines et la démocratisation de la plongée. Les processus relativement récents d’artialisations du proche espace sous-marin, à destination dorénavant des plongeurs amateurs représente peut-être un argument en faveur de cette supposition.

• 36 Sébastien Thorin, Thibault Schvartz et Éric Dutrieux, Élaboration et mise en place d’un indice des (...)

18Afin de réfléchir à la notion de « paysage sous-marin », une étude de 2016 tentait d’établir les caractéristiques des sites subaquatiques en vue de valoriser les ères maritimes. Selon ses auteurs, l’appréciation d’un paysage aquacole dépend de trois paramètres fondamentaux : la nature du relief et du substrat, la présence d’organismes animaux et végétaux, et enfin les traces ou perturbations du milieu liées aux activités humaines. À partir de grilles de cotation basées sur ces trois composantes et renseignées par des plongeurs, l’analyse précise de plusieurs zones du littoral méditerranéen démontre clairement l’engouement pour les sites subaquatiques au relief accidenté, à la faune et à la flore abondantes. Rappelant étonnamment les premiers aquariums marins de La Maison des Poissons de Londres (fig.6), « les grandes cavités visitables (grottes, arches, tunnels, très grands surplombs, cheminées), les canyons, les cirques, les tombants et les pitons côtiers aux rochers pointus36 » sont les plus appréciés des plongeurs.

• 37 Voir A. Roger, Court Traité du paysage, op.cit.
• 38 Voir S. Thorin, T. Schvartz et É. Dutrieux, Élaboration et mise en place d’un indice des paysages s (...)

19Face à ces sites subaquatiques qu’il reconnaissent comme de beaux paysages, les plongeurs opèrent selon Alain Roger une artialisation de visu37. De la même manière que le conçoit Gérard Lenclud, l’œil paysage la nature. L’acte perceptif même, parce qu’il est imprégné de modèles culturels, s’apparente à une intervention artistique et esthétique. Sans opérer directement sur le monde aquatique qui l’environne, le plongeur l’artialise à distance et, à travers son regard, en fait un paysage. Si l’étude de 2016 distingue les différents critères des beaux sites subaquatiques, l’origine et l’identité des modèles culturels initiaux sont tout simplement ignorées. Ce point semble pourtant de première importance dans le cadre de l’aménagement des zones subaquatiques encouragé par cette étude, des artialisations in situ dont le meilleur exemple est peut-être encore celui de l’épave. Parmi les marques anthropiques susceptibles de valoriser un paysage sous-marin, les carcasses de navires occupent en effet une place essentielle aux côtés des « aménagements ponctuels [et] linéaires (digues, enrochement, etc.)38 ».

• 39 Voir Emmanuel Nantet, « L’Épave d’Ulu Burun », Égypte, n°64, 2011, pp.29-40.
• 40 Voir Jean Bergeron, Le Mystère Atlit Yam, Alpha-Zoulou Films, 2012. Son, couleurs, 49’00’’. VOD, Ar (...)
• 41 Voir Franck Goddio et André Bernand, L’Égypte engloutie : Alexandrie, Paris, Tana, 2002.

20L’anthropisation des fonds marins par l’homme, consciemment ou non, n’est pas un phénomène nouveau. Dans la mer, fixée au sol ou flottant entre deux eaux, toute structure immergée peut devenir un support de colonisation végétale et/ou animale. C’est exactement sur ce principe que fonctionnent les récifs artificiels qui, très tôt, servent aux hommes à renouveler les ressources halieutiques. Les premières descriptions écrites de ce type de structures remontent au Japon du xvii^e siècle : il s’agit de bateaux remplis de pierres volontairement coulés près des rivages. En parallèle de ces installations économiques, de multiples vestiges involontaires peuplent depuis longtemps le monde subaquatique. Alors qu’il est impossible de dénombrer la multitude de vaisseaux sombrés depuis les débuts de la navigation, le plus ancien fouillé à ce jour datant du xiv^e siècle avant notre ère39, l’on connaît plusieurs sites engloutis, à l’exemple du village néolithique d’Atlit Yam près d’Israël40 ou des cités de Thônis- Héracléion et de Canope récemment découvertes par Franck Goddio en Égypte41.

• 42 A. Roger, Court Traité du paysage, op.cit., p.38.

21Ces restes qui reposent à présent sur les fonds aquatiques n’appartiennent pas au champ des artialisations in situ, ces « vêtements, ornements et tourments que l’homme impose au “ pays ”42 », c’est-à-dire l’inscription d’un code artistique, consciente et réfléchie dans la substance même de la nature. Qu’elles soient submergées accidentellement ou dans un souci économique, ces structures échappent à la vue qui, pendant des siècles, ne perce pas le voile opaque de la surface des eaux. Si les hommes modifient certaines zones aquatiques depuis au moins l’Âge du bronze par la pêche et diverses pollutions, ce n’est véritablement qu’au xx^e siècle, avec le développement de la plongée et de l’exploration subaquatique, qu’ils prennent conscience du monde sous la surface en l’embrassant du regard.

• 43 Voir par exemple la conférence d’Emily Callahan et d’Amber Jackson, « Transforming Oil Rigs In To T (...)
• 44 Oscar Wilde, Le Déclin du mensonge, dans Œuvres, Paris, Stock, 1977, vol. I, pp.307-308, cité dans (...)

22Certaines installations décriées, à l’instar des plateformes pétrolières, dévoilent alors des avantages écologiques, acquérant de fait une valeur esthétique pour les plongeurs en tant que supports de nouveaux écosystèmes43. Au même titre que « ces admirables brouillards fauves qui se glissent dans nos rues » révélés par les toiles impressionnistes, « ils n’eurent pas d’existence tant que l’art [ici, la photographie et la vidéo sous-marines] ne les eut pas inventés44 ». Sans attendre l’intervention récente d’un artiste ou d’un savant, les épaves appartiennent en revanche depuis longtemps au paysage subaquatique. Elles bénéficient d’une appréciation bien plus ancienne qui, vraisemblablement, précède leur observation de visu.

• 45 Voir par exemple le rapport d’Éric Charbonnel, Denis Ody et Laurence Le Direac’h, « Effet de la com (...)

23Dès les débuts de la plongée en scaphandre autonome, l’épave acquiert une place de choix dans les paysages sous-marins dont témoignent en premier lieu les films et photographies de Jacques-Yves Cousteau. La figure du navire coulé apparaît ainsi dès son second film au titre éloquent, Épaves, réalisé en 1943, et sera régulièrement convoquée dans ses productions cinématographiques et télévisées suivantes. À l’exemple du cargo anglais SS Thistlegorm, coulé en mer Rouge et exploré pour la première fois par l’équipe de la Calypso dans Le Monde du silence, sorti en 1956, les épaves représentent aujourd’hui des sites de plongée si appréciés des plongeurs que des bâtiments désaffectés, plutôt que d’être démantelés, sont sabordés en vue de fournir de nouveaux récifs artificiels. C’est notamment le cas de l’USS Oriskany, un porte-avions américain coulé dans le golfe du Mexique le 17 mai 2006, et de l’USNS General Hoyt S. Vandenberg, sombré le 27 mai 2009 au large de la ville floridienne de Key West, à ce jour les deux plus grands récifs artificiels sur la planète. À l’inverses des épaves nippones remplies de pierres au XVIIe siècle, et alors que de nouvelles structures spécialement conçues assurent désormais le renouvellement de la faune aquacole45, ces épaves volontaires, en tant que supports de colonisation, s’apparentent surtout à des attractions touristiques à destination des plongeurs amateurs.

• 46 Alain Corbin, Le Territoire du vide : l’Occident et le désir du rivage (1750-1840), Paris, Aubier, (...)

24Les films de Jacques-Yves Cousteau ne suffisent pas à expliquer la popularité du navire englouti. Comme le relate Alain Corbin, l’attrait de l’épave remonte à la fin du XVIIIe siècle, lorsque « la génération romantique est obsédée par le naufrage46 », pour s’intensifier davantage tout au long du siècle suivant. À la littérature de catastrophe chère aux Lumières succède alors un véritable engouement pour les récits de naufrages, qu’il s’agisse de romans ou de faits divers relatés avec précision dans les revues spécialisés comme le Shipwreck Mariner ou le Journal des naufrages.

• 47 Voir Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, Paris, (...)
• 48 T. Cann, L’Invention du paysage culturel sous-marin, op.cit., p.42.
• 49 Ibid., p.40.
• 50 Vsevolod Romanovsky, La Mer, Paris, Larousse, 1953, p.21.

25Les épaves subaquatiques qu’apprécient les plongeurs s’éloignent toutefois de ces scènes violentes et terribles, propres au sublime tel que défini par Burke47. Certes, l’identité et la part historique du navire englouti participent de cette fascination. Comme le remarque Hervé Bedri, responsable du patrimoine de la Marine nationale à Brest « l’épave donne accès à un monde mystérieux […] arrêté complètement à un moment donné […] c’est une remontée dans le temps48 ». Il est en revanche abusif de considérer comme il le fait « que le vrai plongeur d’épave […] c’est celui qui est à la recherche d’un pan d’histoire49 ». Le succès des bateaux volontairement transformés en récifs artificiels, loin de représenter des énigmes pour les historiens mais dont « le bois prend le sel dans ses veines et se minéralise [et dont] l’acier se blinde de coquillages, se cuirasse de nacre50 », en atteste bien.

• 51 Voir L. Laubier, Vingt mille vies sous la mer, op.cit., pp.33-39.
• 52 Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Hetzel, 1871, pp.149-150.
• 53 Ibid., p.276.

26L’un des premiers témoignages de l’appréciation esthétique de l’épave sous-marine jusqu’alors exclusivement considérée en termes économiques ou comme signe d’un naufrage51, provient de Jules Verne. Peut-être même s’agit-il de l’» invention » de l’épave telle que l’entend Alain Roger lorsque, dans son roman Vingt mille lieues sous les mers, il évoque « sous les empâtements de coraux, revêtus de fongies, de syphonules, d’alcyons, de cariophyllées, à travers des myriades de poissons charmants, des girelles, des glyphisidons, des pomphérides, des diacopes, des holocentres, […] certains débris que les dragues n’avaient pu arracher, des étriers de fer, des ancres, des canons, des boulets, une garniture de cabestan, une étrave, tous objets provenant des navires naufragés et maintenant tapissés de fleurs vivantes52 » ou, plus loin, des carcasses figurées par Alfonse de Neuville « gisant sur le sol, les unes déjà empâtées par les coraux, les autres revêtues seulement d’une couche de rouille, des ancres, des canons, des boulets, des garnitures de fer, des branches d’hélice, des morceaux de machines, des cylindres brisés, des chaudières défoncées, puis des coques flottant entre deux eaux, celles-ci droites, celles-là renversées53 » (fig.9).

• 54 Voir à ce propos le Guide-Souvenir de l’Aquarium de Paris. Exposition universelle de 1900, Paris, H (...)
• 55 A. Roger, Court Traité du paysage, op.cit., p.38.
• 56 Antonella Pietrogrande, « Le Jardin imaginé », dans Paysage méditerranéen, Milan, Electa, 1992, p.7 (...)

27Derrière ces descriptions innovatrices de l’épave, certainement décisives pour l’appréciation encore actuelle de ces objets sous-marins, réside toutefois une influence longtemps ignorée : celle de l’Aquarium marin de l’Exposition universelle de 1867, célèbre pour ses parois et son plafond de verre plongeant le visiteur dans l’univers d’une grotte sous-marine (fig.10). S’il ne présente pas encore d’épave, cette figure n’atteignant définitivement sa popularité auprès des aquariophiles qu’à partir de 1900 avec l’aquarium des frères Guillaume54 (fig.12), c’est lui qui inspire vraisemblablement à Jules Verne les larges baies vitrées du Nautilus quand les piliers de la salle, par leur aspect tortueux, rappellent les encroûtements d’algues et de madrépores précédemment cités. De la même façon que les bacs imaginés par Gosse (fig.7) ou Warington (fig.6), l’aquarium de Paris de 1867 témoigne d’un goût pour le pittoresque et la rocaille, une fascination que l’on observe encore de nos jours chez de nombreux plongeurs amateurs à l’instar de Philippe Cann ou, avant lui, de Jacques-Yves Cousteau (fig.11). Certaines photographies de la rade de Saint-Pierre, en Martinique, prises par l’équipe de la Calypso, rappellent étonnamment les vues dessinées de l’aquarium de 1867 (fig.11). Comme l’observe Alain Roger : « avant d’inventer des paysages, par la médiation de la peinture ou de la poésie, l’humanité a créé des jardins55 ». Le monde subaquatique n’échappe pas à la règle. En tant qu’ « espace fermé, séparé, intérieur, cultivé par l’homme pour son propre plaisir, loin de tout propos utilitaire immédiat56 », le jardin qu’est l’aquarium précède et informe les paysages subaquatiques.

• 57 P. H. Gosse, The Aquarium, op.cit., p.256.
• 58 Voir Nathaniel Bagshaw Ward, On the Growth of Plants in Closely Glazed Cases, Londres, Van Voorst, (...)

28L’aquarium relève dès son origine du jardinage. Avant même les expérimentations de Warington, le terme est effectivement déjà d’usage chez les botanistes pour désigner des bacs où poussent les plantes aquatiques57. Entre les mains des aquariophiles néanmoins, l’aquarium ne se réduit pas à une jardinière particulière ou à un simple contenant. Renfermant un monde en réduction, clos et autonome, et quelle que soit son échelle, l’invention de Warington s’apparente à un jardin. En ce sens, tant techniquement qu’esthétiquement, elle procède d’un autre instrument breveté en 1837 par Nathaniel Bagshaw Ward et baptisé de son nom : la caisse ou châssis de Ward (fig.13). En 1829, en vue de conserver et d’observer un parfait spécimen de papillon de nuit, ce médecin anglais en dispose quelques cocons sur un fond de vase à l’intérieur d’un bocal fermé ; en quelque jours seulement, il voit apparaître dans le substrat quelques pointes de végétation qui, à sa grande surprise se développent jusqu’à former de l’herbe et des fougères. Sans qu’il ouvre le bocal ou ajoute de l’eau, le liquide initialement présent dans la boue s’avère suffisant pour que les plantes prolifèrent de la sorte pendant près de deux décennies58.

• 59 Henry Noel Humphreys, Ocean Gardens, Londres, Sampson Low, 1857, p.22.
• 60 Voir à ce propos Stephen H.Ward, On Wardian Cases for Plants and their Applications, Londres, Van V (...)

29Contemporaine des innovations de Joseph Paxton, notamment du Crystal Palace auquel certaines caisses de Ward font directement référence, cette forme de serre miniature suscite rapidement un grand engouement, tant dans le milieu scientifique qu’au sein de la bourgeoisie. L’appareil ne permet pas seulement l’importation en Europe de plantes exotiques dont les graines ou les pousses ne survivaient pas aux longs voyages, il représente d’après Henry Noel Humphreys le tout premier vivarium à partir duquel se dessine le projet de maintenir ensemble des formes animales et végétales dans un réceptacle fermé59. Dans les intérieurs victoriens, la caisse de Ward devient très vite un ornement incontournable, instaurant l’éphémère vogue des fougères ou pteridomania, avant l’avènement de l’aquariomania60 pour laquelle elle est le plus souvent réaffectée en aquarium.

• 61 John Dixon Hunt, L’Art du jardin et son histoire, Paris, Odile Jacob, 1996, p.35.
• 62 J. Rougerie et É. Vignes, Habiter sous la mer, op.cit., pp.31-32.
• 63 René-Louis de Girardin, De la Composition des paysages ou des moyens d’embellir la nature autour de (...)

31Parce que l’aquarium précède les paysages subaquatiques, son étude en tant que jardin soulève une question d’ordre épistémologique. Reprenant le concept d’une tripartition de la nature héritée de Cicéron, la première correspondant au monde sauvage, vierge de toute interférence humaine, John Dixon Hunt observe que les éléments constitutifs du jardin d’agrément, la troisième nature, ne sont en fait que des formes abstraites de celle qualifiée de seconde par le philosophe latin, c’est-à-dire la nature exploitée et de fait transformée par l’agriculture et certaines industries. À l’exemple des canaux des jardins de l’Europe du Nord du XVIIe siècle élaborés sur le modèle des systèmes d’épuration, « dans toutes les sociétés, la troisième nature n’a fait que reprendre et raffiner des modèles agraires déjà existants61 ». L’aquarium semble apparemment échapper à cette règle. Bien qu’aquatique, ce jardin ne contient pas de formes ou de modèle emprunté aux mondes sous la surface où il est par ailleurs encore impossible, au grand damne de Jacques Rougerie62, de parler d’agriculture. L’aquariophilie, en vérité, hérite de l’histoire et de la conception du jardin — terrestre — alors en vogue au XIXe siècle : le jardin anglais, construit sur le modèle du tableau de paysage, ouvert, offrant des vues dégagées de toute clôture afin, selon les mots du marquis de Girardin, « d’embellir ou d’enrichir la nature63 » environnante.

• 64 Ibid., p.29.
• 65 Ibid., pp.29-30.

32Certaines techniques propres à l’aquariophilie rappellent d’ailleurs étonnamment les méthodes de composition prescrites par ce grand promoteur du jardin anglais, dit pittoresque. D’après lui, « pour composer un paysage et le rapporter sur le terrain, le tableau est la seule manière d’écrire son idée pour s’en rendre un compte exact avant de l’exécuter64 ». Il s’agit d’une véritable scénographie. Afin d’établir sur le terrain les différents plans prévus sur le tableau par des masses d’arbres et de végétation, Girardin recommande même de « planter à chaque point de leur saillies, des perches avec un cadre de toile blanche, dont chacune sera d’une hauteur proportionnée à la dégradation de la perspective générale65 ».

• 66 Photographe de formation, le japonais Takashi Amano réalise ainsi plusieurs prises de vue à chaque (...)
• 67 Voir à ce propos Alec Fraser-Brunnerr, « Toward the Perfect Public Aquarium », dans les actes du Pr (...)
• 68 Voir à ce sujet Pascal Bonetti, L’Aquascaping : un autre décor pour l’aquarium, Maurens, Animalia, (...)
• 69 Ibid., p.14.

33Si les aquariophiles emploient désormais rarement le dessin ou la peinture, ils font largement usage de l’appareil photographique en vue de contrôler l’effet de profondeur à l’intérieur de leurs cuves comme la disposition des ombres et des lumières66. L’intervalle nécessairement restreint que représentent les parois de la cuve n’est pas une difficulté insurmontable pour créer un effet de profondeur. Au sein des aquariums publics, les arrière-plans courbes sont privilégiés dans le but d’effacer les limites effectives du réservoir et produire un effet panoramique67. D’un autre côté, certains particuliers conçoivent leur scénographie comme une superposition de plans parallèles aux vitres avant et arrière, accumulant des masses de sable, des roches et des plantes. La lumière de l’aquarium provenant du haut68, ils choisissent des décors surplombants pour créer des zones ombragées où se noient progressivement les contours des plantes. D’autres utilisent la perspective linéaire. Ils construisent leur jardin aquacole « selon des “lignes de fuite” convergentes, depuis l’avant de l’aquarium vers un ou deux points de fuite situés en arrière-plan69 ».

• 70 Jörg Buhlmann, Olivier Thébaud, « What is aquascaping ? », European Aquascaping Journal, n°1, sept- (...)
• 71 Voir Takashi Amano, L’Aquarium naturel. Œuvres complètes, 1985-2009, op.cit.
• 72 Édouard André, L’Art des jardins. Traité général de la composition des parcs et jardins, Paris, G. (...)

34C’est notamment le cas de Grégoire Wolinski dont l’aquarium Passage prend des allures de montagnes percées de gouffres et de ravins (fig.15). Face à ce paysage miniature, on en vient presque à douter de la présence de l’eau, seulement révélée par le reflet des roches à la surface. Inspirée d’un site naturel terrestre, les grottes malaysiennes de Batu, cette composition illustre parfaitement les principes sur lesquels reposent l’aquascaping, un courant aquariophile apparu dans les années 1980, en même temps que les liens persistants qui relient l’aquarium à l’art des jardins. Tout matériau synthétique et fantaisiste en est radicalement exclu, le but étant « d’aménager de manière esthétique un aquarium avec des plantes, des roches et/ou des racines70 ». Tout en suivant ces règles énoncées d’abord par Takashi Amano71, Wolinski applique indirectement les principes que défendait déjà l’un des tenants du jardin paysager au XIXe siècle, Édouard André, lequel situe par ailleurs l’Aquarium de Paris de 1867 dans la tradition des grottes artificielles et autres fabriques de jardins72.

• 73 Pascal Bonetti, L’Aquascaping, op.cit., p.14.

35L’absence de lointain est plus problématique. C’est l’un des paradoxes de l’aquariophilie que de vouloir transposer un jardin terrestre littéralement ouvert sur la nature tout en étant irrémédiablement séparé de cette dernière, sans autre horizon que la paroi arrière du bac. Différentes solutions techniques, plus ou moins heureuses, ont été mises au point pour pallier au problème. Sans qu’il soit nécessaire de toutes les énumérer, la plus simple est par exemple d’oblitérer le dos de l’aquarium en y disposant un fond noir mat, obtenant selon Pascal Bonetti « une impression d’infini vraiment saisissante73 ». Des fonds bleus sont aussi parfois employés pour simuler l’espace pélagique, comme on en voit par exemple au Grand Aquarium de Saint-Malo, en combinaison avec des aménagements de rocaille (fig.16).

• 74 Robert Landois, « Conception artistique des paysages aquatiques dans les aquariums et les aqua-terr (...)

38chacun [des bacs] sera muni de deux glaces parallèles placées perpendiculairement à la vision ; l’équipement total restera identique à tous les bacs car l’effet spécial sera obtenu par des verres colorés (vert pâle, vert moyen et légèrement fumé), disposés en écrans derrière chaque bac ; lorsque les deux ou trois parties du paysage ne feront qu’un ensemble, que les écrans auront été bien choisis et placés en accord avec des éclairages bien réglés […] l’effet dans les espaces lumineux ou sombres sera d’une qualité appréciable […] Les animaux, choisis pour leur différence de taille, leur sociabilité et leur mode de déplacement, seront répartis dans les bacs, de la façon suivante : ceux dont la taille sera plus forte seront placés dans le premier bac près du public, ceux de taille moyenne dans le deuxième bac, ceux de petite taille dans le troisième bac74 ».

• 75 C. Phillips, The Captive Sea, op.cit., pp.43-45.

39Craig Phillips, lui, élabore pour le Seaquarium de Miami une rangée de vingt bacs de 500 gallons chacun qu’un seul et même décor réunit. Celui-ci ne prend pas place à l’intérieur des aquariums. Il est installé derrière eux, ne laissant dans les cuves que des poissons. Ce n’est qu’une fois les réservoirs remplis, par le pouvoir réflecteur de l’eau, que le décor paraît immergé. Lorsqu’un récipient est empli d’eau, Phillips remarque en effet que sa profondeur semble diminuer d’un quart quand on le regarde depuis la surface. Il en va exactement de même devant un aquarium dont la largeur effective, de vingt centimètres par exemple, paraît n’en faire plus que quinze sous l’effet de l’eau. Le fond semble se rapprocher du spectateur. Sur ce principe, Phillips dispose derrière le bac un assemblage de faux coraux, de sables, de roches et de racines qui, par réfraction, est intégré dans l’aquarium. Alors qu’un jeu de lumières complète l’effet d’illusion, la vitre même séparant les poissons du décor disparaît dans une atmosphère liquide bleuâtre75.

• 76 Voir à ce propos « Campagne MoMARSAT 2016 : Percer les mystères du champ hydrothermal Lucky Strike (...)

40Bien sûr, toutes les cuves ne contiennent pas de plante ou de pierre, mais cette absence de scénographie immergée, de nos jours, s’explique surtout par des raisons d’ordre pratique. L’AbyssBox de l’Océanopolis, un volume de 16 litres maintenus à très forte pression (environ 300 bars), n’accueille par exemple que quelques crabes et crevettes, seuls survivants d’une pêche sur le site de Lucky Strike76. Sans même parler de la méconnaissance des sources hydrothermales abyssales dont ces animaux sont issus, des lieux dénués de toute végétation, la pression de l’aquarium et le risque de contamination des organismes empêchent ici l’introduction de tout autre élément.

• 77 Hobby extrêmement populaire, l’aquariophilie fait aujourd’hui l’objet de nombreuses compétitions ré (...)

42Tout en affirmant parfois leurs réalisations comme des créations originales, ne serait-ce que par l’adjonction de titres et l’application de droits d’auteurs dans le cadre notamment des compétitions internationales77, à l’exemple encore une fois de l’aquarium Passage de Grégoire Wolinski, les amateurs préfèrent discuter des aspects techniques de leur « hobby ». Les sites et forums spécialisés regorgent de débats sur le choix de tel ou tel système d’éclairage, sur l’utilisation de certaines résines, sur l’élaboration d’engrais spécifiques ou encore sur le type d’alimentation à proposer aux poissons et mollusques.

• 78 Voir notamment Callum Roberts, Océans : La Grande Alarme, Paris, Flammarion, 2012.

45L’étude de l’aquarium, au croisement de l’art de la science, est plus que jamais nécessaire. Au-delà de la persistance d’un modèle culturel ancien, celui de Robert Warington et plus largement de l’aquarium du XIXe siècle, cette conception du monde aquacole dont il témoigne pose en effet une autre question. À l’heure des bouleversements écologiques actuels, qu’ils s’agisse des dangers que connaissent les récifs coralliens ou la pollution problématique des grands fleuves78, l’aquarium, à travers ses mises en scène aquatiques, ne tendrait-il pas à revêtir un autre statut que celui de paradigme ou de schème, se faisant le reliquaire d’une nature en déclin ?