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Introduction

Marianne Cailloux et Claudia Quattrocchi

Texte intégral

1Pour commencer, nous tenons particulièrement à remercier nos structures de recherche, et notamment le laboratoire GERIICO de l’université de Lille qui soutient depuis 2018 les travaux innovants, créant les espaces réflexifs et logistiques nécessaires pour confronter des disciplines et des objets d’études qui ont parfois des incompréhensions ou des difficultés à dialoguer. C’est ainsi que GERIICO a financé le panel international à l’origine de ce dossier, ainsi que cette publication, ce dont nous lui sommes infiniment reconnaissantes.

Genèse

2De fait, ces échanges entre chercheur·e·s ont commencé en 2019 à la conférence internationale Medieval Europe in Motion V - Materialities and Devotion (5th-15th centuries) à Batalha, au Portugal. Marianne Cailloux et Claudia Quattrocchi se rencontrent après leurs présentations respectives sur la multimodalité des images religieuses médiévales, expérimentant sur le croisement des nouvelles disciplines, comme la sémiologie visuelle et les sciences de l’information et de la communication, avec les objets visuels des périodes pré­­‑industrielles. A l’appel lancé pour le colloque à Dublin de la Renaissance Society of America en 2022, répondent des jeunes chercheur·e·s, démontrant l’intérêt pour ces questions, amenant aujourd’hui à proposer au sein d’Images Re-vues ce dossier enrichi à la fois des communications de Dublin mais aussi d’autres auteures, travaillant sur une grande variété de sujets et de périodes, et provenant de différentes sciences humaines et sociales.

  • 1 William John Thomas Mitchell, « Que veulent réellement les images ? », Emmanuel Alloa (dir.), Pense (...)

3Avant de présenter les articles réunis, il s’agit cependant de préciser le cadre théorique de ce dossier et de proposer quelques pistes définitionnelles pour alimenter les réflexions. Tout d’abord, nous partons du principe que l’image, ancienne comme industrielle, est un média et qu’elle peut être un objet de recherche à partir de toute discipline scientifique. En effet, l’image est une information encodée sur un support à des fins de communication. Elle est produite, émise et reçue, elle peut être mal encodée, mal enregistrée, mal reçue, une perception dépendant de ses contextes qui sont à clarifier tout au long d’une chaîne de transmission de l’information1. Ce principe théorique basique convoque immédiatement deux champs intellectuels, celui de l’histoire pour la nécessité du contexte, éventuellement de la socio-histoire et de l’anthropologie pour préciser l’histoire des individus et des groupes, et celui des sciences de l’information et de la communication. Celui-ci très récent, puisque institutionnalisée en 1975, a modélisé les échanges et les transferts d’informations à partir des travaux des linguistes et des spécialistes des télécommunications. Dans les deux cas, il convient de parler de champs car finalement ces ensembles théoriques sont vastes et pluriels, conjuguant et métamorphosant une grande variété d’idées, de concepts et d’objets.

  • 2 D’autres avant nous ont fait ce même constat : Catherine Bertho-Lavenir, « De l’histoire aux Scienc (...)

4Les historien·ne·s de l’image, et plus traditionnellement les historien·ne·s de l’art considèrent qu’il n’est pas nécessaire de passer par la maturation d’un nouveau cadre intellectuel qui formaliserait les avancées réflexives de ces cinquante dernières années alors qu’ils pratiquent les questions de matérialité, de transferts, de socio-psychologie cognitive ou encore de réception et de médiation avec leurs objets d’étude2. Les emprunts aux autres disciplines, aux nouvelles disciplines, comme la géopolitique, la sociologie, les sciences de l’information et de la communication, sont plutôt visibilisés du point de vue méthodologique, dans les dossiers traités par des intellectuel·le·s s’intéressant aux concepts de médialogie, de sociologie des médias, contrairement aux spécialistes historico-artistiques de l’iconographie et du style.

5Cela est d’autant plus paradigmatique que les travaux de grand·e·s médiévistes, comme Hans Belting, ont démontré la relativité du statut artistique sur les images anciennes – au prisme d’une relecture des hégémonies dix-neuvièmistes, l’intrication complexe des champs de la société et de la culture, et la convocation des images comme langage et moyen de communication, sans pour autant lui accorder le terme de média. Or, les images anciennes, comme actuelles, circulent, de personne en personne, sont appropriées par le regard et les pratiques transformatives, racontent des histoires ou remémorent des symboles, sont le véhicule de messages, de propagandes, d’émotions, induites et/ou reçues au sein d’interactions que nous sommes toutes et tous d’accord aujourd’hui de décortiquer. Si les théories de la réception ont déjà été formalisées au sein des SIC, pourquoi ne pas convoquer ces auteur·e·s et leurs concepts clairement dans nos textes d’historien·ne·s de l’image ?

  • 3 Bruno Ollivier, Les sciences de la communication. Théories et acquis, Paris, Armand Colin, 2014 [20 (...)

6Deuxième constat expérienciel, les chercheur·e·s en SIC s’intéressent peu aux images considérées comme non-médiatiques, à savoir les images anciennes qui sont de fait le terrain d’études des historien·ne·s, et les œuvres dites artistiques qui relèveraient seulement du champ de l’histoire de l’art. Il faut noter que les images tout court sont un champ de recherche minoritaire dans la vaste pluralité des SIC3. Enfin, les universitaires français·e·s croisé·e·s au fil des années qui semblent intéressé·e·s par les enjeux travaillés dans ce dossier, proviennent généralement des humanités traditionnelles hors de l’histoire de l’art, laquelle investit bien volontiers les questions de fonction, d’usage, de performance, sans pour autant évoquer les idées fondamentales de Jean-François Bordron, Laurent Gervereau, Jean-Pierre Meunier, Yves Jeanneret, sans parler des sémiologues importantes comme Anne Beyaert-Geslin ou Maria Giulia Dondero.

  • 4 À ce titre, nous nous permettons d’évoquer la communication en cours : Marianne Cailloux, « La plac (...)

7Dès lors, les images anciennes sont traitées au prisme de l’art et du statut accordé à celui-ci. Cela engendre des impératifs critiques mais aussi un rapport à la culture et à l’éducation aux images qu’il faut prendre en main à travers nos rôles de médiatrices et médiateurs des publics, enseignant·e·s, conservateur·e·s (bibliothèques, archives, musées), chercheur·e·s produisant des savoirs censément pour tou·te·s. Ainsi, depuis plusieurs années, Marianne Cailloux interroge la notion de care face aux images et la nécessité d’introduire, par exemple au sein de l’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) en milieu scolaire, une formation à la littératie visuelle4. Il s’agirait de former les enseignant·e·s et plus largement les citoyen·ne·s à la complexité des images, toutes les images, présentes dans la société contemporaine.

  • 5 Sur les enjeux de définition et de questionnement de la patrimonialisation en tant que concept mani (...)

8C’est une double problématique qui enjoint à une approche renouvelée des images anciennes et à un meilleur dialogue des disciplines, non seulement par leurs outils pragmatiques mais aussi par leurs conceptions théoriques. Les images anciennes sont difficiles d’accès au grand public, tant dans leur patrimonialisation que leur sacralisation, en partie à cause des valeurs sociétales attribuées aux lettres classiques et à l’histoire de l’art ; de l’autre la compréhension historico-sémantique des images actuelles est fondamentale pour l’évolution socio-culturelle démocratique5.

Définitions

  • 6 Régis Debray, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, 1992, p. 143-169.
  • 7 Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004 [2001], p. 20-43.
  • 8 H. Belting, Pour une anthropologie des images, op. cit., p. 45.

9Régis Debray procède du néologisme « médiologie » pour théoriser la notion de médiation de la culture au prisme des techniques et des institutions, soit donc en transcendant l’antagonisation persistante entre technique et culture, entre représentation et action6. Il s’agit donc de ne pas partir du support (ou de la technique d’encodage de celui-ci) pour traiter un objet, mais plutôt de le considérer avant tout comme un ensemble dynamique accumulant des états qui sont plastiques (intermédiaires) et donc de penser la performance en ce qu’elle est événementielle. Soit donc que l’objet prend des fonctions et produit du sens suivant ces usages et que ces événements sont événements sémantiques qui transmettent de l’information, elle‑même colorée par les contextes d’émission et de transmission. En relisant Hans Belting, on peut distinguer une approche médialogique de la médiologie de Régis Debray : une image est constituée d’un médium et de représentations qui s’animent et se médient7. De cette constitution jaillit la conception en média de cet objet visuel, dont le pouvoir communicationnel est loin d’être anodin et se module en fonction des perceptions et des processus de transmission – et notamment technique, politique, socio-culturel, etc.8

10Cela signifie qu’un objet, ici une image, ne véhicule pas toujours et en général une seule et même information, mais des informations dont le contenu varie en fonction des récepteurs qui y investissent et projettent du sens. En ne séparant plus technique et culture, cette théorie tente aussi de comprendre comment on « fait » patrimoine (ou archive), à savoir les mécanismes individuels et groupaux qui conduisent à transformer un objet du quotidien ou de l’exceptionnel en un élément du patrimoine et de la culture. Cette patrimonialisation est une forme de médiation, en réalité une forme de mise en sens, de mise en narration, d’un objet qu’on raconte alors comme étant constitutif d’une mémoire et d’une identité.

  • 9 Angela Mengoni, « Iconic Logics? Plastic Semiotics and the Iconic Turn », The Semiotic Method. Open (...)
  • 10 Hans Belting, Ivan Foletti et Martin Lešák, « Movement, images and iconic presence in the medieval (...)
  • 11 Herbert L. Kessler, L’esperienza medievale dell’arte: gli oggetti e i sensi, Milan, Officina Librar (...)

11Narration, espace et perception sont parties prenantes du discours sur la médiologie. Dans le champ de la narratologie le rapport entre mot et image joue un rôle crucial, et pourtant, la théorie par laquelle l’image-dispositif est intrinsèquement porteuse d’un logos propre reste à investir. En ce sens, nous nous référons explicitement aux principes fondateurs de l’Iconic Turn9. L’espace est la catégorie et le lieu en lesquels s’activent la narration mais aussi, et cela de manière contemporaine comme distante, la consommation de l’image. Depuis les travaux de Hans Belting, l’espace est entendu comme un « vide » animé d’objets et de présences, conçu comme perméable, osmotique dans la relation continue entre l’observateur qui en fait l’expérience et le dispositif visuel qui active cet espace10. Dans cette logique, la perception est un autre des enjeux qui traverse ce dossier, les auteur·e·s prenant en compte les études les plus récentes sur la sensorialité, le rôle du corps dans la dimension artistique et la directionnalité des dispositifs de lecture (narratifs comme contemplatifs), initiés par les iconographies et mobilisés par la perception des spect-acteurs11.

  • 12 Yves Jeanneret, « La médiologie de Régis Debray », Communication et langages, vol. 104, no 2, 1995, (...)

12Par ailleurs, la médiologie étudie les formes de médiation qui sont transmissions entre les individus, les groupes, les générations ; comment ces nouveaux objets, activés un temps comme patrimoine, véhiculent des idées, des idéologies, des valeurs de la société d’où ils sont émis et/ou dans laquelle ils sont reçus en tant que patrimoine. Comme le rappelle Yves Jeanneret, le projet médiologique de Régis Debray, pour les objets culturels dont visuels, s’ancre dans une pensée des médiations culturelles qui rejoint la théorie des processus dynamiques des SIC mais aussi les enjeux de l’anthropologie visuelle12.

13On rejoint là dans les Sciences de l’Information et de la Communication, de manière clairement notionalisée, ce que l’anthropologie visuelle, telle que développée par Hans Belting et les tenants de son école de pensée, a apportée à l’histoire de l’art et plus globalement a métamorphosé dans les méthodologies d’analyse et de traitement de l’image, sans pour autant penser le clivage qui persiste entre images pré- et post- révolutions industrielles.

Présentation et considérations sur le contenu du dossier

14La construction de ce dossier consistait principalement dans la gageure de réussir à intéresser des spécialistes de toutes les périodes et d’aires géo‑historiques dépassant l’européocentrisme. En regardant le panel de professionnel·le·s et de spécialistes nous ayant répondu, quelques constats s’imposent. Tout d’abord, l’âge et l’expérience des auteur·e·s ayant soumis une communication indiquent que la stimulation intellectuelle de ces nouveaux enjeux est rendue propice par la fin du doctorat, mais aussi les années qui s’ensuivent, porteuses de multiples expériences professionnelles, de changements d’équipe et de réorientations ou d’explorations scientifiques. Ce sont aussi des universitaires d’Europe mais aussi d’Afrique et d’Amérique qui ont répondu, phénomène révélateur d’un lent mais sûr glissement des études, comme le montrent du reste de nombreux panels dans les grands colloques internationaux, sur des sujets plus atypiques et longuement ignorés par l’histoire de l’art traditionnelle, restés en marges ou sans cesse subsumés sous des lectures européocentrées. Ce phénomène est enfin à mettre en tension avec le statut des auteures de ce dossier : des chercheuses académiques mais qui ont aussi d’autres expériences professionnelles, dans le monde de l’enseignement, de la communication, du journalisme, de l’animation culturelle en association comme en bibliothèque et en musée, leur apportant une capacité à décaler le regard sur leurs objets d’études.

  • 13 Cela d’autant plus que nous avions reçu une proposition touchant l’image paléolithique, un article (...)
  • 14 Marianne Cailloux, Chevaucher le péché. Les Cavalcades des Vices dans la peinture murale en Europe, (...)

15Trois grands axes avaient été définis pour organiser les échanges : visualité et spatialité ; évolution et réappropriation ; modélisation et théorisation. Au regard des articles reçus, nous avons réorienté l’organisation du dossier afin de nourrir le débat que ne manqueront pas de susciter ces propositions d’études de cas et les réflexions en découlant autour de trois thèmes : agentivité ; modélisation ; information. Nous ne voulions certainement pas organiser la progression du dossier suivant un prisme téléologique ou chronologique, depuis l’Antiquité jusqu’à la chute de l’Ancien Régime13. De même, nous ne souhaitions pas biaiser la lecture dans l’autre sens, à savoir proposer un parcours qui reproduirait la théorie de l’information‑communication (émission, transmission, réception), qui aurait vu comme problème d’affirmer la fonctionnalité du modèle SIC – alors qu’il est ici débattu –, problématisation (exposition, médiation, réception) que Marianne Cailloux adopte dans son dernier livre14. Nous avons donc adopté un plan soulignant l’expérimentation à la source du projet, c’est-à-dire un questionnement autour de ce qu’est l’agentivité, le média et l’information dans les objets visuels de l’Ancien Régime. Il s’agit ainsi d’opérer la progression d’ordre épistémologique de notre démarche afin d’en vérifier les interrogations.

  • 15 À ce titre, nous renvoyons aux travaux de Claudia Quattrocchi : « Immagini di dramma e santità. La (...)

16Dans le premier axe, il s’agit d’appréhender les agentivités, performances et appropriations fonctionnelles des dispositifs anciens : comment les ensembles visuels (architecture, sculpture, peinture) sont utilisés et activés, quels effets ont-ils sur les individus et les groupes, quelles sont leurs fonctions, les manières de les utiliser, de les consommer, de modifier leurs usages. En effet, interroger la prise en compte de la visualité, de la pratique ordinaire et extraordinaire du lieu, et l’éventuel systématisme de la spatialisation permet de vérifier si ces notions sont suffisantes pour appréhender l’image dans sa globalité (Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt). Par spatialisation, nous entendons l’insertion architectonique des images au sein de l’édifice, mais aussi les espaces immatériels (re)composés par la liturgie, le rituel, le déplacement physique, l’engagement par le corps et le regard15.

  • 16 Pour aborder néanmoins ces réflexions, nous renvoyons aux travaux de : David Freedberg et Vittorio (...)

17Le lieu est ainsi compris en tant que matérialité architecturale et géographique mais aussi comme investi mental qui participe de la contextualisation des réceptions et des appropriations par les publics. Plusieurs propositions répondent particulièrement bien à cette orientation thématique sur l’espace, le mouvement, l’investissement sémantique, cognitif et sensoriel comme activant l’image en tant que performance. La première est l’article de Fannie Caron-Roy dont le titre évoque d’emblée les enjeux d’activation. L’étude de l’œuvre de la Madonna della Ghiara entre Reggio Emilia et Rome propose de manière rétrospective l’évolution de l’agentivité dans l’Italie proto-moderne, en convoquant le concept de dispositif transformatif et performatif, à travers le temps et l’espace d’exploitation d’une image matérielle qui s’augmente de multiples images mentales, à travers la gestion spatiale architectonique et paysagère et une échelle alternative de la pièce à la région16.

  • 17 Peter Burke, Kultureller Austausch, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 2000.

18Dans le même esprit et à une période très proche, Steff Nellis travaille sur la théâtralité et la performativité du graveur Bernard Picart. Très subtilement, la doctorante met en tension la production et la disposition d’objets visuels historiques dans des stratégies médiatiques qui n’ont rien à envier aux produits des nouvelles technologies socio-industrielles. En outre, ce texte a le mérite de questionner les enjeux de colonialité et de transferts culturels asymétriques dans la lignée des travaux sur l’acculturation de Peter Burke, en décryptant les modalités de con-visualisation européanisante de la fabrique des images17.

19Le deuxième ensemble devait rassembler des textes mobilisant les modèles théoriques des SID-SIC sur les médias anciens afin de modéliser les échanges d’informations contenus dans les images pré-industrielles. De fait, ce sont les discours a posteriori qu’il convient aussi d’étudier dans une historiographie de la recherche et une réflexion autour de la fabrique de l’artefact, en s’interrogeant sur les enjeux de l’intérêt porté à l’évolution de la relation entre dispositif initial de l’artefact et ses appropriations post-modernes (patrimoniales, touristiques, etc.). Ainsi, les études des médiations des artefacts anciens démontrent la difficulté d’organiser l’analyse du regard et celle de l’engagement par le corps sans qu’elles s’excluent dans la perception de la spatialisation des images. Dans « Du langage au sauvage : figures animales du plafond peint de Fiches (xviie siècle) », Élisabeth Leciak, mettant en relation Hans Belting et Philippe Descola, crée une tension avec les nouvelles disciplines pour étudier un plafond peint. La géographe analyse avec finesse l’instabilité des ensembles visuels modernes, démontrant la plasticité des réceptions sous l’Ancien Régime à travers l’étude des glissements sémantiques et cognitifs qui s’opèrent entre naturalisme et symbolisme.

  • 18 Claude Levi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1990 [1962], p. 31 ; Michel de Certeau, L’inve (...)

20Enfin, les productions, médiations et réceptions contextualisées des publics autour de ces objets visuels de l’Ancien Régime faisaient l’objet du dernier axe. Il s’agissait de comprendre comment s’organisent les échanges d’informations, de la création à la consommation de l’objet visuel, comment l’information est transformée et transportée en fonction des différent·e·s acteur·ice·s impliqué·e·s et des phénomènes culturels où ils et elles sont pris·e·s. Il semble aujourd’hui nécessaire d’ancrer ces réflexions en termes de démarches méthodologiques concrètes, en pensant des outils proposables, viables, la manière de les mutualiser et de les mettre à disposition dans le réseau professionnel et académique. En effet, les « humanistes » sont plutôt habitués à travailler à partir de corpus dont les processus de construction sont rarement exposés, et sans toujours chercher à distancier et partager leurs outils expérimentaux, eux-mêmes constitués en bricolage (la notion d’usage détourné théorisée par Michel de Certeau à partir de Claude Lévi-Strauss) comme en dispositif (Giorgio Agamben)18. Il s’agit dès lors de réfléchir à comment étendre une modélisation de processus fonctionnant pour les dynamiques d’une étude de cas, pour en faire un outil applicable à d’autres, et ce de manière réflexive ; comment critéraliser ces outils pour les rendre plastiques et adaptables.

  • 19 Louis Marin, Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 9‑18.

21Dans cette dernière partie, il est très intéressant de voir combien la notion de dispositif permet d’appréhender la modélisation production/transmission/réception en plaçant les concepts SIC dans la théorie des médiations, permettant d’articuler les représentations aux fonctions et aux actions, notamment appropriatives. Ainsi la dernière autrice mobilise cette notion dans la lignée de Louis Marin19 : Clara Lieutaghi étudie les dispositifs d’encadrements et la performativité dans la Pietà de Villeneuve-lès-Avignon. L’historienne de l’art introduit ainsi la notion d’interface médiatique sur un objet pourtant presque stéréotypique de l’histoire de l’art traditionnelle française, un retable peint tardo-médiéval, objet patrimonial et muséal, et image aussi bien politique que religieuse.

  • 20 Yves Jeanneret, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Pa (...)
  • 21 Sur ces questions et notamment les liens entre objets anciens multipliés et théories des sciences d (...)

22Nous ne pouvons pas terminer cette présentation sans évoquer les varia qui complètent et enrichissent ce dossier. Tout d’abord Célia Zuber propose une étude du puit miraculeux situé dans la Chapelle Salviati du monastère San Gregorio al Celio à Rome. Cette église est progressivement organisée suivant un parcours dévotionnel et spirituel complexe autour du culte du saint pape, déployant des enjeux polymédiatiques multi-sensoriels. L’analyse très fine permet de mieux comprendre la sophistication des dispositifs psychachogues aux périodes médiévales et modernes. La contribution de Pierre-Antoine Fabre, s’attache à éclaircir la portée historiographique et symbolique de la redécouverte au xixe siècle d’une fresque de l’église Saint-Nicolas de Civray en ce qu’elle recompose en diverses sémantiques l’histoire de saint Gilles. Les réflexions finales sont particulièrement appréciables pour mettre en une perspective pluridisciplinaire tout ce qui traverse notre numéro, à savoir la visualité, les enjeux de patrimonialisation et de spectacularisation, la notion d’artefact/document/support dévotionnel, la capacité d’activation performatrice, bref la trivialité des objets visuels anciens20. En effet, ces deux varia se rejoignent sur une question-clé de l’Ancien Régime, à savoir la tension entre items « originaux » et « copies » et comment les deux types d’artefacts dévoilent l’enjeu de la multiplicité dévotionnelle et de l’activation de substituts. Ceux-ci sont clairement séparés et différentiés des objets dont ils dérivent, mais n’en sont pas moins activés dans leur capacité d’agir et de représenter. Les artefacts concernés ne sont pas des mêmes médias, et pourtant ils interagissent entre eux : les artefacts édifiés comme monuments (au sens premier du terme), uniques, reliques, artifiés, préciosifiés... et de l’autre côté leurs représentations (ou des représentations diverses de ce qu’ils représentent) multipliés, activés eux aussi par le regard et le contact, investis de fonctions par les usages et de pouvoirs tout aussi importants que les items premiers21.

Épilogue

23Si les questions de méthodologie ne font que transparaître dans les études ici proposées, les cadres de pensée et les références théoriques sont bien convoquées pour appréhender les images pré-industrielles comme des médias qui narrent, transmettent, représentent, s’activent et performent des effets et des pratiques.

  • 22 Françoise Bardon, Le concert champêtre. Vol. 1, Un défi à l’histoire de l’art, Paris, EC éditions, (...)

24On peut regretter de voir absentes certain·e·s périodes comme la préhistoire, l’Antiquité ou le haut Moyen-Âge, mais nous espérons que ce numéro poussera d’autres chercheur·e·s à investir clairement les nouvelles disciplines pour y éprouver leurs objets d’études et de travail. Ainsi, les collègues d’archéologie nous ayant contactées mais n’ayant pas eu le temps de nous proposer des textes. Si l’on peut déplorer le manque des périodes très anciennes, ce sont aussi des zones géographiques qui restent privilégiées, comme l’Italie et la France. De ce côté, l’article de Steff Nellis apporte un souffle novateur et dynamisant, en ce qu’il donne de la visibilité aux recherches sur d’autres thèmes que les objets hégémoniques et hiérarchisés par une culture de l’histoire de l’art22.

25Nous avons essayé d’expliciter les questionnements, à la fois sur les disciplines et les objets d’études qui nous réunissent, en montrant le foisonnement des idées et des réflexions autour de l’image ancienne, les croisements fructueux s’opérant aujourd’hui entre les champs scientifiques des sciences humaines et sociales, traditionnelles et (relativement) nouvelles. Nous espérons avoir suscité des discussions, une curiosité renouvelée vis-à-vis des modalités d’approche plurielle, entre les dimensions socio-historiques, anthropologiques et sémiologiques des objets visuels pré-industriels, comme des ensembles médiatiques, des phénomènes info-communicationnels.

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Notes

1 William John Thomas Mitchell, « Que veulent réellement les images ? », Emmanuel Alloa (dir.), Penser l’image, Paris, Les Presses du Réel, 2010, p. 211-249.

2 D’autres avant nous ont fait ce même constat : Catherine Bertho-Lavenir, « De l’histoire aux Sciences de l’information et de la communication », MEI « Médiation et information, vol. 10, 1999, p. 31-37.

3 Bruno Ollivier, Les sciences de la communication. Théories et acquis, Paris, Armand Colin, 2014 [2007], p. 209-216.

4 À ce titre, nous nous permettons d’évoquer la communication en cours : Marianne Cailloux, « La place de l’information visuelle dans l’EMI », VIème Colloque scientifique international MUSSI, 18-19 et 20 novembre 2024, Médiation et nouveaux usages sociaux et éducatifs de l’information.

5 Sur les enjeux de définition et de questionnement de la patrimonialisation en tant que concept manipulable, on se placera dans les perspectives ouvertes par Jean Davallon, « À propos des régimes de patrimonialisation : enjeux et questions », Patrimonialização e sustentabilidade do património: reflexão e prospectiva, novembre 2014, Lisbonne, consulté le 09 janvier 2022. URL : https://shs.hal.science/halshs-01123906/document.

6 Régis Debray, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, 1992, p. 143-169.

7 Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004 [2001], p. 20-43.

8 H. Belting, Pour une anthropologie des images, op. cit., p. 45.

9 Angela Mengoni, « Iconic Logics? Plastic Semiotics and the Iconic Turn », The Semiotic Method. Open questions and fixed points, E/C - Special Series of the online journal of the Italian Association of Semiotic Studies, vol. 24, 2019, p. 1-9.

10 Hans Belting, Ivan Foletti et Martin Lešák, « Movement, images and iconic presence in the medieval world », Convivium, vol. 6, no 1, 2019, p. 11-20 ; Martin Lešák, Sabina Rosenbergová et Veronika Tvrzníková (eds.), Step by step towards the sacred: ritual, movement, and visual culture in the Middle Ages, Rome, Viella, 2020, p. 11-15.

11 Herbert L. Kessler, L’esperienza medievale dell’arte: gli oggetti e i sensi, Milan, Officina Libraria, 2023 ; Giovanni Lucignani et Andrea Pinotti, Immagini della mente. Neuroscienze, arte, filosofia, Milan, Raffaello Cortina Editore, 2007.

12 Yves Jeanneret, « La médiologie de Régis Debray », Communication et langages, vol. 104, no 2, 1995, p. 4-19.

13 Cela d’autant plus que nous avions reçu une proposition touchant l’image paléolithique, un article que nous déplorons de ne pas avoir pu intégrer au dossier.

14 Marianne Cailloux, Chevaucher le péché. Les Cavalcades des Vices dans la peinture murale en Europe, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion (publication en 2025).

15 À ce titre, nous renvoyons aux travaux de Claudia Quattrocchi : « Immagini di dramma e santità. La creazione della mitografia di San Thomas Becket nelle pitture dell’oratorio nella cattedrale di Anagni », Medieval Europe in Motion V : Materialities and Devotion (5th‑15th centuries), Batalha, 7‑9 novembre 2019 ; « Before Narrative: A multifocal method for mapping mural decoration in Central Italy », British Archaelogical Association, Image and Narrative in Romanesque Art, International Romanesque conference, Rome, 28 mars‑1er avril 2022.

16 Pour aborder néanmoins ces réflexions, nous renvoyons aux travaux de : David Freedberg et Vittorio Gallese, « Motion, Emotion and Empathy in Aesthetic Experience », Trends in Cognitive Sciences, vol. 11, 2007, p. 197-203 ; Ian Verstegen, Cognitive iconology: when and how Psychology explains images, Amsterdam, Rodopi, 2014.

17 Peter Burke, Kultureller Austausch, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 2000.

18 Claude Levi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1990 [1962], p. 31 ; Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990 [1980], p. 239 et suiv. ; Hugues Peeters et Philippe Charlier, « Contributions à une théorie du dispositif », Hermès, vol. 25, no 3, 1999, p. 15-23. En ligne : https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-1999-3-page-15.htm ; Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Babelio, 2007, p. 2-5. Voir aussi : Dominique Meunier, François Lambotte et Sarah Choukah, « Du bricolage au rhizome : comment rendre compte de l’hétérogénéité de la pratique de recherche scientifique en sciences sociales ? », Questions de communication, vol. 23, 2013. En ligne : https://www.cairn.info/revue-questions-de-communication-2013-1-page-345.htm.

19 Louis Marin, Des pouvoirs de l’image. Gloses, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 9‑18.

20 Yves Jeanneret, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Paris, Éditions Non Standard, 2014, p. 20-57.

21 Sur ces questions et notamment les liens entre objets anciens multipliés et théories des sciences de l’information et de la communication appliquées au patrimoine, nous nous permettons de renvoyer à l’excellente thèse de Nicolas Sarzeaud sur les suaires sacrés, récemment publiée aux éditions du Cerf et au mémoire d’HDR inédit de Marianne Cailloux sur le suaire de Turin entre le xviie et le xxie siècles.

22 Françoise Bardon, Le concert champêtre. Vol. 1, Un défi à l’histoire de l’art, Paris, EC éditions, 1995, p. 169‑172.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marianne Cailloux et Claudia Quattrocchi, « Introduction »Images Re-vues [En ligne], Hors-série 12 | 2024, mis en ligne le 30 septembre 2024, consulté le 08 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/15493 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12ggc

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Auteurs

Marianne Cailloux

Maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lille, après une thèse en histoire culturelle des images médiévales soutenue en 2014, Marianne Cailloux est responsable d’une licence professionnelle de gestion de l’image. Elle enseigne l’histoire des médias et de la documentation et travaille principalement sur les enjeux d’émission, de réception, de pratiques et de transferts autour de l’image. Son approche croise les nouvelles orientations de l’histoire et les théories et méthodologies des Sciences de l’Information et de la Communication, sur les périodes de l’Ancien Régime mais aussi actuelles, pour une appréhension plus transversale des phénomènes.

Claudia Quattrocchi

Claudia Qattrocchi travaille actuellement au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et a précédemment travaillé au ministère de la Culture. En tant que chercheuse, elle s’est intéressée à l’art médiéval italien et européen, en particulier à l’iconographie. Ses principaux intérêts concernent la relation entre l’espace cultuel et la distribution du programme narratif figuratif à la lumière des études les plus récentes en anthropologie philosophique, en esthétique et en narratologie. Elle a participé à plusieurs conférences internationales et est l’auteure d’essais dans des revues scientifiques.

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Droits d’auteur

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