Valeurs patrimoniales de l’architecture du xxe siècle : quelle reconnaissance ? État des lieux critique et prospective internationale
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- 1 Association internationale œuvrant pour la documentation et la conservation de l’architecture du Mo (...)
- 2 Recommandation no 91 (13) du Comité des ministres aux États membres, relative à la protection du pa (...)
- 3 Citons quelques initiatives ou programmes tels que la « Joint Programming Initiative on Cultural He (...)
1Le patrimoine architectural du xxe siècle, sa connaissance, sa reconnaissance et sa préservation, constitue un sujet inépuisable de débats depuis plusieurs décennies. Peu après la création de DOCOMOMO International1, le Conseil de l’Europe établissait déjà, en 1991, le constat de pertes patrimoniales irrémédiables et préconisait aux États membres de prendre en charge ces sujets de façon volontariste2. Il les incitait notamment à mettre en œuvre des stratégies d’identification, d’étude, de protection, de restauration et de sensibilisation visant l’architecture du xxe siècle. Trois décennies plus tard, le moment est apparu opportun, alors que des dynamiques scientifiques européennes sur le sujet de l’architecture du xxe siècle continuent à monter en puissance3, de prendre du recul et de procéder à un état des lieux critique européen.
2En effet, si le siècle dernier a été prolifique en matière de construction (en quantité mais aussi en qualité, avec des recherches et des innovations conceptuelles et techniques poussées), son patrimoine architectural reste encore mal connu et reconnu, pour diverses raisons telles que le manque de recul historique ou encore la difficulté, dans l’imaginaire collectif, d’associer production de masse et valeur patrimoniale.
3Trente ans après la recommandation du Conseil de l’Europe, on ne peut que constater que le devenir du patrimoine du xxe siècle reste un sujet parfaitement d’actualité : projets, recherches, colloques et publications se multiplient… mais un sujet abordé de manière différenciée sinon inégalement traité. Dès lors, on peut s’interroger sur le chemin parcouru depuis 1991, et sur la variété des prises de position et des stratégies mises en place. Les préoccupations pour ces thématiques transparaissent à travers toutes les échelles, depuis le projet sur un bâtiment individuel jusqu’aux politiques publiques nationales, en passant par les doctrines professionnelles.
4La richesse de la thématique provient probablement de cette imbrication entre l’histoire de l’architecture, les problématiques techniques, la dimension politique et sociale et les questions prospectives de recherche, souvent mêlées aux pratiques professionnelles. En sus, construire une vision internationale peut certainement nous éclairer sur les différents contextes, les postures existantes et les écueils rencontrés, afin d’ouvrir le regard, affiner les réflexions et ajuster les pratiques. D’où la diffusion très ouverte de l’appel à contributions, bilingue, tant en termes d’aires géographiques que de profils approchés, encourageant les collaborations de chercheurs et d’acteurs, publics ou privés. Chercheurs, acteurs institutionnels ou opérationnels d’Europe, d’Amérique du Nord et du Sud, d’Afrique du Nord notamment, ont adressé au total 89 propositions d’articles, dont un tiers depuis la France.
5Deux numéros successifs et complémentaires, finalement centrés sur l’Europe par souci de cohérence et ciblant les comparaisons potentielles à l’échelle d’un seul continent, ont abouti à la sélection de 35 articles, augmentée de quelques commandes directes.
- 4 En écho au programme de recherche incitatif (2016-2021) « Architecture du xxe siècle, matière à pro (...)
6Les thématiques inscrites dans l’appel à contributions lancé en septembre 2020 cherchaient à couvrir trois grandes entrées, et leurs articulations fécondes ou leurs difficultés à construire un processus abouti dans tel ou tel pays, région ou territoire ausculté : les doctrines et postures adoptées en matière d’appréciation des valeurs patrimoniales de l’architecture du second xxe siècle et de leurs capacités d’évolution ; les politiques et dispositifs actuels de protection, de reconnaissance et de sensibilisation concernant des bâtiments et des espaces publics du siècle dernier, dont les dispositifs de labellisation, prix et autres signalements ; enfin, les pratiques en termes d’intervention sur ce patrimoine, dans le cadre de restaurations et adaptations notamment. Plus spécifiquement étaient attendus des éclairages détaillés ou comparatifs quant à l’apport des connaissances scientifiques4. En quoi nourrissent-elles la construction des politiques de reconnaissance ou les débats publics liés à des sites ou projets sensibles de transformation architecturale ou urbaine ? Comment participent-elles à l’exploration d’innovations techniques ou spatiales respectueuses, en réponse aux injonctions de l’adaptation énergétique du patrimoine bâti, des problématiques de dégradations du temps, de l’évolution des usages ou encore des risques ?
- 5 Panorama initié en 2008 par des universitaires de Suisse, dont Roberta Grignolo et Bruno Reichlin, (...)
7Sans attendre un panorama exhaustif de la thématique à l’échelle de l’Europe5, les contributions composent aisément trois familles correspondant aux entrées distinctes susmentionnées : postures et doctrines, politiques, processus. La plupart d’entre elles se concentrent sur des cas d’étude précis tandis que l’héritage de figures d’architectes est aussi traité. La diversité des typologies architecturales et des échelles abordées fait la place aux productions massifiées comme aux objets singuliers, pointant les problématiques récurrentes comme les adaptations nécessaires.
8Après un premier numéro traitant des questions de connaissance et de reconnaissance des valeurs patrimoniales de l’architecture du xxe siècle et de la diversité des processus de patrimonialisation en Europe, ce second numéro aborde les problématiques opérationnelles posées par la transformation de ce bâti au prisme d’enjeux actuels, socio-économiques, culturels et politiques mais aussi énergétiques.
- 6 À ce titre, la récente publication Modern Heritage: Reuse, Renovation, and Restauration, dirigée et (...)
9Quelle que soit la légitimité d’une adaptation de cette architecture du siècle passé (évolution des usages, des modes de vie, rénovation énergétique, obsolescence technique, etc.), le risque est toujours présent d’une décision hâtive de démolition, d’un manque d’entretien aboutissant au même résultat ou encore d’une dénaturation directe et irréversible des qualités originelles du bâti. Au-delà de leurs valeurs architecturales, certaines architectures du xxe siècle constituent des témoignages irremplaçables du siècle dernier et, au-delà, des symboles de la culture européenne. Si l’intervention est souvent légitime quand l’altération du temps est inévitable, c’est le degré de transformation acceptable qui est en débat. De nombreuses études de cas situées dans différents pays européens illustrent avec pragmatisme ces enjeux et questionnements croisés6.
- 7 Ces questions sont en plein essor, en témoignent par exemple : l’itinéraire culturel du Conseil de (...)
10Un premier ensemble d’articles traite de la difficulté de prendre en compte et de gérer un héritage bâti du xxe siècle aux valeurs patrimoniales non consensuelles, controversées, contestées, parfois inaccessibles, et qui pourtant constituent des lieux de compréhension et de mémoire nécessaires et sans égal pour l’Europe7. Ainsi en est-il notamment de certaines architectures des périodes fascistes, communistes, d’occupation qui sont abordées dans plusieurs contributions et dont l’image renvoie à un passé encore vivace, tandis que d’autres se retrouvent au cœur de débats politiques ou citoyens sur l’avenir d’un quartier et de son image par exemple.
11Un deuxième ensemble d’articles porte sur le sujet crucial de l’adaptation énergétique de ce bâti hérité face aux défis du dérèglement climatique. Propriétés, valeurs et caractéristiques remarquables ou uniques peuvent en être définitivement affectées, jusqu’à leur négation même, en vertu d’injonctions appliquées sans nuance ou contextualisation. La limite des procédures en vigueur et le rôle des différents acteurs dans les processus de projet sont examinés dans des situations variées, et permettent d’identifier certains verrous et leviers de la phase opérationnelle. Au-delà des débats sur la sauvegarde ou le renoncement à certains matériaux ou à certains composants, les conditions d’adaptation, de conservation ou de substitution éclairée de l’enveloppe d’un bâtiment remarquable revêtent une acuité particulière. Ainsi en est-il du devenir des murs-rideaux, façades vitrées à ossature métallique, innovation iconique de l’architecture du xxe siècle et interface critique avec le milieu extérieur.
12Le troisième et dernier ensemble d’articles retient quelques édifices exemplaires du xxe siècle pour la sédimentation ou la stratification matérielle des programmes d’envergure qu’ils ont connus à l’origine, et l’impact des interventions architecturales qui les ont actualisés au fil du temps. La nature et les motivations des décisions politiques qui les ont provoquées y sont analysées à travers différents points de vue d’architectes maîtres d’œuvre, de maîtres d’ouvrage, d’usagers ou d’habitants. Des objectifs ambitieux pour certains, incohérents pour d’autres, des desseins inconciliables sont mis en lumière. Des expériences d’interventions successives, à différentes échelles, avec altération ou relecture des valeurs originelles, matérielles ou immatérielles, ouvrent des perspectives théoriques quant au sujet de la filiation architecturale dans de tels contextes. En point d’orgue, les cas d’édifices institutionnels européens (France, Belgique, Luxembourg), lestés de leur charge symbolique, concentrent particulièrement cet enjeu qui est amené à s’intensifier au xxie siècle.
Notes
1 Association internationale œuvrant pour la documentation et la conservation de l’architecture du Mouvement Moderne, créée aux Pays-Bas en 1988 : https://docomomo.com/ [lien valide en février 2023].
2 Recommandation no 91 (13) du Comité des ministres aux États membres, relative à la protection du patrimoine architectural du vingtième siècle (adoptée par le Comité des ministres le 9 septembre 1991, lors de la 461e réunion des Délégués des ministres).
3 Citons quelques initiatives ou programmes tels que la « Joint Programming Initiative on Cultural Heritage » (JPICH), le cluster 2 « Culture, Creativity and Inclusive Society » d’Horizon Europe, le volet « Dissonant Heritage de l’Urban Agenda for the EU » ou le « New European Bauhaus », qui font la part belle à ce patrimoine directement ou indirectement.
4 En écho au programme de recherche incitatif (2016-2021) « Architecture du xxe siècle, matière à projet pour la ville durable du xxie siècle », centré sur la France et piloté par le ministère de la Culture : https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Architecture/Formations-recherche-et-metiers/La-recherche-architecturale-urbaine-et-paysagere-en-France/L-organisation-de-la-recherche/La-politique-de-recherche-incitative/Architecture-du-XXe-siecle [lien valide en février 2023]. Voir la publication, dirigée par Philippe Grandvoinnet, des résultats du programme : L’Architecture du xxe siècle. Patrimoine culturel et matière à projet, Paris, Éditions du Patrimoine, coll. « Recherche & Architecture », 2022, voir https://www.editions-du-patrimoine.fr/Librairie/Recherche-architecture [lien valide en février 2023].
5 Panorama initié en 2008 par des universitaires de Suisse, dont Roberta Grignolo et Bruno Reichlin, avec pour finalité la parution d’une encyclopédie critique, Conservation of 20th Century Heritage. A historical-critical Encyclopaedia (non publiée, extrait sur https://built-heritage.springeropen.com/articles/10.1186/BF03545696 [lien valide en février 2023]).
6 À ce titre, la récente publication Modern Heritage: Reuse, Renovation, and Restauration, dirigée et éditée par Ana Tostões, en collaboration avec l’association DOCOMOMO International (2022), propose l’étude détaillée de 24 édifices représentatifs du modernisme en Europe, avec plans et photographies documentant les travaux successifs effectués et les principes d’interventions appliqués.
7 Ces questions sont en plein essor, en témoignent par exemple : l’itinéraire culturel du Conseil de l’Europe ATRIUM, labellisé en 2014, qui met en lumière l’héritage architectural et urbain des régimes totalitaires du xxe siècle en Europe du Sud et de l’Est : https://www.atriumroute.eu/ [lien valide en février 2023] ; ou encore les nombreux travaux et publications traitant de cet héritage complexe, sous des angles très divers depuis la recherche scientifique jusqu’aux beaux livres grand public, en passant par les professionnels et amateurs éclairés : https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social1-2017-3-page-35.htm ; https://www.taschen.com/pages/fr/catalogue/photography/all/05744/facts.frederic_chaubin_cccp_cosmic_communist_constructions_photographed.htm ; https:/bluecrowmedia.com/blogs/news/brutalist-architecture-in-london-today [liens valides en février 2023].
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Corinne Tiry-Ono, Isabelle Bertrand et Sophie Masse, « Valeurs patrimoniales de l’architecture du xxe siècle : quelle reconnaissance ? État des lieux critique et prospective internationale », In Situ [En ligne], 49 | 2023, mis en ligne le 22 février 2023, consulté le 24 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/insitu/37245 ; DOI : https://doi.org/10.4000/insitu.37245
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