• 1 Avec environ 40 000 actifs dans le domaine de la soierie, Lyon a représenté au milieu du xix^e sièc (...)

1L’industrie de la soierie a été au xix^e siècle l’activité majeure de la ville de Lyon, qualifiée de capitale mondiale de la soie1. L’ensemble du secteur, toutes branches confondues (correspondant à la « Fabrique »), a légué un patrimoine matériel et immatériel multiforme, composé de bâtiments, de machines, de tissus, de savoir-faire… Sa gestion prend aujourd’hui des aspects très divers.

• 2 https://tissagemattelon.wixsite.com/mattelon/accueil [lien valide en juin 2023].

3L’atelier Mattelon2 est le dernier atelier familial de tisseurs de soie du type immeuble-atelier du quartier de la Croix-Rousse encore en activité, survivance de l’industrie de la Fabrique lyonnaise. Il a fait l’objet d’un travail d’inventaire de chaque élément technique des métiers à bras et mécaniques. Il occupe un immeuble situé 10, rue Richan (Lyon, 4^e arr.) construit au milieu du xix^e siècle.

• 3 Dossier de protection CID-DRAC Auvergne-Rhône-Alpes.

4Cet immeuble a été bâti en plusieurs étapes. La première construction date de 1841. À cette date, le serrurier Yves Duguet demande l’autorisation d’édifier à cet emplacement une maison (composée d’un rez-de-chaussée et d’un étage, de 9 m de hauteur) sur un terrain qu’il a acquis dans le lotissement Bouniols. Les archives3 notent qu’en 1847, Mme Duguet tisse, dans cette maison, sur un métier uni. En 1873, Pierre Millan, tisseur, achète la maison ; en 1878, il demande l’autorisation de la faire exhausser. On peut considérer que cette date correspond à la naissance de l’immeuble de tissage actuel [fig. 1 et 2].

• 4 HALITIM-DUBOIS Nadine, Industries en héritage. Auvergne-Rhône-Alpes, Lyon, Lieux Dits, 2019.
• 5 Jean Huchard formé au métier de tisseur, ami de Georges Mattelon, a entrepris dans les années 1980 (...)

5Acheté en 1939 par Georges Mattelon, tisseur en soie né en 1913, l’atelier est toujours propriété de ses descendants aujourd’hui4. En 1948-1950, un nouvel atelier, avec deux métiers mécaniques, est aménagé au rez-de-chaussée, dans la cour intérieure de l’immeuble. En 1955, G. Mattelon est honoré du titre de Meilleur Ouvrier de France ; il prend sa retraite en 1975 mais continue de faire fonctionner l’atelier avec l’association Soierie Vivante. Après son décès, en 2004, son fils Jacques prend la relève en faisant vivre l’atelier familial par des visites, avec l’association Tissage Mattelon & Compagnons : il en réalise, avec Jean Huchard5 et d’autres bénévoles, un inventaire complet [fig. 3].

• 6 https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/PA69000043 [lien valide en juin 2023].

6Au premier étage de l’immeuble est installé le logement. C’est au deuxième étage que se trouve l’atelier de tissage, qui a été classé monument historique au titre des objets mobiliers le 5 janvier 19966. Les quatre métiers à tisser à bras sont tous différents : un métier large (1830-1840) permettant de tisser jusqu’à 2 m de large ; un métier dit « étroit » permettant de tisser 80 cm de large ; deux métiers dits « larges » permettant respectivement de tisser 165 cm de large et 180 cm de large. Ont été également protégés un ourdissoir vertical à bras et son cantre horizontal en noyer, très rare, ainsi qu’un rouet complet permettant la préparation des trames. Si la technique du tissage a fait de gros progrès, certains tissus, notamment ceux destinés à l’ameublement, requièrent encore impérativement l’usage du métier à bras. La vitesse lente et la souplesse manuelle sont des conditions nécessaires pour réaliser des motifs complexes, impossibles à obtenir à partir d’un métier mécanique [fig. 4].

• 7 Inscription par arrêté de l’ensemble des façades et toitures, y compris celles de la cage d’escali (...)

7En 2011, la totalité de l’immeuble a été protégée dans le but d’assurer la conservation des métiers, ce qui donne une plus grande cohérence à cet ensemble7.

• 8 Un projet de municipalisation du lieu a été proposé par l’association.

8Cet atelier, où coexistent métiers à bras et métiers mécaniques, véritable « monument » de l’archéologie industrielle lyonnaise, mérite toutes les attentions au regard de l’histoire des techniques mais aussi de l’activité des fabriques de soieries au xix^e siècle, éléments indispensables au récit sur l’histoire de la soie à Lyon. Il n’en reste pas moins qu’il est géré actuellement par une association, avec des financements parfois insuffisants compte tenu des enjeux patrimoniaux8 qu’il représente.

• 9 BARRE Josette, La Colline de la Croix-Rousse, histoire et géographie urbaines, Lyon, Éditions lyon (...)
• 10 Recherche - POP (culture.gouv.fr).

9La question patrimoniale est tout aussi ardue avec des machines protégées mais qui ne sont plus en activité, même lorsqu’elles appartiennent à une commune, comme c’est le cas des métiers de l’ancienne école municipale de tissage de Lyon, haut lieu des techniques d’apprentissage du tissage à la Croix-Rousse9, devenue aujourd’hui le lycée professionnel La Martinière-Diderot. Au moment de la restructuration du lycée, douze métiers à tisser mécaniques du début du xx^e siècle ont été inscrits10 au titre des monuments historiques, le 2 juillet 1992, tandis que quatre métiers à bras à tisser la soie, datés de la fin du xix^e et du début du xx^e siècle, ont été classés monuments historiques en 1996. Ces métiers, ainsi que toute la chaîne des machines préparatoires (ourdissoir, cannetière, cartons perforés, bobines…), racontent l’histoire prestigieuse et laborieuse de la soie à Lyon [fig. 5].

• 11 La mécanique Jacquard supprime l’opération de tirage qui nécessitait auparavant un ouvrier pour ac (...)

10Dans leur aspect général, malgré leur variété, les métiers lyonnais se ressemblent. Ces quatre métiers classés monuments historiques sont des métiers à bras, système Jacquard11. Par leurs montages différents, ils représentent les grandes familles de tissus façonnés, damas, lampas lancé, broché et velours. Deux d’entre eux sont munis d’une mécanique Vincenzi et deux autres d’une mécanique Verdol. Ces deux constructeurs ont apporté l’un et l’autre une évolution, même si celle-ci concerne en l’occurrence davantage la dimension de l’étoffe à fabriquer que le principe de fonctionnement de la machine. Leurs métiers sont plus longs, en raison de la largeur de l’étoffe souhaitée. Ils se composent de quatre poteaux de bois fixés au sol et reliés entre eux à leur partie supérieure par des traverses de bois, de section similaire à celle des poteaux d’une largeur de 2,50 m et d’une hauteur de 4 m. Avec la mécanique Jacquard, les cartons mesurent 10 à 12 cm et sont reliés entre eux par une lacette, pour constituer une suite sans fin. Avec la mécanique Verdol, il n’y a ni carton ni lacette : c’est un papier fort dont on colle les deux extrémités pour obtenir une continuité sans fin du dessin. La différence entre deux métiers réside donc dans la façon dont sont montées les cordes, et dans la différence de la trame [fig. 6].

• 12 Métiers non complets.

11À l’exception de deux métiers à tisser à bras « montés12 » dans le hall du lycée Diderot, les autres métiers ont été démontés, mis en caisse et entreposés dans une réserve proche de Lyon. En 1996, l’association lyonnaise Soierie vivante alertait les services patrimoniaux sur les conditions particulièrement précaires dans lesquelles étaient conservés les métiers à tisser à bras classés, propriété de la Ville de Lyon, en particulier les bâtis en bois. En 2000, Soierie vivante a informé les différents partenaires patrimoniaux de la Ville et de la région de la disparition des douze métiers mécaniques : bien qu’inscrits au titre des monuments historiques, ils ont été détruits par inadvertance…

• 13 Établissement industriel où les fils de soie étaient pesés avec un taux d’humidité déterminé, avan (...)
• 14 DURAND Maximilien, BERTHOMMIER Claire & LE CACHEUX Pascale (dir.), Lyon et Dragons. Dessiccateurs (...)

13La soie peut renfermer de 8 % à 15 % de son poids en eau sans paraître mouillée, propriété qui peut présenter de graves inconvénients car elle facilite la fraude. Au début du xix^e siècle, le président de l’établissement de la condition des soies13 situé sur les pentes de la Croix-Rousse à Lyon demande à l’ingénieur Léon Talbot comment rendre le pesage de la soie plus fiable. Ce dernier conçoit en 184214 (après plusieurs années de recherche) une étuve permettant d’obtenir une « dessiccation à l’absolu », afin de déterminer le poids net de la soie et de garantir l’exactitude des transactions, procédé adopté la même année par la chambre du commerce de Lyon. Sous l’impulsion de Jean-François Persoz, professeur au Conservatoire des Arts et Métiers, l’industriel Joseph-Louis, spécialiste de la fonte émaillée, améliore encore le dispositif et dépose en 1853 un brevet d’invention à l’institut national de la propriété industrielle (INPI).

• 15 Voir la notice https://cths.fr/an/prosopographie_liste.php?nom=HEDDE&nom2=&biographie=&bibliographi (...)
• 16 HEDDE Isidore, Description méthodique des produits divers recueillis dans un voyage en Chine, Sain (...)
• 17 DURAND Maximilien, BERTHOMMIER Claire & LE CACHEUX Pascale (dir.), Lyon et Dragons, op. cit., p. 7 (...)
• 18 Ibid., p. 107.

15La chambre de commerce de Lyon s’intéresse très tôt au marché chinois pour mieux adapter le commerce et conserver son premier rang mondial de la fabrique. Des émissaires, parmi lesquels Isidore Hedde15 (1801-1880), parcourent la Chine et présentent à leur retour une analyse des techniques employées grâce à des dessins d’une extrême précision16. Témoin de cette époque, l’artiste-peintre lyonnais Antoine Vollon17 (1833-1900), employé de l’entreprise Rogeat, réalise le décor des plaques de fonte émaillées des dessiccateurs, en s’inspirant des modèles picturaux chinois issus des carnets d’Isidore Hedde, offrant ainsi aux étuves un ornement inattendu et insolite. Les dessiccateurs, mesurant 1,85 m de haut (incluant la partie balance sinon le cylindre seul 1,40 m) et 0,87 m de diamètre, sont composés d’une cuve circulaire, dont les parois sont revêtues de quatre plaques en fonte émaillée blanche. Les scènes polychromes représentent des personnages chinois au travail, illustrant avec minutie les étapes de la fabrication de la soie. Les dessins originaux utilisés comme modèles ont été exécutés vers 1840 par les peintres chinois Cheungqua (Sunqua) et Youqua, originaires de Canton [fig. 8]18.

• 19 Dépôt du musée des Tissus de Lyon.
• 20 En travaux pour cinq ans (2021-2025).
• 21 L’Institut a accueilli 473 étudiants chinois venus se former aux études occidentales de 1921 à 194 (...)

16Il existe aujourd’hui au musée des Tissus de Lyon une importante collection de ce type de plaques, les machines elles-mêmes n’ayant pas toutes été sauvegardées, à l’exception des deux exemplaires du musée et de quatre autres conservés au musée d’Arts et d’Industrie de Saint-Étienne19. Étroitement associée au perfectionnement et aux innovations majeures de la Fabrique lyonnaise au xix^e siècle, leur iconographie révèle le goût de l’époque pour le style orientaliste. Ces plaques sont exposées actuellement et pour toute la durée des travaux du musée des Tissus20 au Nouvel Institut franco-chinois, dans l’enceinte du fort Saint-Irénée (5^e arr.). Cet établissement muséal valorise l’histoire de l’Institut franco-chinois (1921-1946), première université chinoise créée hors de Chine, témoignage d’un lien important entre la Chine et la France (et Lyon en particulier)21 [fig. 9].

• 22 CHOVIN Sylvie, HALITIM-DUBOIS Nadine & LOCCI Jean-Pierre, « Les conditions des soies », L’Archéolo (...)
• 23 Voir la notice https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/PA69000043 [lien valide en juin 2023 (...)

17Jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’activité de la condition des soies a été très soutenue, atteignant des records de tonnage en 1913. Mais avec les progrès de la chimie et l’apparition des fibres artificielles, elle subit un fort déclin à partir du début du xx^e siècle (un quart de tonne de soie conditionné en 1955). Dans les années 1950, le bâtiment abrite le Centre de recherche de la soierie et des industries textiles22 (CRSIT) qui devient en 1958 le gestionnaire du conditionnement de la soie, sous la responsabilité de la chambre de commerce. En 1976, le CRSIT déménage à Écully, laissant le lieu désaffecté jusqu’en 1982, où il est réhabilité par le cabinet d’architectes lyonnais Mortamet-Vidal-Manhes, dans le cadre de la politique de réaménagement des pentes de la Croix-Rousse). En 1980, les toitures, la façade sur rue et l’escalier monumental sont inscrits23 au titre des monuments historiques. Aujourd’hui, le lieu accueille la bibliothèque municipale du 1^er arrondissement et le centre social et culturel [fig. 10].

• 24 CLARY Joël, Les Ailes de la soie, cat. exp., Lyon, Milan, musée des Confluences, Silvana, 2009, p. (...)

18Le choix de l’installation de l’Unité nationale séricicole (UNS) à La Mulatière, près de Lyon, dans les années 1970, n’est pas un hasard : il s’explique par le rôle historique de Lyon, berceau de la soie, ainsi que par la présence de l’Institut textile de France (ITF), héritier direct de la condition des soies. Cette magnanerie unique en Europe, le seul centre équivalent se trouvant au Japon, était installée dans une villa du xviii^e siècle où avait été planté un jardin séricicole qui comprenait un conservatoire des différentes espèces de mûriers, alimentation exclusive du ver à soie24. Soixante espèces et variétés y étaient cultivées (à mûres blanches, rouges et noires), soit environ 4 500 mûriers conduits en cordons simples, cordons doubles, chandeliers, gobelets et têtes de saule. En 1990, une mûraie de 8 000 m² a été plantée en complément sur le territoire de la commune de Sainte-Foy-lès-Lyon [fig. 11].

• 25 Cette démarche n’a pas abouti.

19L’animalerie possédait un stock de soixante-dix lignées de vers à soie (Bombyx mori) aux caractéristiques physiologiques et génétiques variées, fournissant des quantités importantes de soie de très haute qualité. Un des axes de recherche de l’UNS, grâce aux méthodes de la génétique moléculaire et du génie génétique, était la transformation du patrimoine héréditaire de l’insecte pour obtenir, dans la glande séricigène, la production de protéines d’intérêt économique : pharmaceutique, médical (pansement cicatrisant, vaccins) et agronomique, protéines synthétisées et sécrétées avec la soie. Les industries de transformation de la soie, situées essentiellement dans la région Rhône-Alpes, dépendent exclusivement de la Chine pour leur approvisionnement en matière première : le fil de soie grège (brut). Pour contourner ce monopole, six industriels se sont regroupés pour fonder une société anonyme dont l’UNS était le partenaire principal. L’objectif était de mettre en place, en France, une filière technologique complète de production de soie grège, du mûrier au fil de soie25. L’empreinte textile reste forte dans la région Rhône-Alpes avec comme corollaire l’élevage du ver à soie, qui a sans nul doute un avenir technologique prometteur [fig. 12].

• 26 Création par la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes du Réseau textile et mode en Auvergne-Rhône-Alpes en 200 (...)
• 27 HALITIM-DUBOIS Nadine, « La machine industrielle en Rhône-Alpes : objet du xx^e siècle », in DAL ZO (...)

24D’ordinaire, le patrimoine scientifique et technique, lorsqu’il n’est pas conservé dans un musée, n’a pas une grande visibilité institutionnelle, le musée constituant un « véritable » conservatoire des techniques et des savoir-faire. Il faut à ce titre souligner qu’il existe dans la région Auvergne-Rhône-Alpes une mise en réseau de tous les musées textiles et de la mode, ce qui apporte une meilleure visibilité à ce type de patrimoine et au fonctionnement de chaque lieu26. Ce réseau diffuse sur son territoire l’histoire textile de la région, des origines à nos jours. Plusieurs musées, créés à l’origine par des associations, occupent d’anciennes usines textiles. S’inscrivant dans une dynamique contemporaine qui évite l’écueil du récit passéiste, ils assurent la conservation matérielle, in situ et en bon état de marche, de machines bien documentées. Ils représentent un véritable conservatoire des techniques mécaniques du tissage sans toutefois garantir leur pérennité. De Bussières à Panissières (Loire) en passant par Amplepuis, Marnant-Thizy (Rhône) et Retournac (Haute-Loire) et bien sûr Lyon, ces structures ont su inventorier et mettre en valeur des machines souvent uniques qui étaient sur le point de disparaître27.