• 1 VERNA Catherine, L’Industrie au village. Essai de micro-histoire (Arles-sur-Tech, xiv^e et xv^e sièc (...)
• 2 Nous remercions la mairie d’Arles-sur-Tech et l’association « Le Moulin des Métiers d’Art », en pa (...)
• 3 Nous remercions le personnel des archives départementales des Pyrénées-Orientales d’avoir initié c (...)

1Arles-sur-Tech, commune des Pyrénées-Orientales, est marquée par un tissu industriel ancien et varié dont il est possible de suivre le développement depuis le Moyen Âge1. Malgré des destructions, pour certaines liées à des catastrophes naturelles, et un déclin économique au cours de la seconde moitié du xx^e siècle, cette commune conserve des vestiges industriels exceptionnels, dont l’étude est actuellement menée par le service Connaissance et Inventaire des Patrimoines de la région Occitanie. Une visite virtuelle a été conçue en 2021 pour donner à voir ses sites emblématiques, dont le carreau minier exploité par la Société Anonyme de Batère et l’ancienne usine textile Camo-Cantaloup. Cette dernière suscite un intérêt certain lié à son patrimoine, en particulier ses machines et ses archives d’entreprise conservées in situ. Pour en retracer l’origine, percevoir les caractères partagés avec les usines pyrénéennes dédiées à la fabrication de toiles en coton et mettre en évidence son originalité, la démarche suivie a été celle de l’Inventaire général : croiser étude des sources écrites et analyses architecturale et spatiale2. Le déficit d’archives habituellement mobilisées – en particulier les fonds se rapportant aux établissements classés3 – est compensé par l’existence d’archives privées. De plus, les archives cadastrales et notariées, de même que la presse, ont permis de suivre les différentes trajectoires qui font de cette usine un cas exemplaire des reconversions industrielles et patrimoniales initiées au cours des soixante dernières années. Enfin, l’étude s’est amplement nourrie de l’expertise des personnes qui travaillent ou ont travaillé sur des métiers aujourd’hui à l’arrêt. Il s’agit donc ici de restituer l’histoire de l’usine Camo-Cantaloup, depuis sa fondation en 1913 jusqu’à nos jours. L’étude de son patrimoine technique, pour une meilleure connaissance de ses origines et de ses fonctions, nous a également semblé nécessaire dans le cadre d’un projet de mise en valeur futur.

• 4 AD Pyrénées-Orientales, matrices cadastrales, parcelle cadastrale D 496.
• 5 Un extrait de l’acte de dissolution de la société est paru dans le journal L’Alliance, le 24 août (...)
• 6 Le bail est enregistré le 9 septembre 1912 devant M^e Blanc, notaire à Arles-sur-Tech.
• 7 CAZETOU Édouard, Organisation des ateliers de production et du service commercial d’une entreprise (...)
• 8 CABANAS Nathalie, L’Industrie sandalière, Haut-Vallespir-Basse-Soule. Histoires comparées de l’est (...)
• 9 Ibid., p. 21-64.
• 10 Joseph Cantaloup décède le 6 novembre 1925.
• 11 Un extrait des statuts de la société en nom collectif, enregistrés par le notaire arlésien M^e J. B (...)

2L’usine textile Camo-Cantaloup a été aménagée sur le site d’un ancien moulin à farine, le moulin dit de la Bille (ou Bile), qui utilisait la force hydraulique du Tech4. Les investissements des industriels arlésiens ne se portent pourtant pas immédiatement vers l’industrie textile en ce début du xx^e siècle : Alexandre Anrich, Georges Camo et Léon et Joseph Cantaloup, associés à Jules Camo, Henry Muchart, Léonie et Lucie Parés, se lancent tout d’abord dans la fabrication de produits chimiques en créant la société « Camo Frères et Cie, Société électro-chimique du Canigou5 ». Ils s’installent au mouli de la Bille, dans des locaux qu’ils louent aux époux Ille-Coderch6. Créée le 9 septembre 1912, cette entreprise ne semble pas rencontrer le succès attendu, car elle est dissoute le 18 août 1913 au profit d’une autre activité, la fabrication de semelles et de toiles pour espadrilles. Les années 1910 étant considérées comme l’« âge d’or de la sandale7 », le choix des entrepreneurs arlésiens se porte sur une industrie prospère, qui connaît un important développement en Haut-Vallespir, notamment dans le village voisin de Saint-Laurent-de-Cerdans, depuis le milieu du xix^e siècle8. Les capitaux et les réseaux des industriels catalans, les savoir-faire et la présence d’une main-d’œuvre nombreuse rendue disponible par le déclin des industries drapières et sidérurgiques de cette région sont autant d’atouts qui permettent au département des Pyrénées-Orientales de devenir l’un des principaux centres de production d’espadrilles en France9. C’est donc dans un contexte favorable que la nouvelle société « Anrich, Camo et Cantaloup » voit le jour le 8 août 1913, sous l’égide d’Alexandre Anrich, Georges Camo et Léon et Joseph Cantaloup10. Selon les statuts de la société, l’entreprise a pour vocation « la création et l’exploitation d’une industrie de tresse en jute ou en chanvre pour semelles d’espadrilles et de tissages ou toute autre industrie se rattachant par un point quelconque à la fabrication des espadrilles à Arles-sur-Tech »11.

• 12 L’enregistrement d’une nouvelle usine de tissage, dans les matrices cadastrales, intervient en 191 (...)
• 13 Archives privées de la société Camo-Cantaloup, Pierre Muchart, « Tissages catalans », document non (...)

3En 1913, la société « Anrich, Camo et Cantaloup » s’installe dans les locaux initialement loués par la Société électro-chimique du Canigou et fait vraisemblablement construire, dès cette époque, les ateliers de tissage12. D’après les documents laissés par Pierre Muchart, l’entreprise répond, durant la Première Guerre mondiale, à des commandes pour l’armée en s’appuyant sur une main-d’œuvre essentiellement féminine13. Grâce à des acquisitions foncières successives, en particulier le moulin de la Bile, en 1921, l’usine est agrandie au début des années 1920 : une teinturerie et un atelier des apprêts sont notamment adjoints à l’ensemble bâti qui occupe près de 2 300 m² [fig. 1]. Les bâtiments s’organisent le long d’une voie centrale est-ouest, depuis le Tech jusqu’à l’actuelle rue du 14-Juillet. Il est probable que l’organisation spatiale de la chaîne de production n’ait pas changé au cours du siècle : les bâtiments au nord abritaient les ateliers de tissage tandis que ceux leur faisant face étaient préférentiellement réservés au stockage, à la teinturerie et aux ateliers de réparation. Les agrandissements se poursuivent au cours de la décennie 1930 avec la construction d’ateliers, de séchoirs et de magasins [fig. 2].

• 14 Confédération générale du travail, Le Peuple : organe quotidien du syndicalisme, 1939.
• 15 L’Éclair, 21 octobre 1940, p. 2 ; ROSENSTEIN Jean-Marie, Les Espadrilles catalanes du Vallespir (A (...)
• 16 La société Camo-Cantaloup déclare le 18 décembre 1941 « avoir fait entreprendre au cours de l’anné (...)

4Ce n’est donc pas tant la crise qui touche l’industrie des espadrilles au cours des années 193014 que la crue dévastatrice du Tech, en octobre 1940, qui marque un coup d’arrêt au développement de l’entreprise. Une grande partie de l’usine est, en effet, emportée par les eaux : « À Arles-sur-Tech […] le riu Ferrer a changé de lit. La gendarmerie et le pâté de maisons voisines ont été rasés. Plus loin, les usines réputées du chocolat Cantaloup-Catala et les tissages Camo sont à peu près anéantis15. » Le sinistre est encore lisible dans l’architecture des différents ateliers. Les édifices les plus à l’ouest sont les moins touchés par la catastrophe : les ateliers de tissage conservent leur façade caractéristique construite en moellons de granit et de gneiss ainsi que leur charpente métallique supportant plusieurs axes et poulies d’entraînement. Les bâtiments à l’est du site (vestiaires et douches, séchoirs et magasins), reconstruits dès 194116, se démarquent par l’utilisation du ciment et par leurs larges baies rectangulaires. De même, le bâtiment de la chaudière surmonté par une cheminée en brique date de la reconstruction [fig. 3 et 4].

• 17 Cette liquidation est mentionnée dans un acte de vente enregistré le 24 mai 1940 entre les époux G (...)
• 18 Acte signalé et communiqué par Jean-Marie Rosenstein, que nous remercions ici chaleureusement.

5L’entreprise connaît précocement des difficultés en raison, d’une part, des coûts générés par la reconstruction et, d’autre part, de la perte de marchés pour les espadrilles. La société, renommée « Camo-Cantaloup et Cie » à la suite de la cession des parts d’Alexandre Anrich le 21 août 1931, est en liquidation en 194017. Quelques années plus tard, le 3 janvier 1947, elle doit faire face au décès de l’un de ses fondateurs, Georges Camo. Une tentative de restructuration a lieu le 10 février 1950 : la société en nom collectif est alors transformée en société à responsabilité limitée18. Elle réunit Angèle Denamiel, veuve de Georges Camo, Marie Camo, leur fille, Léon Cantaloup, Marcelle Berdaguer, veuve de Joseph Cantalou ainsi qu’Hélène Cantaloup, leur fille. La société nouvellement formée conserve le fonds de commerce créé en 1913, les biens immobiliers acquis, le matériel industriel ainsi que les marchandises et les matières premières garnissant le fonds. Sous la raison sociale « Camo-Cantaloup », elle a toujours pour objet l’industrie de la tresse en jute et en chanvre pour la fabrication des semelles d’espadrilles et le tissage ; elle a étendu ses débouchés aux colonies ou pays de protectorat ou sous mandat français, en particulier l’Algérie.

• 19 En premières noces, Marie Camo avait été mariée à Roger Chabrier-Moreau.
• 20 Au cours des années d’entre-deux-guerres, une diversification de la production avait déjà été tent (...)
• 21 LANDAIS Joëlle, « Rose Espigolé, ancienne ouvrière du moulin d’Arles-sur-Tech », L’Indépendant, 4  (...)
• 22 Archives privées de la société Camo-Cantaloup, plaquette et cartel promotionnels, non datés. FONQU (...)
• 23 PRACA Edwige & FONQUERNIE Laurent, La Fibre catalane. Industrie et textile en Roussillon au fil du (...)
• 24 LANDAIS Joëlle, « Rose Espigolé, ancienne ouvrière du moulin d’Arles-sur-Tech », art. cit.
• 25 Dans une note manuscrite, le dirigeant de la société Camo-Cantaloup signale qu’il est nécessaire d (...)
• 26 Archives privées de la société Camo-Cantaloup.

6Le renouveau de l’entreprise est porté par le second époux de Marie Camo19, Pierre Muchart, à partir des années 1950. Face à la désaffection des consommateurs pour l’espadrille, il développe la production de toiles de grandes largeurs pour faire du prêt-à-porter et surtout du linge de maison, en coton, mais également en lin20. Comme le rapporte Rose Espigolé, qui a travaillé à l’atelier de tissage entre 1968 et 1983 : « On fabriquait beaucoup de choses, du linge de table, des rideaux, des dessus-de-lit, des galons, des tabliers, des robes. On faisait aussi des vêtements d’enfants, des bavoirs, des manteaux, des articles fantaisie21… ». Afin de dynamiser les ventes, Pierre Muchart, diplômé des Beaux-Arts et de l’école du Louvre, soutient la production d’articles à motifs et bénéficie de l’appui de plusieurs artistes, dont László [« Lancelot »] Ney (1900-1965) et Peter Sprengholz (1936-1968), et du couturier Philippe Forain, qui renouvellent « la ligne et le design des toiles tissées à Arles-sur-Tech22 ». Ils développent les modèles à rayures colorées et réintroduisent les dessins traditionnels, souvent géométriques23 [fig. 5]. Les motifs sont également diversifiés : « On avait différents motifs avec des fleurs, des grenades, des palmiers24… ». Le parc des machines hérité des années d’avant-guerre ne peut répondre en totalité aux changements souhaités par Pierre Muchart qui doit faire appel à des fournisseurs extérieurs, notamment normands et mulhousiens25. Les articles sont d’abord diffusés dans les grands magasins, mais le nouveau dirigeant cible également la vente par correspondance, en particulier auprès des hôtels, et s’adresse aux boutiques spécialisées dans le linge de maison, vendu au mètre ou en guise d’articles souvenirs, en particulier en Provence et dans le Bordelais. Afin de toucher ces revendeurs, il fait éditer des catalogues par saison26.

• 27 Archives privées de la société Camo-Cantaloup, plaquette promotionnelle.
• 28 LANDAIS Joëlle, « Rose Espigolé, ancienne ouvrière du moulin d’Arles-sur-Tech », art. cit.
• 29 Ibid.
• 30 Ces chiffres sont fournis, en 1956, par l’entreprise Camo-Cantaloup au ministère de l’Industrie et (...)
• 31 LANDAIS Joëlle, « Rose Espigolé, ancienne ouvrière du moulin d’Arles-sur-Tech », art. cit.

7La vente directe est initiée avec l’ouverture d’une boutique à Paris, rue du Faubourg-Saint-Honoré, via la société Pierre Teck dont Pierre et Christiane Muchart sont les gérants. Si cette expérience prend fin au milieu des années 1960, à la même époque, Pierre Muchart développe au sein de son usine d’Arles-sur-Tech, renommée pour l’occasion « Tissages catalans », une activité de tourisme industriel, alors pionnière27. Comme le rappelle Rose Espigolé, ouvrière au tissage : « Il y avait des cars qui venaient avec des touristes. Ils visitaient les ateliers et achetaient la marchandise28. » Du fait de la saisonnalité touristique, l’effectif augmente en été : « On prenait deux ou trois ouvriers de 15, 16 ans qui venaient faire la saison », de même que les horaires : « On travaillait huit heures en été, sept heures en hiver, six jours par semaine et on avait les vacances à l’automne29. » L’entreprise emploie alors 36 personnes, dont 12 hommes et 24 femmes, tous d’Arles-sur-Tech ou des environs30. L’atelier de tissage compte une quinzaine d’employés, de 20 à 65 ans, surtout des femmes [fig. 6]31.

• 32 En 1973, il est fait mention de quatorze salariés dans une « fiche entreprise » adressée au Centre (...)

8Malgré les efforts de diversification initiés par son dirigeant, l’activité industrielle de l’entreprise Camo-Cantaloup décline au cours de la seconde moitié du xx^e siècle. L’espace libéré permet au dirigeant d’explorer une autre voie, celle de l’art. Entre les années 1970 et 1990, une partie de l’usine, qui emploie encore une quinzaine de salariés32, abrite une résidence d’artistes portée par le peintre Robert Sanyas (né en 1946), sous l’impulsion et la protection de Pierre Muchart, mécène et artiste lui-même. Toutefois, après l’arrêt des machines au tournant des années 1990, auquel fait suite la fin de cette aventure culturelle, le site est peu à peu délaissé.

• 33 Statuts de l’association Le Moulin des Métiers d’Art, fondée le 15 novembre 2019.

9Dans la continuité de la vocation culturelle impulsée par l’ancien dirigeant de la société Camo-Cantaloup, la commune d’Arles-sur-Tech rachète le site, en 2012, avec le projet d’offrir des espaces de travail à des artisans d’art. Les premiers s’installent dans l’ancienne usine textile durant l’été 2012. Le cahier des charges présidant à la sélection des artisans conduit à recruter des personnes ayant obtenu le titre d’artisans d’art, ce qui permet au Moulin des Arts d’intégrer « la route de l’artisanat et des métiers d’art en Occitanie ». En 2020 et 2021, la commune entreprend une première tranche de travaux pour la réhabilitation d’une partie des bâtiments dans le cadre de ce pôle des métiers d’art. Sous la maîtrise d’œuvre du cabinet Serra Architectes, cette tranche porte sur la réfection de la toiture de la boutique installée dans un ancien atelier à l’entrée du site et celle de l’ancien tissage. Quelques travaux de maçonnerie sont également réalisés, dont l’aménagement de la façade nord de la boutique et la démolition d’un poste de transformation électrique, à l’arrière des ateliers. Afin de consolider et de promouvoir la nouvelle vocation du site, l’association « Le Moulin des Métiers d’Art » est créée en novembre 2019. Au-delà des objectifs artistiques, une de ses ambitions est de sensibiliser le public aux patrimoines présents sur le site, à la fois matériel et immatériel33. Un riche patrimoine technique a, en effet, pu être sauvegardé grâce aux efforts successifs de Pierre Muchart, de la mairie d’Arles et de l’association du Moulin des Métiers d’Art [fig. 7].

• 34 Inventaire annexé à l’acte de formation de la société Camo-Cantaloup, transmis par Jean-Marie Rose (...)
• 35 Archives privées de la société Camo-Cantaloup.

10Vraisemblablement en lien avec leur première expérience industrielle dans la fabrication de produits chimiques, la teinture des fibres utilisées dans la confection des toiles pour espadrilles entre rapidement dans les opérations réalisées à l’usine Anrich, Camo et Cantaloup. Rappelons qu’un atelier de teinture est construit au début des années 1920. La majeure partie de ces locaux, y compris leur équipement, est toutefois emportée par la crue d’octobre 1940. L’atelier n’est pas reconstruit à l’identique, mais plusieurs indices laissent penser que cette activité se maintient, tout au moins dans les premières années qui suivent la reconstruction. En premier lieu, de nombreuses substances chimiques sont portées au capital de la société Camo-Cantaloup nouvellement créée en 195034. De plus, signalons, dans les archives de l’entreprise Camo-Cantaloup, l’existence de quatorze livres dédiés aux colorants et présentant des échantillons, pour la plupart des catalogues de fabricants, dont ceux des établissements Kuhlmann35. Enfin, les quelques équipements liés à la teinture conservés de nos jours se trouvent dans les parties de l’usine reconstruites à partir de 1941.

• 36 Machine destinée à teindre les tissus à l’aide d’un bac à teinture équipé de rouleaux entre lesque (...)
• 37 Archives privées de la société Camo-Cantaloup, description des « Terrains-Bâtiments », document no (...)
• 38 Archives privées de la société Camo-Cantaloup, notes manuscrites, années 1950.
• 39 Témoignage de Rose Espigolé, recueilli et aimablement transmis par Joëlle Landais en septembre 202 (...)

11Au milieu du siècle, l’atelier de teinture abrite quatre jiggers36, une machine à apprêt, une essoreuse ainsi qu’un séchoir37. Le matériel utilisé atteste d’une teinture pratiquée sur pièces plutôt que sur écheveaux. D’ailleurs, le grand teint est sous-traité durant les années 195038. La réorientation de la production vers le prêt-à-porter et les articles à motifs – productions qui nécessitent l’emploi de fils colorés – pourrait expliquer l’abandon de cette activité au tournant des années 1950-1960. Interrogée à ce sujet, Rose Espigolé, tisserande entre 1968 et 1983, est formelle : « Ça faisait longtemps qu’il [l’atelier] ne fonctionnait plus. Je n’ai jamais connu personne qui avait travaillé à cette époque. On en parlait, on savait que la teinturerie avait existé autrefois39. » En raison de cet arrêt précoce, l’activité de teinture n’a pas laissé un patrimoine spectaculaire, mais les quelques vestiges – immobilier et mobilier – sont néanmoins à signaler.

• 40 Se reporter au plan du site (fig. 2).
• 41 Un modèle assez semblable et daté du premier quart du xx^e siècle est conservé au musée de la Scien (...)

12Le bâtiment surmonté d’une cheminée en brique, parfaitement conservée, abrite une chaudière tubulaire équipée d’un foyer automatique du constructeur « Stein et Roubaix » [fig. 8]. À proximité de la chaudière, un moteur portant une plaque « Worthington » témoigne de l’installation d’une pompe qui permettait vraisemblablement de remplir d’eau la cuve qui le surmonte. La vapeur produite, plusieurs tonnes par heure, était transportée via un réseau de conduites et utilisée dans l’atelier de teinture voisin40. Là, l’essoreuse semble être l’équipement le plus ancien conservé, fourni par les établissements « T. Robatel, J. Buffaud », constructeurs mécaniciens installés à Lyon, succédant à l’entreprise Buffaud frères, fabricants d’essoreuses, centrifugeuses et appareils de teinture dès les années 1860. En raison de son fournisseur et de son emplacement dans l’atelier, il est probable qu’elle ait fait partie du matériel utilisé dès les années 192041, de même que le bac de teinture sur pièce, situé à l’autre extrémité de la salle, mais déplacé depuis sa dernière utilisation [fig. 9].

• 42 Un film, réalisé par Romuald Weber et financé par la commune d’Arles-sur-Tech, était projeté, il y (...)
• 43 LANDAIS Joëlle, « Rose Espigolé, ancienne ouvrière du moulin d’Arles-sur-Tech », art. cit.
• 44 Ibid.

13Le tissage est au cœur du dispositif de production des toiles, qu’elles soient destinées à la fabrication des espadrilles, au prêt-à-porter ou au linge de maison42. Il nécessite des étapes de préparation des fils, de chaîne comme de trame : « On avait chacun notre tâche, c’était un travail d’équipe43. » En amont, l’ourdissage permet d’agencer les fils de chaîne, quant au fil de trame, il est monté sur des cannettes, venant ensuite se loger dans les navettes, grâce à des cannetières. À Arles-sur-Tech, dessin et ourdissage s’effectuaient dans les bâtiments faisant face aux ateliers de tissage44. Si l’ourdissoir a aujourd’hui disparu, deux cannetières sont encore conservées ; elles proviennent des ateliers du constructeur américain Universal Winding Company (Boston) [fig. 10].

• 45 Dans l’inventaire annexé à l’acte de formation de la société Camo-Cantaloup sont mentionnés cinqua (...)

14Les ensouples sorties de l’ourdissage étaient transportées et installées sur les métiers à tisser. Au milieu du siècle, l’usine en comptait plus de cinquante, réparties entre plusieurs ateliers45. Les ouvriers et ouvrières des tissages intervenaient alors :

• 47 Témoignage de Rose Espigolé, recueilli et aimablement transmis par Joëlle Landais en septembre 202 (...)

15Au sein de l’atelier, les métiers sont répartis en fonction des postes de travail, le ou la tisserande étant chargé(e) de plusieurs métiers se faisant face : « Deux avec les grands et même quatre pour les petits. Il fallait qu’ils soient les uns à côté des autres47. » Si l’un des ateliers a été reconverti en espace de vente – et par conséquent, vidé de ses machines – un autre abrite encore vingt-deux métiers à tisser [fig. 11].

• 48 La laize correspond à la largeur d’un tissu, d’un bord à l’autre.

16Les différents métiers à tisser se caractérisent par la largeur du tissu fabriqué, par le type de programmation des rayures ou des dessins et par la technique d’insertion du fil de trame. Ainsi, la première distinction visible dans l’atelier de tissage Camo-Cantaloup est la taille des métiers, et plus précisément l’empeignage de chaque métier. Au milieu du siècle, plus de la moitié du parc se composait de métiers à tisser dont l’empeignage mesurait 40 cm, soit des métiers petites largeurs, également appelés métiers petites laizes48. Il existait, à la même époque, plusieurs métiers moyennes et grandes largeurs (empeignage compris entre 110 et 140 cm). Actuellement sont conservés un métier à tisser très petites largeurs, quatre métiers à tisser petites largeurs (empeignage 40 cm), quatre métiers à tisser moyennes largeurs (empeignage 110 cm) et douze métiers à tisser grandes largeurs (empeignage compris entre 170 et 205 cm) [fig. 12, 13 et 14].

• 49 Dans une note manuscrite du dirigeant de la société Camo-Cantaloup, les métiers sont datés des ann (...)
• 50 Datés par tradition orale.
• 51 CALISTE Lisa & PIERROT Nicolas, « De l’usage des machines patrimoniales dans l’industrie contempor (...)
• 52 « Simples, robustes […] le réglage en est facile, l’entretien presque nul », certains modèles, don (...)
• 53 L’identification des métiers à tisser de l’usine Camo-Cantaloup revient à Jacques Nemoz et Christi (...)

17Deux constructeurs ont pu être identifiés grâce aux indications moulées sur les châssis des métiers : il s’agit du constructeur français Diederichs (Bourgoin), dont treize métiers – petites et grandes largeurs – portent la marque, et du constructeur anglais Hattersley, dont deux métiers grandes largeurs sont assurément fournis par cette firme étrangère. Initialement mis en mouvement par un système d’arbres, de poulies et de courroies, encore en place dans la partie est de l’atelier, six grands métiers Diederichs, installés dans la zone opposée, sont équipés de moteurs électriques individuels. Bien que certains modèles aient été fabriqués sur une période d’une cinquantaine d’années en intégrant quelques modifications, il est possible de proposer une date de production pour ces machines. Les métiers petites largeurs sont les plus anciens et datent vraisemblablement des années 1930 tandis que les métiers grandes largeurs seraient des années 1940, 1950 pour les plus récents49. Rappelons qu’il s’agit d’une date de mise sur le marché et non d’utilisation des machines : dans l’usine des Toiles du Soleil, à Saint-Laurent-de-Cerdans, quatorze métiers à navette Diederichs, datant des années 194050, sont encore en service pour la fabrication des toiles transat (43 cm)51. À Arles-sur-Tech, trois métiers grandes largeurs Diederichs ont été identifiés comme étant des métiers coton type 770052 non automatiques, à empeignage 185 cm, quatre couleurs avec mouvement de boîte type D3253. Six autres, les plus récents, sont des métiers coton type CRK1 automatiques, commandés par des moteurs individuels.

• 54 CALUWÉ Fr. de, Traité pratique de tissage mécanique à l’usage de fabricants, directeurs, technicie (...)
• 55 Nous remercions sincèrement Alexis Grandemange et Simon Nicolle, de l’entreprise Stäubli Faverges, (...)
• 56 Comme indiqué par Alexis Grandemange, le modèle de ratière type StdlEZ, présent à Arles-sur-Tech, (...)

18Toutes les machines de l’usine Camo-Cantaloup sont équipées, en superstructure, de ratières du constructeur Stäubli Frères, pour la plupart fournies par les ateliers de Faverges (Haute-Savoie) [fig. 15]. Pour rappel, la ratière commande et met en mouvement les cadres (ou lames) des métiers ; initialement, elles ne font que les lever54. En soulevant les groupes de fils de chaîne passant par les lisses, elle permet la formation de la foule, ouverture en deux nappes de fils distincts, dans laquelle passe le fil de trame. Les cadres avant commandent les fils formant le fond du tissu tandis que les cadres arrière commandent les fils utilisés pour les motifs. Les cadres, parfois au nombre de dix, proviennent de plusieurs ateliers, Léon Charpentier (Forest, Belgique), Tetlow ou encore Trefilat (Saint-Étienne). La technologie mise en œuvre pour actionner les cadres du métier, à planchettes et à chevilles, permet de confirmer la date de mise en service des métiers. Comme indiqué par Alexis Grandemange, employé de l’entreprise Stäubli Faverges, section Textile, les systèmes de lecture avec planchette et chevilles ont été remplacés, après 1945-1950, par des cartons perforés55. Les ratières utilisées par l’entreprise Camo-Cantaloup sont donc antérieures à la Seconde Guerre mondiale. Les plus anciennes datent des années 1910-192056 tandis que celles qui sont montées sur les métiers grandes largeurs avec moteur électrique ont été produites dans les années 1930. Les métiers les plus grands, dont les Hattersley, sont équipés de ratières fournies par la firme Stäubli et Cie, dont les ateliers sont situés à Horgen, en Suisse.

• 57 Archives privées de la société Camo-Cantaloup, notes manuscrites, années 1950.
• 58 BONHÔTE Jérôme, CALISTE Lisa & PIERROT Nicolas, « Avant-propos », Patrimoines du Sud, no 11, 2020, (...)

19« On vous achèterait fort cher vos métiers au musée de Lyon57 » ; cette remarque adressée à Pierre Muchart dans les années 1950 renvoyait, à l’époque, à un outillage déjà trop ancien pour faire face à la concurrence. Plus d’un demi-siècle plus tard, la vingtaine de machines conservée dans l’ancienne usine Camo-Cantaloup présente un intérêt patrimonial certain. Bien plus que leur valeur matérielle et pédagogique, ces machines sont porteuses de valeurs symboliques, voire identitaires : elles font partie de l’histoire du textile en Catalogne, depuis la fabrication des espadrilles jusqu’aux créations plus récentes d’articles de prêt-à-porter et de linge de maison. Plusieurs questions se posent aujourd’hui : quels sont les moyens de les pérenniser et de les rendre intelligibles ? Comment rendre compte d’une ligne de production dont la conservation est lacunaire et de gestes techniques aujourd’hui disparus ? Dans un récent bilan se rapportant au patrimoine mobilier de l’industrie en Occitanie, le déficit d’étude et de protection officielle des outils et machines a été mis en évidence58. Si l’on s’en tient à la protection des monuments historiques au titre des objets, seuls en bénéficient les machines de la filature Engles Boyer, dite des Calquières, à Langogne (Lozère) et les métiers à tricoter Reading de la bonneterie L’Arsoie à Sumène (Gard). À Arles-sur-Tech, les conditions sont actuellement réunies pour aboutir à la conservation pérenne des équipements liés à la fabrication de toiles en coton : l’effort de préservation in situ des machines et des archives d’entreprise ainsi que la maîtrise du foncier et du statut juridique de cet outillage par une collectivité territoriale permettent d’envisager une reconnaissance juridique de ce patrimoine technique, préalable nécessaire à sa conservation préventive et à sa valorisation.