• 1 Le chef d’atelier (une femme à ce poste est rarissime) est propriétaire de ses métiers à tisser, t (...)
• 2 Soierie vivante, Atelier municipal de passementerie – 21, rue Richan, 69004 Lyon, www.soierie-viva (...)

1En 1982, Henriette Létourneau (1912-2005), passementière, meilleur ouvrier de France (MOF), cheffe d’atelier1, vend à la Ville de Lyon son atelier familial de passementerie, situé dans le quartier de la Croix-Rousse, pour qu’il devienne un élément de mémoire patrimoniale. En 1993, constatant que les projets municipaux ne respectent plus l’idée d’origine, elle crée avec des amis l’association Soierie vivante2 qui, depuis cette époque, anime et entretient l’Atelier municipal de passementerie.

• 3 Atelier municipal de tissage – 12 bis, montée Justin-Godart, 69004 Lyon.

2En 2001, sollicitée par sa propriétaire, Renée Fighiera, l’association loue son atelier de tissage et ses métiers à tisser mécaniques, c’est-à-dire avec un moteur électrique, à quelques centaines de mètres du précédent3. Il est racheté par la Ville en 2013, mais les métiers à tisser appartiennent toujours à l’association Soierie vivante. C’est l’Atelier municipal de tissage.

• 4 Rattachée à Lyon en 1852, c’est le 4^e arrondissement de la ville.

4Au rez-de-chaussée d’un immeuble datant de la fin des années 1820, à l’angle de la rue Justin-Godart et de la rue Lebrun, l’atelier se situe alors juste au nord du rempart de Lyon, sur la commune indépendante de la Croix-Rousse4. Le local fait moins de 70 mètres carrés. En 1925, Pierre Marie et Eugénie Rochard quittent cet atelier dont ils étaient locataires et dans lequel ils ont travaillé et élevé leurs deux enfants pour le céder à Claudius et Étiennette Ressicaud, qui deviennent propriétaires des lieux contrairement à leurs prédécesseurs. Autre changement, le couple et leur fille Renée, âgée de cinq ans, sont les premiers à ne pas habiter dans l’atelier.

• 5 Ce terme, péjoratif au départ et dont l’origine est incertaine, désigne l’artisan tisseur plus com (...)
• 6 Terme régional pour le tisserand de fils d’or, d’argent et de soie.
• 7 Ce terme désigne une boucle de cordelette. Il est encore utilisé en vénerie.
• 8 C’est le métier à la grande tir introduit d’Italie en France par Claude Dangon (?-1631) au tout dé (...)
• 9 Ici, la cuisine a été cloisonnée avec de simples planches à une époque indéterminée.
• 10 Nos mezzanines actuelles.
• 11 BARRE Josette, La Colline de la Croix-Rousse. Histoire du paysage urbain, Lyon, Éditions lyonnaise (...)

5C’est là toute la particularité de cette zone industrielle. Le canut5, sa famille, parfois l’apprenti et la servante, logent dans l’atelier même. Entre 1805 et 1817, Joseph-Marie Jacquard (1752-1834) puis Jean-Antoine Breton (1775-1836) mettent au point une mécanique qui sépare automatiquement les fils de chaîne en deux nappes permettant le passage de la navette qui porte la trame pour réaliser des étoffes avec des motifs complexes. Précédemment, le tisseur6 était aidé par un tireur de lacs7 qui actionnait la programmation en tirant sur des fils pour lever la chaîne8. Cette invention accélère le travail, réduit le risque d’erreur, mais la mécanique surélève le métier à tisser de plus de 80 centimètres, ce qui n’est pas compatible avec l’habitat existant. La ville et son faubourg se couvrent dès le Premier Empire, d’immeubles avec de nombreuses fenêtres et une belle hauteur sous plafond, de plus de 4 mètres, offrant d’excellentes conditions de travail mais un confort minimal pour la famille. La cuisine est dans un coin de l’atelier9, la chambre commune en « suspente10 », accessible par une échelle à barreaux. On estime à 8 000 le nombre d’ateliers de ce type construits au cours du xix^e siècle, qui étaient animés par environ 40 000 métiers à tisser. L’Atelier municipal de tissage en est le seul survivant11.

• 12 Les étoffes étaient de 90 cm de large à l’époque. Avec le passage aux largeurs de 120 ou 140 cm, i (...)
• 13 Claudius décède en 1975, Étiennette en 1977, Georges, malade, ferme l’atelier en janvier 1981. Il (...)
• 14 M. Walder tisse de l’ameublement de 1983 à 1992. M. Delafosse reprend « la robe » de 1993 à 1998, (...)
• 15 Onomatopée reproduisant le bruit du métier à tisser à bras.
• 16 Les rues de ce quartier sont bordées d’immeubles austères, généralement de quatre étages sur rez-d (...)

6De 1925 à 1981, la famille Ressicaud tisse de la « haute Nouveauté », qui est le haut de gamme de ce que l’on appelle « de la robe » par rapport à « l’ameublement ». Ce sont les étoffes que l’on retrouve dans la haute couture ou le prêt-à-porter de luxe. La famille possède en 1925 cinq métiers mécaniques12. Renée, leur fille, les rejoint sans grand enthousiasme à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. En 1947, elle épouse Georges Fighiera, mécanicien automobile, qui se passionne pour cette activité et prend des cours du soir à l’École municipale de tissage. La famille Ressicaud Fighiera13 ferme l’atelier en 1981 puis le loue successivement à trois entreprises jusqu’en 200114. À cette date, on compte encore quatre métiers à tisser mécaniques dans l’atelier. Deux d’entre eux fonctionnent correctement. René Jacquet, le dernier locataire, confie au lycée Diderot, anciennement École municipale de tissage, actuellement lycée Diderot-La Martinière, le soin de remettre en état un des métiers à tisser pour qu’il puisse réaliser du « piqué coton ». Le métier à tisser le façonné est alors en bon état. Les deux autres métiers servent de réservoirs de pièces détachées. Ils sont finalement remplacés par un métier à bras équipé d’une mécanique Jacquard appartenant à la Ville de Lyon et provenant de l’ancienne École municipale de tissage. L’atelier a donc un « bistanclaque-pan15 » pour permettre aux visiteurs de mieux comprendre l’architecture croix-roussienne16 et le principe du tissage sur un métier fonctionnant avec une mécanique Jacquard simple.

• 17 L’entreprise croix-roussienne Fumat était réputée pour fabriquer des métiers à tisser sur mesure e (...)
• 18 S’il y a plusieurs navettes travaillant en alternance pour réaliser un motif à plusieurs couleurs, (...)
• 19 CHARPIGNY Florence, « La réception du standard Verdol à Lyon et dans les centres textiles, résista (...)

8Georges et Renée Fighiera achètent d’occasion en 1977 un métier Fumat17. Le bâti est estampillé SACM (Société alsacienne de construction métallique de Mulhouse, ancêtre d’Alstom), équipé du système Pick-Pick18 et d’une mécanique Verdol de 1 344 crochets19 Synchro E fabriquée entre 1923 et 1973. Le métier a alors une vingtaine d’années [fig. 1].

• 20 Le dessin se répète à l’identique neuf fois en largeur.

9Il fonctionne toujours bien mais sa partie la plus mobile, le harnais, se fragilise au cours des années. Tel qu’il était monté, ce métier pouvait tisser une étoffe à neuf chemins20 et il avait 11 200 fils de chaîne.

• 21 LOIR Joanny, Tissage mécanique. Cours de garage des métiers mécaniques à tisser les étoffes de soi (...)

10Le harnais désigne toute la partie verticale du métier à tisser qui permet la levée des fils de chaîne en fonction des ordres donnés par le système de programmation, ici le papier perforé Verdol [fig. 2]21.

• 22 Pour éviter que les fils d’arcade ne s’accrochent entre eux, on supprime au maximum les aspérités.
• 23 Planche percée de trous réguliers fixée dans un cadre horizontal.
• 24 Tige métallique percée d’un chas par lequel passe un fil de chaîne.

11De haut en bas, les crochets raccordent le harnais à la mécanique de programmation et sont fixés aux fils d’arcade en lin huilé, flambé22. Ces derniers passent dans la planche d’empoutage23 qui répartit les fils en fonction de l’organisation nécessaire pour un certain type de tissage et de motifs. Chaque fil d’arcade supporte une maille24 tendue grâce à un fuseau (une tige en plomb). Sur ce type de métier à tisser, les harnais sont refaits tous les dix ans, celui-ci date de son achat par la famille Fighiera, en 1977.

• 25 Il paraît plus simple de donner les mesures en centimètres mais les professionnels utilisent encor (...)
• 26 Pendant l’ourdissage, on transfère les futurs fils de chaîne sur un énorme tambour puis on les enr (...)
• 27 TSA, entreprise de tissage située rue du Textile à Vaulx-en-Velin 69120.

12En 2017, la chaîne en soie noire du métier de façonné se terminant, il est apparu évident qu’il fallait entreprendre des travaux de remise en état et commander une nouvelle chaîne, en soie blanche cette fois, pour avoir une meilleure visibilité sur les fils. Autre changement sur la chaîne : pour alléger un peu le poids supporté par le métier à tisser et en simplifier l’entretien, il y a désormais seulement 9 400 fils, avec une densité de 80 fils au centimètre25. La nouvelle chaîne est ourdie26 par l’entreprise TSA27.

• 28 Action d’accrocher les fils d’arcade.

13La planche d’empoutage [fig. 3] et le peigne doivent eux aussi être changés. Fin 2017, les bénévoles de Soierie vivante ont démonté l’ancien harnais et trié les pièces. Début 2018 commence le colletage [fig. 4]28. Une restauration à l’identique ne semble alors pas un choix réaliste pour une machine qui est appelée à fonctionner régulièrement.

• 29 Staübli, entreprise originaire de Suisse, rachète en 1983 Verdol SA. Verdol quitte la rue Dumont-d (...)

16L’entreprise Stäubli29 propose une solution utilisée actuellement dans l’industrie : une barre transversale ou sommier est fixée à la base du métier à tisser, supportant toute la partie basse du harnais. L’ensemble mailles/plombs est remplacé par un ensemble mailles/ressorts. Cet élément comporte également la gaine de blocage avec les fils d’arcade. Il permet un montage plus rapide et les différentes parties du harnais sont vraiment indissociables [fig. 5]. Ce système supprime les risques de poussière de plomb dans l’atelier. La mise à niveau de toutes les mailles, ou appareillage, est cependant une aventure longue et méticuleuse.

• 30 Même si les métiers à tisser ont désormais une programmation informatique, les mécaniques Verdol s (...)
• 31 Andrée Berlande (1929-2022). Avec Jean Berlande, son époux, ils ont dirigé les Soieries Cheval de (...)
• 32 Soieries Cheval – 14, rue du Plâtre, 69360 Saint-Symphorien-d’Ozon.
• 33 Transposition du dessin sur papier quadrillé.
• 34 Lecture du papier quadrillé, ligne par ligne et carreau par carreau.

19C’est à ce moment que l’on constate que certaines erreurs relèvent du papier Verdol30 qui montre des signes d’usure. Ce problème se révèle être un élément très positif puisque les équipes de Soierie vivante en profitent pour tester la collection de papier Verdol stockée dans l’atelier. C’est ainsi que l’on connaît désormais certains des motifs qui ont été tissés dans cet atelier par la famille Fighiera. Une autre initiative est rendue possible grâce à la technologie actuelle : tisser un nouveau motif. Nouveau n’est pas le terme exact, puisqu’il s’agit d’un échantillon de tissu de satin façonné donné par une adhérente de l’association, Andrée Berlande31, ancienne directrice artistique de l’entreprise Cheval32. L’échantillon a été décalqué puis une seule personne a assuré toutes les étapes de réalisation, mise en carte33, lisage34, perforation du papier Verdol alors que, traditionnellement, toutes ces étapes relevaient de compétences spécifiques [fig. 8].

• 35 Les établissements Prelle et Tassinari, toujours à Lyon, en sont l’exemple.

22Il a aussi été nécessaire d’étoffer le carnet d’adresses de Soierie vivante pour trouver le bon fournisseur et le matériel spécialisé. Les métiers à tisser actuels ont un harnais très différent des métiers anciens. Le changement de méthode de tissage remonte au milieu du xx^e siècle avec la suppression de la navette. Une lance munie d’une pince prend le fil de trame d’un côté et le transporte de l’autre côté ou alors, le fil est projeté par jet d’eau ou jet d’air. Ces deux techniques sont maintenant la norme et toutes les entreprises en sont équipées. Certes, les étoffes d’ameublement faites pour les restaurations des Monuments historiques35 sont toujours réalisées sur des métiers à bras, mais les métiers mécaniques anciens n’ont plus beaucoup d’autre utilité. Une autre difficulté est liée à l’histoire de la soierie lyonnaise. Les ateliers familiaux n’offrent que peu de ressources en pièces détachées, contrairement aux centres textiles industriels qui ont un nombre important de machines identiques dans la même usine. La navette en est un bon exemple. Le 12 février 2001, René Jacquet informe par courrier Michel Rodarie, alors président de Soierie vivante, qu’il a vendu les navettes du métier à des visiteurs pour pouvoir payer son loyer. Heureusement, l’association hérite à l’époque régulièrement de pièces détachées d’entreprises textiles en fin d’activité ou en phase de modernisation. La navette utilisée actuellement s’use et n’est plus aussi fonctionnelle. Depuis des années, il n’est plus possible de la garnir de soie : le fil de la canette se dévide trop vite et fait des bouclettes. Les dernières étoffes réalisées ont donc une chaîne soie et une trame coton. Ce défaut est lié à l’usure des poils de peaux de chat qui tapissent l’intérieur de la navette. Ces poils freinent le déroulement du fil de la canette et permettent d’éviter l’électricité statique. La peau de lapin encore utilisée pour faire le feutre des chapeaux n’a pas la même qualité et il n’est plus possible de se procurer de la peau de chat. La peau d’opossum offre des qualités similaires. Par un heureux hasard, les multiples rangements réalisés pour mener à bien le chantier de rénovation ont permis de retrouver quelques bandelettes de peau de chat. Désormais, les canettes reçoivent à nouveau du fil de soie et l’étoffe qui sort du métier est 100 % soie.

• 36 Ardent défenseur du patrimoine lyonnais, ce couple, avec l’association Renaissance du Vieux-Lyon, (...)

24Le coût de cette remise en état est de 21 600 €. En 2017, Soierie vivante a lancé un appel au financement participatif sur le site Helloasso qui a rapporté 5 970 €. L’association s’apprêtait à financer le reste sur ses ressources propres avec une certaine inquiétude quand des aides inespérées sont arrivées. Au début de la crise de la Covid, en 2020, la région Auvergne-Rhône-Alpes a choisi d’aider les entreprises ou associations qui avaient engagé des investissements sans prêt en 2019, ce qui était le cas. 5 000 € ont été reçus avec soulagement. Le 18 mars 2021, la Ville de Lyon a décerné, comme chaque année, le prix Citoyen du Patrimoine Annie et Régis Neyret.36 Soierie vivante a été récompensée par un trophée et un chèque de 3 000 €. Le financement restant à charge de l’association est de 7 600 €.

• 37 Bonnabaud Systèmes – 10, rue docteur Lemonnier, 42300 Roanne, www.bonnabaud-systemes.fr [lien vali (...)

26L’entreprise Bonnabaud Systèmes37 a réalisé la planche d’empoutage. Christian Guillon, ancien artisan textile, a préparé les fils d’arcade et fait le colletage début 2018. Pour des raisons personnelles, il a arrêté son travail à ce stade. Une année de recherche sera nécessaire avant de continuer la rénovation du harnais. L’entreprise Stäubli apporte la solution avec des gaines autobloquantes et des mailles tendues par des ressorts. Les membres de l’association assurent l’appareillage. Pour des questions d’emploi du temps et de règles sanitaires, cette étape va se faire en deux temps. La liaison entre les fils d’arcade et les mailles est finalisée avant le passage des fils de chaîne. La mise à niveau des mailles est faite après.

• 38 Le restaing est une bobine.
• 39 Sfate et Combier – Entreprise de tissage – 8, chemin du Stade, 38730 Doissin – https://sfate-guigo (...)

27Le harnais proprement dit étant achevé, il reste à mettre en place la chaîne, ourdie par l’entreprise TSD. Elle fait 250 mètres de long en organsin blanc et compte 9 400 fils, ce qui était le projet originel destiné à alléger la structure. Après réflexion, il a été décidé de rajouter 200 fils, soit 100 fils de chaque côté placés sur des restaings [fig. 9]38. Cette option permet de garder la même densité de fils de chaîne que précédemment mais la largeur de l’étoffe est désormais de 1,20 m au lieu de 1,40 m. L’entreprise Sfate et Combier39 s’est chargée de ce travail.

• 40 Art’issant – 408, chemin du Mont, 38690 Bizonnes – www.facebook.com/artissant [lien valide en avri (...)

28Charlène Ré, auto-entrepreneuse sous le nom d’Art’issant40, a assuré le remettage. Pour le piquage en peigne, elle a travaillé en binôme avec les bénévoles. Le peigne actuel était dans les réserves de l’association.

• 41 Jacquard et Impression textile – Ennoblissement textile – 15, avenue Barthélémy-Thimonnier, 69300 (...)

29Un membre de Soierie vivante a décalqué le dessin et l’entreprise Jacquard et Impression textile41 a assuré la mise en carte, le lisage et la perforation du papier.

• 42 Musée du Tissage et de la Soierie, place Vaucanson, 42510 Bussières – www.museedutissage.com [lien (...)

32Actuellement, des bénévoles du musée de Bussières (Loire)42 aident à dépister les erreurs de colletage.