• 1 « Entreprise du patrimoine vivant » : 2009, 2015 et confirmé en 2022.
• 2 Ce label assure la traçabilité de la fabrication française dans le but de préserver les savoir-fai (...)

2Emblématique du territoire rubanier stéphanois, également longtemps figure importante de la soierie, la société Julien Faure s’est à juste titre vue attribuer les labels « Entreprise du patrimoine vivant1 » et « France Terre textile2 ».

• 3 Se référer à BESSE Nadine, « La rubanerie stéphanoise », in GARDE Gilbert (dir.), Grande encyclopé (...)

4Au-delà du récit familial, les dirigeants actuels ont désiré mieux connaître l’histoire de leurs prédécesseurs. Pour mener cette recherche, j’ai eu recours aux archives publiques et me suis appuyée sur les travaux que j’avais réalisés sur le patrimoine rubanier en tant que conservatrice du musée d’Art et d’Industrie de Saint-Étienne de 1981 à 20173. L’observation ethnographique et les nombreux entretiens que j’ai conduits lors de plusieurs campagnes de 1980 à aujourd’hui m’ont également permis de compléter l’étude historique. Ma contribution doit aussi son originalité au fait qu’elle repose sur des archives d’entreprise rarement conservées et encore moins dévoilées aux chercheurs. Si l’on a beaucoup cité et décrit brièvement les savoir-faire les plus emblématiques du ruban, on ne s’est pas penché sur les arcanes de la culture d’entreprise partagée par tous, des employés les plus humbles aux patrons.

• 4 La Nouveauté désigne les textiles de mode haut de gamme.

6Fils du jardinier du château de Sury, domaine des comtes du Forez, dans la Loire, Henri Faure (1838-1913) fonde avec Georges Portafaix (1814-1893), commis de fabrique comme lui, une entreprise de rubans de mercerie, Faure et Portafaix, en 1864. Le Second Empire est une époque favorable à l’établissement de rubaniers, fournisseurs des grands magasins parisiens comme du marché londonien. En 1876, Henri poursuit seul sous son nom ; tout en continuant à produire des articles unis de mercerie, il se lance, d’abord avec prudence, dans le jacquard pour la mode et la confection d’étiquettes. Ayant atteint une certaine prospérité, il cède en 1898 les rênes de l’entreprise à son fils aîné, Georges (1871-1950) qui doit associer ses frères Pierre (1873-1961) et Jean (1874-1959) dans une première génération : « Faure Frères et Cie ». Les collections, diversifiées, trouvent le succès dans la « Nouveauté4 » jusqu’aux années 1920-1930, période pendant laquelle les fils des trois frères s’associent à leur tour. L’édification d’une usine à Saint-Étienne complète la production, confiée encore largement aux tisseurs à domicile de la région stéphanoise, appelés ici « passementiers ».

• 5 La Fabrique est l’ensemble corporatif et consulaire régissant la rubanerie et la soierie à Saint-É (...)

9Deux des fils de Julien, Georgy (1923-2011) et Claude (1925-2011), dirigent l’un le ruban l’autre la soierie de 1946 à 1990. Le troisième fils, Daniel (né en 1946), entré à « l’export » au début des années 1970, devenu P.-D.G. en 1980, a opéré des transitions importantes dans les méthodes de la Fabrique5, osant de nombreuses innovations pour moderniser radicalement les usages de la maison. En 1995, Daniel passe le relais à l’un de ses neveux, Julien (né en 1959), qui porte le même nom et montre la même pugnacité que son grand-père. Les nombreuses et graves crises subies au cours de cette longue succession n’ont pas affecté l’amour du métier et de son riche patrimoine qui trouve aujourd’hui encore son indispensable utilité auprès des clients les plus exigeants de la mode et du luxe. Ce sont la construction et l’adaptation incessantes des collections et des compétences soutenues par les valeurs de la famille et la culture vécue de l’entreprise qui ont guidé mes investigations au cœur de cette histoire dont voici les sources.

• 6 Entretien de l’auteure avec une échantillonneuse au travail, 2019.

12Les archives écrites de l’entreprise documentent les numéros des « patrons », c’est-à-dire des modèles, depuis la maquette ou esquisse, la mise en carte qui prévoit sur papier réglé les croisements de fils, l’échantillonnage qui définit aussi les matières et coloris, la préparation des « garnies » de bobines, de peignes et de cartons perforés préparés pour la distribution des « chargements » aux passementiers [fig. 1] ou à l’atelier, la fabrication des cartes d’échantillons confiées aux représentants et présentées aux clients. Avant l’informatisation du milieu des années 1980, c’est un traçage empirique, réalisé à la main et fondé sur une longue expérience ainsi qu’un sens aigu des responsabilités, qui fait loi. Dans la chaîne opératoire de l’administration de la production et de la répartition des tâches, chacun dépend en effet de l’acteur qui le précède, et à rebours c’est le délai du tissage devant être livré qui constitue l’épreuve du feu. Dans la fabrique, chacun fait sienne cette exigence pour suivre le déroulé des phases de travail à tout niveau, y compris la commercialisation et la gestion des stocks. Connaître de nombreux numéros de patrons par cœur est preuve d’implication dans la vie de l’entreprise. Cette mémorisation bénéficie à la fluidité de la communication interne et permet de gagner un temps toujours précieux. Elle manifeste aussi la fierté d’une appartenance à la communauté de l’entreprise. Tous vivent au rythme des numéros de patrons : « Je suis entrée au 8800 », précise une ouvrière6.

• 7 La mécanique Jacquard fonctionne avec des cartons perforés. La Verdol, plus rapide, est garnie d’u (...)
• 8 Entretien entre l’auteure et Daniel Faure avec les livres de patrons en main, 2020.

13La source maîtresse de la créativité est le livre de patrons dont les volumes forment une suite de registres chronologiques. Sur chaque page sont notées, aux côtés de l’échantillon textile, toutes les indications techniques de mise en fabrique. On trouve parfois le nom du commanditaire, rarement la date et, plus rarement encore, le nom du passementier pressenti avec mention du type de mécanique Jacquard ou Verdol7 qu’il possède. Chaque registre contient une centaine de numéros. Il peut arriver, comme dans la collection Faure Frères, que l’ensemble du registre représente une année entière d’éditions. Lorsqu’en période de crise peu de nouveaux patrons paraissent, on vend peut-être davantage sur stock les articles plus courants que les Nouveautés. Par ailleurs, d’antiques Nouveautés reviennent en faveur plusieurs fois dans un siècle, car « un bon article restera toujours un bon article8 »…

• 9 Hendler est un grossiste amoureux des rubans de Nouveauté ; Trafalgar est la marque de fabrique d’ (...)

15Les articles sont classés par numéro chronologique de patron et seulement dotés d’un échantillon. Très peu de dates apparaissent, mais le bréviaire fournit une vue panoramique en raccourci de toute une période. Pour simplifier le travail de recherche, les échantillonneuses ont conçu quelques bréviaires dédiés aux clients les plus importants ou les plus exigeants ; les « spéciaux » rassemblent des articles à la commission, exclusifs dans la plupart des cas, mais pas toujours si le client ne l’exige pas. C’est une aubaine qui économise des frais d’échantillonnage. Parmi les commanditaires des « spéciaux », on trouve les Américains Hendler et Trafalgar9, les Français Hermès, Vuitton, Dior, Chanel, Kenzo, Jean-Paul Gaultier, Céline, Chantal Thomas… et bien d’autres créateurs européens ou asiatiques.

• 10 Les premiers bouts sont les quelque 20 cm tissés sur un nouveau chargement. Ils sont vérifiés par (...)

16Depuis le xix^e siècle, dans de nombreuses fabriques, l’usine étant l’exception, on utilisait pour gérer les ordres de fabrication donnés aux tisseurs à domicile de grands cahiers nommés « livres de barre ». Ils étaient tenus par le commis de recette des passementiers. Deux sont conservés dans les archives Julien Faure. En 1969, les livres de barre furent remplacés par des fiches bien serrées dans des classeurs métalliques, qui se révèlent plus pratiques qu’un cahier journalier pour le suivi des délais de tissage et les livraisons par parties : ces fiches sont ordonnées par patron, et non par jour ou par ouvrier. Un patron doté d’une commande initiale peut nécessiter de nouvelles coupes imprévues et toujours urgentes, bien sûr. Les colonnes détaillent la date et la longueur du chargement initial commandé, la longueur mise en fabrique et le nom du passementier, la date de prise en main du chargement, celle de remise des premiers bouts10, celle de la première rendue et des suivantes, ceci permettant de préciser la date de livraison annoncée préalablement au client. Le même patron peut être confié à plusieurs passementiers. Cette répartition, onéreuse pour la fabrique, est pratiquée de plus en plus fréquemment dans les années 1970 en raison des nouvelles organisations de la clientèle, groupements, centrales d’achat, qui exigent des délais de service de plus en plus courts. Le choix des tisseurs revient au commis de recette qui connaît les ateliers et les passementiers, et sait à qui et quand confier un chargement, à moins que celui-ci ne soit dédié à une petite unité de tissage interne.

• 11 La Fédération de la soierie contrôle l’application des lois du travail dans la Fabrique. Voir REYN (...)
• 12 Le Groupement des fabricants non usiniers dont ces entreprises faisaient partie a vu ses rangs trè (...)

17L’ordre de fabrication à domicile est inscrit sur une feuille de compromis validée par la Fédération de la soierie11, car le tarif qui sera accordé au passementier est fonction des données techniques et a été calculé dans les règles par le commis de recette. Le commis remet au passementier la feuille bleue de travail et la feuille de compromis une fois validée. Aucune archive du Groupement paritaire du textile et travailleurs à domicile (GPT-TAD) n’a été conservé après la cessation de l’activité des passementiers à domicile en 1996. Pendant plusieurs générations, ce sont les Faure qui ont présidé cette commission paritaire associant fabricants et ouvriers pour augmenter ou préciser les tarifs, ceci à la demande des syndicats ouvriers. Nicolas Faure en a été le dernier président et quelques documents conservés à l’usine ont permis de suivre de 1984 à 1996 l’inexorable rétraction des donneurs d’ordres et l’affaiblissement induit du nombre de compromis passés avant la fin du système façonnier. Les statistiques montrent qu’à partir de 1992 seuls Julien Faure, Neyret Frères, Manutex, et dans une moindre mesure Reymondon, derniers fabricants stéphanois de mode, étiquettes et ameublement, s’allient pour « mener les derniers passementiers à domicile à la retraite12 ».

• 13 BESSE Nadine, MAROT Sylvie & POMMIER Henriette, Images de soie, de Jacquard à l’ordinateur, Paris  (...)

18Établie après l’esquisse, la mise en carte est ajustée en qualité par le chef de fabrication qui calcule aussi le prix de revient de l’article. Elle est accompagnée de son numéro de patron, confiée au liseur13 – en interne ou à l’extérieur – afin qu’il puisse procéder au perçage des programmes perforés carton ou papier, et à la reproduction de ceux-ci en cas de grosse commande à répartir sur plusieurs ateliers. Dès 1984, Daniel Faure lance de manière tout à fait originale des procédés numériques et un logiciel maison adaptés aux croisements 3D des matelassés et pincés qui présentent des reliefs. Les logiciels du commerce qui existent chez les fabricants d’étiquettes ou de ceintures élastiques griffées, de rubans plats, sont trop limités pour ces articles. L’entreprise conçoit et met en œuvre dans sa filiale mécanique et informatique PMB les matériels de création assistée par ordinateur. Réadaptée sur Microsoft Windows 95, cette filière continue en association avec l’importante firme hollandaise NedGraphics depuis 1997. Pour autant, tous les cartons perforés ne disparaissent pas tout de suite et des investissements réguliers permettent de remplacer sur le parc de métiers du siège usinier inauguré en 1992 à Saint-Just-sur-Loire les mécaniques Verdol par des mécaniques électromécaniques informées directement de manière numérique. Le goût de l’innovation technologique se transmet de père en fils.

• 14 L’ourdissage est la préparation ordonnée des nappes de chaînes qui iront sur les métiers après avo (...)

19Une autre feuille de mise en fabrique était destinée à la recette de préparation des matières à commander ou à prendre au magasin de la fabrique. Les fils pour chaînes et trames passent par la teinture à l’extérieur, au dévidage et à l’ourdissage14 en interne. Fidèle depuis 1864 au « teint en fil », la maison gère des quantités de matières sans cesse renouvelées en coloris grâce à une offre teinturière et apprêteuse autrefois abondante mais drastiquement réduite aujourd’hui.

• 15 Fils confectionnés à partir de déchets de soie.
• 16 Fil d’acétate brillant et d’aspect soyeux.

20Les matières sont inventoriées et évaluées au coût du jour chaque année et font partie de l’actif sujet à imposition. Rigoureusement établies, ces listes nous renseignent sur la durabilité d’usage de diverses soies, sur l’arrivée des schappes15 à la fin du xix^e siècle, sur l’émergence des fils fantaisie et sur l’adaptation aux nouvelles habitudes des consommateurs avec l’introduction de fibres modernes, de la Rhodia16 aux polyesters. Les particularités de la maison Faure émergent dans le domaine des filés d’or et d’argent, puis d’autres fibres métalliques, utilisées pour des ornements d’église ou encore des rubans à destination du Moyen-Orient en passant par les modes fastueuses des années 1920.

• 17 L’entreprise est présente dans les salons professionnels les plus importants, à Francfort, Côme ou (...)

21Destinées aux représentants qui peuvent être nombreux à certaines époques, ces cartes confectionnées avec art par les échantillonneuses montrent toute la gamme de coloris et de largeurs de la centaine d’articles formant la collection. Chaque collection, présentée aux clients lors de rendez-vous individuels ou lors des salons textiles17, se déploie jusqu’au milieu des années 1990 en dix lourds registres, bientôt épurés et plus radicalement renouvelés sur quatre livres. Les échantillonneuses doivent aussi préparer les cartes à envoyer aux clients de chaque salon, représentant parfois au total 400 à 600 préordres chaque saison. En résulte une charge notable dans les coûts salariaux d’une maison de Nouveautés, car pas moins de cinq personnes y sont assignées, qui reçoivent à l’occasion des renforts, sans compter l’utilisation de métrages importants et onéreux.

• 18 Une ancienne dessinatrice de Julien Faure a prêté un classeur rassemblant ses maquettes, un échant (...)

22Les savoir-faire commerciaux comprennent l’administration des fiches-clients qui rapportaient les étapes de transaction avec chacun. Les palmarès informatiques des ventes antérieures à 2000 n’ayant pas été conservés, quelques données résiduelles des années 1970 à 1985 précisent le type d’utilisation des galons grâce à la raison sociale et à l’adresse des clients [fig. 2]. Tout un panel d’orientations commerciales équilibre le chiffre annuel des ventes : galons de décoration, bordures de draps et de tissus éponge, ainsi que pour les vêtements femme et enfant, chaussure, poupées, vêtements folkloriques, écussons et marques pour vêtements professionnels ou sportifs. La presse de mode et la presse féminine apportent des lumières sur la destinée des soieries. Les modèles créés par Julien Faure, vendus à des grossistes ou tissés pour d’autres entreprises, n’apparaissent pas sous son nom, car Julien Faure n’est pas une marque. On reconnaît sur une photographie de presse18 les soieries Julien Faure sous le nom des marques Pétillault ou Ducharne, au service des plus grands noms de la couture. Enfin, des comparaisons avec la concurrence locale ont pu être établies grâce aux modèles déposés au conseil des prud’hommes de la ville de Saint-Étienne.

• 19 Le savoir-faire commercial en lien avec la fabrication a été étudié par l’auteure auprès de Nicola (...)

23Avec l’informatisation des données clients et des factures au début des années 1980, on accède plus difficilement à ces informations et l’on doit s’en remettre à la mémoire et à la disponibilité de quelques acteurs « historiques » de l’entreprise pour approcher les savoir-faire commerciaux. Les entretiens que j’ai menés19 permettent de prendre conscience de l’interaction existant entre création, production et développement commercial. Les anciennes générations se montraient efficaces par empirisme, les nouvelles, éduquées au sein des grandes écoles de commerce et d’ingénieurs, conçoivent des stratégies de manière beaucoup plus rationnelle et consciente, et sont à même d’inclure leurs collaborateurs dans le processus d’objectifs définis.

• 20 Besse (Nadine) : Banque de données filmées, Savoir-faire rubaniers et nouvelles technologies, Par (...)

27Des photographies et vidéos sur les gestes et savoir-faire des ouvrières et passementiers de Julien Faure ont été réalisées par le musée d’Art et d’Industrie dans les années 1980 et 199020 [fig. 4].

• 21 La maison stéphanoise Staron (1867-1986) a acquis une renommée internationale en rubans et soierie (...)

28L’analyse qualitative des collections s’appuie sur l’expertise textile élaborée au musée d’Art et d’Industrie qui gère deux millions et demi d’échantillons de rubans et soieries et la collection des dépôts de modèles au conseil des prud’hommes de la ville, de 1808 à nos jours. Le retour périodique et le suivi de certaines gammes de patrons, leur réinterprétation pour s’adapter aux goûts et modes de vie de la clientèle construisent une image de marque de chaque entreprise. Les savoir-faire et les techniques sous-jacentes maîtrisées par Julien Faure forment son ADN. Comment ces atouts ont-ils assuré la pérennité actuelle de l’entreprise dans le service des maisons de couture ? Plusieurs traits marquent à mon sens une maîtrise et une permanence de savoir-faire qui – si l’on écarte Staron21 – ne sont pas mises en œuvre par d’autres maisons, du moins depuis les années 1970. Ces qualités reposent sur la connaissance éprouvée des croisures de fils, sur les matières et les coloris, sur la variété des gammes de motifs, tous critères qui appartiennent au domaine de la création et du bureau de dessin d’une maison rompue à la production d’articles haut de gamme.

• 22 Le façonné par chaîne est la base du jacquard qui lève les fils un à un pour donner passage aux na (...)

29En ruban comme en soierie, la maison s’attache depuis toujours au teint en fil qui fait ressortir ses spécialités jacquard en chaîne et trame – spécialités façonnées par chaîne avec des doubletés et des ombrés, brochées à plusieurs navettes [fig. 5, 6 et 7], rehaussées parfois de fils d’or ou d’argent. Les motifs matelassés le disputent aux reliefs des broderies liturgiques de jadis. Des lézardes de soutaches zigzaguent aux surfaces des galons, ceignant les dessins du velours au sabre22. Riches galons tissés par des ouvriers experts, patiemment sélectionnés et fidélisés, métiers à rubans officiant depuis le milieu du xix^e siècle, métiers à navettes rapides inventés et construits sur place, dévidoirs, assembleuses, ourdissoirs sans cesse perfectionnés assurent la conservation et la transmission des savoir-faire et des valeurs du produit qui y sont attachées.

• 23 BESSE Nadine, « Construire l’art, construire les mœurs. La fonction du musée d’Art et d’Industrie (...)

31Il existait depuis le xix^e siècle à Saint-Étienne un musée d’Art et d’Industrie avec sa bibliothèque de la Rubanerie mise à la disposition des apprentis et des professionnels, ainsi que la bibliothèque de l’école des Beaux-Arts23 mais ces services publics étaient en sommeil depuis la dernière guerre. Julien Faure a créé son propre musée pour inspirer ses créatifs et ses clients. Un autre facteur déterminant du style Julien Faure est la constitution, dès le début des années 1960, de ce conservatoire privé alimenté par les collections patrimoniales rassemblées et activé par l’acquisition des collections de la fabrique de rubans Nouveauté Schoeler en 1952. Au cours des années 1960, cet ensemble, considérable, fut augmenté de Bouchut Bernard, de Joseph Guinard et d’autres collections anciennes, apportant chacune un genre intéressant les marchés de la maison.

• 24 Le Rexor© est un fil plat métalloplastique à l’éclat argenté à partir d’aluminium, qui se décline (...)
• 25 Le Trévira© est un fil polyester retardateur de feu qui remplace la soie dans les tissus et galons (...)

37Au tournant de la Belle Époque, Henri Faure, avec une entreprise de mercerie, chaussure et chapeau pourtant solide, a pris avec succès le risque de la Nouveauté, passant de l’uni au jacquard. Julien, encore spécialisé en 1945 dans les ornements d’église dont il a rénové le style, a su séduire le secteur de la couture avec des écharpes tissées et des soieries luxueuses qui lui ouvrent les portes du prêt-à-porter et de la haute couture. Au milieu des années 1960, lorsque les stylistes imposent la mode « jeune », Julien Faure comprend et s’adapte très vite à des marchés émergents. Les soieries éditées par son fils Claude brillent sur les podiums à Paris [fig. 9] comme au Japon, avec les matelassés, les laqués, les façonnés rehaussés de Rexor©24, les velours jacquard en tissus et étoles de soie. Les galons de l’aîné Georgy séduisent le sportswear de luxe et l’ameublement avec le Trévira©25. Réactivité mais prudence, car l’entreprise Julien Faure ne délaisse pas pour autant le style plus classique qu’affectionnent parents et séniors.

• 26 Les Accords multifibres clos en 2005 visaient à réglementer et à freiner la pénétration des textil (...)

38Entre 1970 et 1980, pour les fils de Julien, la concurrence est de fait mondiale, car favorisée par les amendements aux Accords multifibres26 qui ouvrent le marché aux pays émergents et favorisent la désindustrialisation française et les délocalisations. Ces difficultés sont accentuées à cause des pertes provoquées par les copies à bon marché. On y veille au sein de la cellule Copyright du salon Première Vision devenu un outil majeur de commerce et de communication.

• 27 Alors que les autres fabricants se sont équipés de métiers sans navette produisant des tissus plat (...)
• 28 On a conçu des ateliers modulaires dotés de salles de repas et de toilette dédiés, on a travaillé (...)

39La crise, rampante depuis 1974, éclate en 1980. C’est alors Daniel, le plus jeune fils de Julien, qui prend la tête de l’entreprise et négocie avec les banques. La situation, qui nécessite le licenciement de trente personnes, s’améliore, avec une remarquable croissance jusqu’en 1989. C’est une époque d’aisance mais aussi de grands changements dans la culture d’entreprise – en raison de l’informatisation de la gestion puis de la création, de l’innovation remarquable portée par l’invention des métiers à navettes rapides27 et de l’essor de la grande exportation. C’est aussi le départ en retraite de tous les anciens cadres de Julien, qu’il faut remplacer. Deux petits-fils, Nicolas et Frédéric, arrivent au commerce. États-Unis, Asie, Amérique du Sud, pays nordiques, Italie et Espagne contribuent aux réussites de l’exportation, jusqu’à atteindre 70 % du chiffre d’affaires, qui culmine à 75 millions de francs. C’est donc avec confiance qu’on investit dans la construction de l’usine actuelle ouverte en 1992 à Saint-Just. La réalisation est primée et admirée pour son élégance « très couture », ses technologies, mais surtout pour le confort apporté aux travailleurs et la sécurité des lieux et de leurs usages28. Mais depuis la guerre du Golfe en 1990, la crise rôde à nouveau.

• 29 Le gros–grain présente des côtes perpendiculaires aux lisières. Voir FRESSINET Barthélémy, Entreti (...)

41Après des études à Centrale et à HEC, des expériences dans de grands groupes d’ingénierie nucléaire puis dans l’aide à l’innovation des jeunes entrepreneurs, Julien Faure junior a un désir vissé au corps : diriger sa propre entreprise. En 1991, il a déjà repris par un heureux hasard une belle fabrique ligérienne de rubans de décoration, Vert et Renouat, et va gérer les deux entreprises. Un mode de gouvernance rajeuni est alors mis en place dans l’entreprise familiale avec, d’abord, un assainissement administratif et financier assorti d’un rafraîchissement technologique. Des stratégies commerciales plus radicales sont requises entre 1995 et 2005 pour survivre à la mort du jacquard dans la mode. On arrête la soierie en 2006. La crise de 2008 est sévère. Une réorientation totale est actée avec un personnel plus réduit mais expert et polyvalent. On lance une nouvelle gamme d’articles fidèles à l’exigence couture mais reprenant plus largement les unis : satin soie double-face en noir exclusif pour Chanel, magnifiques gros-grains29 renouvelant la maîtrise d’Henri Faure en la matière et séduisant les grands chapeliers actuels, galons luxueux pour les chausseurs, bracelets de montre pour un grand horloger suisse, ainsi que des marques tissées très haut de gamme… Une niche de luxe qui sauve encore une fois l’entreprise redimensionnée, activant une équipe Recherche et Développement de sept personnes sur quarante [fig. 10, 11 et 12].

• 30 Se référer aux vidéos suivantes : https://www.youtube.com/watch?v=QcX0hlFJz3o ; https://www.hodink (...)

42Grâce à cette position dynamique mais fragile, l’entreprise sollicite le soutien en communication des grandes marques30 qui sont de plus en plus conscientes du service rare offert par les industries d’art à leurs créations. Une première communication conjointe a été le fait de Marley Hogdson, créateur de Trafalgar ; les métiers à ruban ancestraux signent dès 1991 la préciosité de ses bretelles jacquard en soie. Tudor, une marque de Rolex, fait découvrir aux côtés de ses savoir-faire horlogers ceux de Julien Faure, bientôt suivi par Dior, qui valorise la réalisation du ruban de son nouveau flacon de parfum Miss Dior.