• 1 GENLIS Stéphanie Félicité du Crest, comtesse de, Voyage en France, 1788, manuscrit, Rouen, musée n (...)
• 2 COUTANT Nicolas, « Enseigner le métal par l’image », Textes et documents pour la classe. Métal, us (...)

1Dans son récit du voyage éducatif qu’elle réalise en 1788 à travers diverses provinces françaises avec les enfants du duc de Chartres, Madame de Genlis évoque par deux fois la visite d’ateliers textiles : le travail du linon à Saint-Quentin, et une fabrique de velours de coton à Rouen1. L’attention portée aux ateliers y égale celle accordée aux grands monuments, signe de l’importance conférée à cette activité dans une perspective d’éducation. Cet intérêt des pédagogues pour l’industrie ne se dément pas durant les xix^e et xx^e siècles, comme en témoigne l’abondante iconographie suscitée par l’école de la III^e République. Situées en dehors des enjeux strictement publicitaires et artistiques, ces représentations échappent souvent aux typologies déjà bien étudiées par l’histoire de l’art et l’histoire des techniques. Leur intérêt est pourtant majeur : l’importance numérique du corpus et sa très large diffusion, auprès des élèves mais aussi d’un public adulte par le biais de l’éducation populaire, permettent d’interroger la manière dont l’institution souhaite valoriser un type d’activité économique aux yeux des futurs citoyens. Du choix des activités figurées à leur mode de représentation, ces images sont particulièrement emblématiques des enjeux de promotion et de transmission de l’industrie textile de la seconde moitié du xix^e siècle et du xx^e siècle. Il en va ainsi du textile comme des autres domaines économiques2.

• 3 GAULUPEAU Yves, « Une technologie nouvelle au service de l’enseignement : les vues sur verre du Mu (...)
• 4 RADIGUET & MASSIOT, Liste complète de toutes les Séries spécialement composées pour conférences et (...)
• 5 Supplément au Bulletin du Musée pédagogique. Service des projections lumineuses. Catalogue des col (...)
• 6 Sur les films fixes, voir NOURISSON Didier, « Le septième art d’enseigner : le film fixe, enjeux, (...)

3L’originalité et la diversité du corpus mobilisé dans cet article méritent une brève description. Dans toutes ces représentations à usage scolaire figurent en premier lieu les séries du vaste ensemble de photographies issues du service des vues sur verre du Musée pédagogique, établissement fondé à Paris en 1879 et dont le musée national de l’Éducation (Rouen) est l’héritier. Créé en 1896, ce service avait pour mission de diffuser des clichés destinés à servir de supports de cours ou de conférences, à destination de l’école mais aussi de cours du soir, et a produit près d’un millier de séries et 24 500 vues individuelles accompagnées de leurs notices3. Leur succès permet dans une certaine mesure de saisir la manière dont pouvaient être perçus les sujets qu’elles traitent, notamment par l’institution scolaire qui encourageait leur production. Les séries s’intéressant au textile sont relativement bien définies, même si, comparé à d’autres secteurs industriels comme la métallurgie, ce domaine n’est pas toujours le mieux représenté. Figurent ainsi des séries sur la soie, le tissage, le drap et la dentelle. Parallèlement, plusieurs vues isolées dans des séries à sujets géographiques illustrent les processus de transformation du coton et de la laine. Les catalogues, conservés notamment par le musée national de l’Éducation, signalent par ailleurs d’autres thèmes : la société Radiguet et Massiot, productrice de diapositives sur verre, commercialise ainsi en 1900 des ensembles sur le tissage, la teinture, les maladies du ver à soie et le lin4. En 1926, le Musée pédagogique propose des séries sur des sujets aussi divers que la dentelle, la décoration des tissus, les maladies du ver à soie, le tissage, la broderie ou encore la culture du lin, qui concernent autant la matière première que sa transformation, sans omettre les aspects esthétiques5. Si l’usage des vues sur verre disparaît dans les années 1930, l’après-guerre voit émerger un nouveau support de projection avec les films fixes6. Sont ainsi conservées des séries sur la soie, la laine, le jute, le coton et le lin. Dans les années 1950-1960, certains de ces films voient leur production soutenue par des groupements professionnels, tels le Syndicat général de l’industrie du jute ou la Commission linière de France, ou bien par des entreprises, comme les Laines du pingouin, qui profitent ainsi des usages éducatifs pour diffuser un message publicitaire [fig. 1].

• 7 Sur la pédagogie par l’image dans le domaine des sciences et des techniques, voir BOYER Myriam (di (...)
• 8 Sur les musées scolaires et la leçon de choses, voir ibid., p. 47-49.

4À côté de ces projections, qui créent dans le déroulement des leçons une animation souvent bienvenue, les murs de l’école s’ornent également d’images fixes, souvent rassemblées sous le terme « planches didactiques », qui accompagnent depuis le milieu du xix^e siècle le discours des enseignants, notamment dans le primaire. Ces images sont destinées à servir de support dans le cadre de la pédagogie par l’aspect7. Parmi les planches didactiques consacrées à l’industrie textile figurent notamment des exemplaires illustrant les processus de fabrication, la biologie en lien avec la production ainsi que des cartes délimitant les zones de production. Sont entre autres traités la soie, le lin, le coton et la laine, mais aussi le nylon. Certaines de ces planches, lorsqu’elles sont pourvues d’échantillons de matières, prennent la forme de musées scolaires, utilisés dans le cadre de la leçon de choses. Le musée national de l’Éducation en conserve quelques exemples dédiés au textile, édités dans le premier quart du xx^e siècle8.

• 9 COLLY Aimée, « Les images de l’industrie dans les manuels scolaires sous la III^e République », Les (...)
• 10 BOYER Myriam (dir.), op. cit., p. 35.
• 11 Voir notamment les chapitres LXII (Lyon, les tisserands et les soieries), LXV (Jacquard), LXVIII ( (...)

5Autre élément du corpus, les ouvrages, et notamment les manuels scolaires, porteurs d’une riche iconographie destinée à communiquer des informations générales sur tous les domaines de la culture scientifique et technique. La question de la représentation de l’industrie dans les manuels scolaires a déjà été partiellement traitée, et sera donc peu évoquée ici9. Dans cet ensemble figurent toutefois d’incontournables manuels de lecture, dont le célèbre Tour de la France par deux enfants de G. Bruno, publié pour la première fois en 1877 et régulièrement réédité jusqu’en 1961. À la frontière du manuel et du livre de divertissement, ce type d’ouvrage exalte souvent les progrès du monde industriel10. Le Tour de la France consacre ainsi plusieurs pages et illustrations à la soie lyonnaise, aux magnaneries du Dauphiné, aux cotonnades de Rouen, à la draperie d’Elbeuf, du Nord et de Reims, à la dentelle normande ou encore à de grandes figures comme Joseph-Marie Jacquard (1752-1834) et Philippe de Girard (1775-1845)11.

• 12 De l’anglais « shed », hangar, le terme désigne un mode de couverture à double pente dissymétrique (...)
• 13 Sur l’École nationale d’Armentières, voir LEMBRÉ Stéphane, L’École nationale professionnelle d’Arm (...)
• 14 La désuinteuse nettoie la laine de son suint, matière graisseuse naturellement présente sur la lai (...)

7Si toutes les images produites par et pour l’institution scolaire ne concernent pas la grande industrie, celle-ci occupe une place non négligeable. Deux séries de vues sur verre éditées vers 1900 en offrent une vision remarquable. La première est consacrée au drap et la seconde au tissage. Les clichés montrent les ouvriers et ouvrières dans les ateliers, en position statique près des machines ou bien en train de travailler. L’espace est souvent visible à l’arrière, notamment dans la série consacrée au drap où apparaissent les structures techniques, les sheds et les arbres de transmission distribuant l’énergie12. Les alignements de machines de grande taille favorisent des perspectives filantes qui viennent souligner les dimensions de l’usine. L’objectif de ces images demeure toutefois clairement pédagogique, la chaîne de fabrication y est présentée étape par étape, parfois agrémentée de schémas expliquant le fonctionnement des machines. Le processus technique général prime par ailleurs sur les aspects les plus circonstanciels : ainsi les lieux de prise de vue sont-ils rarement précisés (à l’exception notable d’Armentières, probablement en raison du fait que s’y trouvait l’une des Écoles nationales professionnelles proposant une formation en tissage13), et les notices font peu référence à l’ancrage local, à l’exception de certaines particularités locales atypiques (comme l’usage régional du chardon sur les laineuses d’Elbeuf, des Andelys, Mézières et Avignon). Elles n’évoquent guère les bâtiments et les aspects organisationnels mais font régulièrement référence aux améliorations techniques récentes, telles l’apparition des désuinteuses et des métiers à système Northrop, ou la mise en place de protections contre la poussière14. Leurs auteurs, Émile-Claude Briotet (ingénieur des Ponts et Chaussées) et A. Lacabe-Plasteig (inspecteur de l’école primaire), ne taisent pas les aspects sociaux et mettent en avant les difficiles conditions de travail des ouvriers. La difficulté du rentrayage, tâche mal payée dont la pénibilité déforme les corps et rend les recrutements difficiles, est ainsi soulignée. S’intégrant à une perspective avant tout éducative, ces clichés ne sont pas destinés à glorifier l’entreprise, et leurs légendes offrent un point de vue sensiblement différent de celui livré par l’image promotionnelle [fig. 2, 3 et 4].

• 15 BERT Paul, Lectures et leçons de choses, Paris, Alcide Picard et Kaan, 1887, disponible en ligne, (...)
• 16 BONNIER Gaston, Leçons de choses. Entretiens enfantins sur les aliments, les matières premières et (...)

8Ce souci pédagogique se retrouve dans les manuels de leçons de choses. Ainsi, l’ouvrage richement illustré Lectures et leçons de choses publié par Paul Bert en 1887 expose un propos très technique, accompagné de vues générales d’usines montrant les ouvriers au travail mais aussi de schémas présentant le fonctionnement des machines15. Neuf illustrations longuement légendées sont notamment consacrées au coton, au chanvre et au lin, tandis que le récit intègre une visite d’une usine de Rouen. Aux côtés de Lyon, la capitale normande apparaît d’ailleurs comme le centre industriel textile de référence dans les divers supports pédagogiques du xix^e siècle. Plus étonnant, le manuel de Gaston Bonnier édité en 1912 évoque encore le travail à domicile, notamment pour la laine, la soie, le lin et le chanvre, le texte étant assorti d’illustrations explicites16. Le fait que l’auteur, certes issu d’une famille de tisseurs du Nord, était aussi botaniste explique peut-être ce regard moins centré sur la grande industrie.

• 17 Sur le rapport entre échelles nationale (« grande patrie ») et régionales (« petites patries ») da (...)
• 18 BRUNO G. [Mme Alfred Fouillée], Le Tour de la France par deux enfants, Paris, Belin, 1878, p. 271.
• 19 Petit voyage en France. Conversations familiales instructives et amusantes sur les merveilles de l (...)
• 20 Nouveau voyage en France. Conversations familières, instructives et amusantes, Paris, Garnier Frèr (...)

9Comme pour d’autres domaines industriels, une géographie du textile se dessine dans les images produites par et pour l’école. Si les vues sur verre situent peu leur propos dans l’espace, d’autres documents lui accordent une place prépondérante, participant ainsi à la glorification de la production nationale à travers celle, régionale, des « petites patries17 ». Le Tour de la France par deux enfants, qui accorde au textile une place significative, l’illustre particulièrement bien, en prêtant à l’oncle Frantz les propos suivants, à propos des draps de Reims et Sedan : « Les lainages […] sont la plus ancienne des industries françaises et une de celles où la France l’emporte sur ses rivales18. » D’autres ouvrages du même type précisent cette géographie industrielle : le Petit voyage en France, à l’évocation de Lyon, revient ainsi sur le tissage de la soie et sur la figure de Jacquard, offrant par ailleurs dans ses illustrations des vues d’atelier de tissage, du dévidage des cocons, de l’élevage des vers ou encore d’un magasin de soieries19. La version publiée l’année suivante s’attarde sur les filatures du Nord, et offre aux lecteurs des illustrations d’ouvrières au travail sur les machines d’une filature20. Le travail du fil caractérise ici la région, aux côtés du sucre, de la bière et de la brique. Quelques vues sur verre traduisent en images à projeter cette géographie des espaces textiles, à l’instar d’une série consacrée aux départements français éditée vers 1890, qui évoque la dentelle et le coton des Vosges, les toiles et cotonnades de la Loire-Inférieure, les tissus de laine du Puy-de-Dôme, les soieries de Lyon et les cotonnades du Rhône, sans oublier les filatures de l’Eure-et-Loir et du Doubs, avec une allusion au travail à domicile en Bretagne. Sous la III^e République, l’industrie textile fait donc partie des éléments identifiants de bon nombre de régions, participant à la construction d’une image de ces territoires ancrée dans la continuité mais aussi la modernité [fig. 5].

• 21 Voir l’article « Géographie » dans BUISSON Ferdinand (dir.), op. cit., disponible en ligne, http:/ (...)

10La cartographie à usage scolaire rend plus concret encore ce phénomène, en insistant sur la diversité des productions françaises et leur répartition sur le territoire. Les programmes de géographie de 1905 des écoles normales d’instituteurs et d’institutrices prévoient d’ailleurs d’aborder l’industrie textile à travers l’étude des matières premières (lin et chanvre, laine, coton, soie)21. Ainsi les cartes économiques et agricoles présentent-elles les régions productrices de matières premières, comme cet exemplaire de 1925 consacré aux plantes textiles et industrielles qui répartit les départements en six grandes zones, dont trois sont dévolues à la culture du lin, du chanvre et du mûrier. Cette géographie intérieure est complétée par l’intégration des mouvements d’importation et d’exportation : au Havre l’arrivée du coton américain, du chanvre et du lin russes, à Marseille le chanvre de Chine, le jute et l’indigo des Indes anglaises. Quarante ans plus tard, dans un contexte scolaire et économique bien différent, des cartes similaires sont toujours éditées, comme cette planche sur l’industrie de l’habillement imprimée en 1960, qui présente les grandes régions textiles françaises. La Normandie y apparaît pour le coton, la laine et la dentelle, le Nord pour le coton, la laine et le lin, Cholet et le Centre de la France pour la confection, Lyon pour la soie, Clermont-Ferrand pour le caoutchouc, Troyes pour la bonneterie, la Somme pour le jute. Roanne, Besançon, Saint-Étienne, Albi et Montluçon sont signalés pour les textiles artificiels. Les ports importateurs y figurent également, de Marseille à Strasbourg.

• 22 BOYER Myriam (dir.), op. cit., 2006, p. 26.
• 23 Ces documents ne figurent pas sur la base en ligne des collections du musée national de l’Éducatio (...)
• 24 Ces documents ne figurent pas sur la base en ligne des collections du musée national de l’Éducatio (...)

12Dans une France encore largement agricole, il n’est pas étonnant que l’iconographie scolaire de la III^e République, et même un peu au-delà, s’attarde sur la production de la matière première. S’y ajoute également un goût pour les sciences naturelles, déjà prégnant dans la littérature pour enfants de la fin du xix^e siècle22. Sur les murs de l’école, nombre de planches didactiques montrent ainsi les plantes utiles, et la cartographie des richesses économiques de la France associe souvent agriculture et zones de production des fibres… Les planches consacrées au textile par la maison Deyrolle vers 1900 mêlent botanique et industrie, en plaçant les plantes au centre de leur composition, et réservant aux bordures la présentation de leurs usages23. Une série de planches de botanique sur les plantes dicotylédones présente le campêche et l’indigotier parmi les légumineuses et la garance pour les rubiacées, en rappelant leur usage tinctorial, tandis que les plantes textiles sont évoquées par le chanvre pour les urticées, le coton pour les malvacées et le lin pour les linées. Cette perspective botanique appliquée à l’industrie, et plus encore à l’agriculture, se retrouve au tournant du xx^e siècle dans les séries de vues sur verre consacrées à la soie qui insistent sur la prévention des maladies du ver. Leur diffusion, prévue à l’école mais aussi dans le cadre de cours du soir destinés aux adultes, rend particulièrement significative l’insistance sur le lien entre élevage et industrie textile. Les collections réunies dans le cadre des leçons de choses, appelées « musées scolaires », offrent également un aperçu concret de cet ancrage dans la matière végétale. Publiées par des éditeurs scolaires bien connus, ces planches augmentées d’échantillons pallient, notamment pour les élèves des villes, la collection d’échantillons locaux que les enseignants sont encouragés à constituer avec leurs élèves. Sur les onze planches du « Musée industriel scolaire » proposé par Dorangeon en 1925, cinq sont consacrées au textile et présentent des échantillons de lin, jute, laine et soie [fig. 8]24.

• 25 BRUNO G., Le Tour de la France par deux enfants, op. cit., p. 155.
• 26 FONT-RÉAULX Hyacinthe de, Les Hommes utiles, Lille, J. Lefort, 1886-1888, 1^re série, 1886, p. 25-3 (...)
• 27 GAUVIN Jean, Les Martyrs du progrès, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1909, (...)

13Au-delà des processus de production, l’évocation du textile à l’école s’incarne aussi dans des figures historiques, au premier rang desquelles Joseph-Marie Jacquard, qui apparaît jusque dans les années 1960 sur de très nombreux supports. L’évocation de Jacquard est l’occasion de glorifier la modestie, le patriotisme et l’innovation, trois qualités attendues des élèves et des futurs travailleurs. Le chapitre LXV du Tour de France par deux enfants indique qu’« à Lyon est né un homme qu’on a proposé depuis longtemps comme modèle à tous les travailleurs. Jacquard était fils d’un pauvre ouvrier tisseur et d’une ouvrière en soie25 ». Le texte est d’ailleurs illustré d’une gravure reproduisant un monument, a priori de fantaisie figurant l’inventeur. Dans son ouvrage consacré aux Hommes utiles, Hyacinthe de Font-Réaulx lui consacre une notice illustrée de son portrait, au sein d’un panthéon également constitué de Parmentier, Franklin, Olivier de Serres, Palissy, des frères Montgolfier ou encore Volta et Watt26. Trente ans plus tard, les qualités attribuées à Jacquard sont développées par Jean Gauvin dans son ouvrage à destination des enfants intitulé Les Martyrs du progrès où il figure parmi Bernard Palissy, Denis Papin, Jouffroy d’Abbans, Robert Fulton et Pilâtre de Rozier27. Très biographique, la notice illustrée développe trois thèmes intitulés « Une enfance pénible », « Les mésaventures d’un inventeur » et « Les difficultés de faire connaître une invention », en écho aux vertus qui sont traditionnellement attribuées à Jacquard. Son portrait apparaît également sur des supports diffusés à grande échelle auprès des élèves, et notamment sur des bons points et des couvertures de cahier, comme cet exemplaire de 1877 dont la légende vante sa modestie, son patriotisme et son génie inventif. Son invention et son portrait sont par ailleurs projetés vers 1900 sur les murs de classe par le biais de vue sur verre apparaissant dans une série consacrée à la région lyonnaise, dont la courte notice insiste sur son sens de l’innovation mais aussi sa pauvreté. Une seconde série, qui s’intéresse aux collections du musée national des Arts et Métiers, lui réserve également une place significative. Dans les années 1950-1960, il apparaît encore associé à son invention sur des planches didactiques ainsi que sur des buvards publicitaires. Gloire industrielle promue par l’école et dont le portrait est proposé à des générations d’élèves, Jacquard disparaît ensuite de l’enseignement général. Cet effacement s’explique probablement autant par l’évolution de la manière d’enseigner l’histoire que par la disparition progressive de la production textile française dans la seconde moitié du xx^e siècle, qui rend peu à peu désuet le héros d’une industrie déclinante [fig. 9 et 10].

• 28 Ce document ne figure pas sur la base en ligne mais porte le numéro d’inventaire 1987.00593.
• 29 Voir https://www.reseau-canope.fr/musee/collections/fr/museum/mne/buvard-publicitaire-rhovyl-le-te (...)

16Si le développement des fibres artificielles est l’un des faits majeurs de l’industrie textile du xx^e siècle, elles restent particulièrement discrètes sur les différents supports d’enseignement. Certes, en 1960, une planche géographique consacrée à l’industrie de l’habillement signale parmi les grandes régions textiles françaises les fibres artificielles produites à Roanne, Besançon, Albi, Montluçon et Saint-Étienne. Celle-ci est notamment signalée pour la rayonne, fibre par ailleurs absente des autres supports pédagogiques. Le nylon apparaît également comparé à la soie dans un film fixe réalisé vers 1954 sur le raffinage du pétrole, qui fait le lien avec une industrie pétrochimique alors en pleine ascension et en 1960 dans une planche didactique consacrée à ces deux fibres. Des boîtes d’échantillons textiles produites dans les années 1960 proposent par ailleurs aux enseignants et à leurs élèves de comparer les matières brutes et filées de nylon Nylfrance, d’acrylique Crylor, d’acétate Tissé d’Albène et Tissé de Rhodia ainsi que de polyester Tergal. Entre musée scolaire et mallette de représentant, ces objets développent une volonté pédagogique évidente en présentant les différents états de la matière, mais témoignent aussi de la porosité entre mondes éducatif et industriel28… Ils n’en demeurent pas moins des exemples relativement rares, et il faut se tourner vers les buvards publicitaires29 des années 1950-1960 pour trouver les mentions les plus fréquentes de fibres artificielles [fig. 13 et 14].

• 30 Ce dernier document ne figure pas sur la base en ligne des collections du musée national de l’Éduc (...)

17Ces quelques exemples contrastent avec les nombreux films fixes qui, dans les années 1950, présentent les productions agricoles textiles : Le fil de coton, Le ver à soie, Le jute ou encore Le lin, le propos sur ce dernier insistant sur le fait que « La France occupe en Europe la première place pour la production du tissage et la première place pour la production de la filature30 »… Dans la France de l’après-guerre, l’évocation des fibres artificielles ne constitue donc pas, pour l’institution scolaire, un symbole particulier de modernité, et le textile, lorsqu’il est pris comme objet d’enseignement, continue de s’appuyer majoritairement sur les fibres issues de l’agriculture.

• 31 BOUGLÉ Célestin & LEFRANC Georges, Histoire du travail et de la civilisation. Dernière année de sc (...)
• 32 Nombreuses nouveautés année scolaire 1965-1966. Additif au catalogue général de diapositives et fi (...)
• 33 Vues fixes sur bandes souples éditées par Centre national de documentation pédagogique, années 195 (...)

18Dans leur Histoire du travail et de la civilisation parue en 1938 et destinée aux élèves de dernière année de primaire, Célestin Bouglé et Georges Lefranc rappellent que « Quand nous parlons de grande industrie, nous songeons aux mines, aux usines métallurgiques, aux usines de produits chimiques. Il y a cent cinquante ans, la plupart de ces usines n’existaient pas et les mines n’étaient pas exploitées comme aujourd’hui. L’industrie la plus importante, c’était l’industrie textile31 ». Ce déclin annoncé aux écoliers d’avant-guerre se confirme dans les années 1960-1970. Certes, les éditeurs de planches didactiques continuent de proposer des images sur ce sujet. Vers 1960, une série de Tableaux de géographie signale encore le drap d’Elbeuf et de Louviers, le coton de Rouen, le lin du pays de Caux et le velours d’Amiens. Dans une longue série sur les activités économiques de la France, l’une des célèbres planches d’élocution produites par les établissements Rossignol dans les années 1960 est encore consacrée à la manufacture de textile, offrant des vues extérieures et d’ateliers où les ouvriers trient les fibres, ourdissent et tissent. En 1977 encore, une planche intitulée Le mouton, la laine et l’homme détaille les transformations de la laine, jusqu’au tissage et au tricotage. Mais l’examen des catalogues de vues et films fixes montre bien le déclin du thème du textile dans l’enseignement général face à d’autres secteurs comme le charbon, la chimie, l’électricité et l’électronique32. Le pétrole, l’énergie hydraulique, la métallurgie, l’automobile, l’électronique et l’aéronautique y occupent une place également bien plus valorisée. Certains supports des années 1950 décrivent déjà de grandes régions industrielles, comme le Nord, sans mentionner le textile [fig. 15]33.

• 34 FOURNIER Christian, GUIGUE Pierre, MAURAS Annie et al., Histoire, Géographie, 3^e, Paris, Bordas, 1 (...)
• 35 LEMAIRE Sandrine, Histoire Géographie, 4^e, Paris, Hachette, 2011, p. 292-293.

19Cet effacement progressif du textile dans le paysage industriel que brosse l’institution scolaire s’observe aussi dans les manuels. Une nouvelle iconographie se met en place dans la seconde moitié du xx^e siècle, où l’image de l’usine et des lieux de production tend à disparaître. Ainsi ce manuel d’histoire-géographie pour la classe de 3^e édité en 1984 présente encore une carte situant les principaux centres français dont beaucoup sont alors en déclin (notamment, Castres, Rouen, Elbeuf, Troyes, Mulhouse, Sedan, Calais, Roubaix, Amiens, Saint-Quentin…) tout en soulignant l’affaiblissement de l’industrie nationale en raison de la perte du marché colonial et de la concurrence étrangère34. Près de trente ans plus tard, en 2011, un autre manuel d’histoire-géographie destiné aux classes de 4^e revient sur les innovations industrielles du xix^e siècle mais consacre également, dans un cycle sur la mondialisation et plus particulièrement dans un chapitre sur les entreprises transnationales, une double page à une étude de cas portant sur la marque Nike dans la globalisation. L’iconographie y associe une photographie d’un atelier de sous-traitant au Vietnam et un graphique décomposant le prix d’une paire de baskets, une carte du monde mettant en lumière les enjeux de production et de consommation ainsi qu’une caricature sur la politique sociale de l’entreprise35. Radicalement transformée, l’imagerie scolaire, devenue objet d’étude et non plus simple illustration, s’intéresse ici aux flux plus qu’aux techniques dans une économie mondialisée.