1Comme dans « réparer » ou « restituer », le préfixe re- du mot « restauration » implique l’idée d’un retour à un état antérieur disparu ou altéré.

2Mais il implique en même temps, comme dans « reconstruire » ou « relever », l’idée d’une réitération, d’une opération qui se reproduit de façon cyclique, d’un processus continu.

3Et de fait, si la restauration est sans nul doute le dispositif central du paradigme mémoriel qui fonde les relations que nos sociétés contemporaines entretiennent avec leur patrimoine, son lien avec la question du passé et de la mémoire est infiniment complexe. Car le dispositif de restauration ne se borne pas à assurer la persistance dans le présent de biens d’exception issus du passé, il a pour visée ultime de garantir leur pérennité dans le temps. Et dans cette perspective, chaque restauration doit non seulement prendre en compte la mémoire des restaurations antérieures mais elle doit, dans le même mouvement, constituer une archive pour celles qui vont lui succéder. Peut-être plus que tout autre métier du patrimoine, la restauration ne peut faire l’économie de se penser dans le temps, entre héritage et projection. Allant, par son principe de réversibilité, jusqu’à introduire la possibilité de sa propre négation, elle occupe donc une posture complexe, tiraillée par des jeux de temporalité qui frisent parfois le vertige de l’infini et (si l’on en croit le Grevisse) de l’indéfini qui est propre aux mises en abyme.

6La relation à ce que l’on appelle aujourd’hui le patrimoine a toujours reposé sur une double approche, que l’on pourrait qualifier de savante d’un côté et d’expérientielle de l’autre. À partir de 1738, les fouilles d’Herculanum puis de Pompéi ont permis de conjuguer, pour les voyageurs du Grand Tour, l’altérité géographique du Sud et l’exotisme historique d’une Antiquité retrouvée dans sa dimension non plus seulement architecturale mais humaine. On y voyait, comme le disait Stendhal qui y fit son premier séjour en 1807, « l’Antiquité face à face ». Chateaubriand en 1804, Madame de Staël en 1805 Lamartine en 1811, Nerval en 1834, bien d’autres encore viendront en faire l’expérience et la relateront. Théophile Gautier qui visite le site en 1850 en tire en 1852 une de ses nouvelles fantastiques, Arria Marcella, dans laquelle le jeune Octavien tombe amoureux d’une morte dont il a vu le sein moulé dans la cendre au musée archéologique de Naples tandis que la visite des ruines se transforme en un voyage temporel dans une Pompéi non encore ensevelie. Mais ce face-à-face fascinant, au sens étymologique du terme de capacité d’envoûtement de l’esprit et des sens, vient alimenter un désir de connaissance savante qui s’impose peu à peu : en 1825, les fouilles en galeries sont abandonnées au profit du dégagement complet jusqu’au niveau du sol antique, comme le rêvait Chateaubriand, tandis que dans les années 1860, avec Giuseppe Fiorelli, des moulages en plâtre des corps humains pétrifiés étaient réalisés et une délimitation des différentes zones du site et une numérotation des maisons étaient mises en place.

8L’expérience sensible, et les émotions qu’elle provoque servent donc d’embrayeur à la connaissance historique qui s’enrichit tout au long du xix^e siècle, tandis que des méthodes de plus en plus rigoureuses et scientifiques sont élaborées grâce à la critique des sources. Néanmoins, l’émotion retrouvera ses droits lorsque l’histoire devra être enseignée au plus grand nombre.

11Ce qui semble changer, insensiblement mais avec des effets de plus en plus visibles à l’échelle de la société entière, ce sont les rapports entre expérience et connaissance, comme si, à mesure que les connaissances partagées étaient prises en charge par des mémoires externes beaucoup plus performantes que la mémoire humaine, l’expérience et les savoirs qu’elle construit, plus intimes, plus individuels, plus subjectifs donc, étaient davantage valorisés. Une expérience qui peut d’ailleurs être individuelle ou collective, et créer elle aussi les conditions d’un partage, relayé par les réseaux sociaux par exemple et souvent marqué du sceau de l’émotion. Tout se passe comme si le « ressenti », pour employer un terme qui s’est imposé dans le langage courant, se suffisait à lui-même ou tout au moins imposait sa prééminence, parfois même sur fond d’une méfiance envers les savoirs académiques, pouvant aller jusqu’à une totale réévaluation des connaissances communément partagées – comme chez ceux qui affirment, par exemple, expériences à l’appui filmées sur Internet, que la Terre est plate. Une réévaluation qui peut aboutir, dans les cas les plus extrêmes, à l’émergence de théories dites complotistes.

14Cette nouvelle approche, plus participative et interactive, ce jeu aussi avec le réel et cette introduction du virtuel dans nos univers de connaissance peuvent permettre de résoudre certaines des vieilles tensions entre médiation et conservation : par exemple, lorsque la surfréquentation met en péril l’œuvre elle-même, comme dans le cas des grottes ornées dont les fac-similés deviennent des expériences à part entière, encore exaltées par les prouesses techniques dont elles sont le résultat. Ou, comme dans le cas de Notre-Dame de Paris, lorsque le site est temporairement fermé au public et que la réalité virtuelle permet de le parcourir dans des conditions qu’une visite réelle n’aurait jamais permises.

15Cette approche ré- ou re-créative permet également d’approfondir les connaissances historiques et patrimoniales, d’éveiller des vocations qui s’enracinent dans un goût pour la reconstitution, comme dans les jeux de rôle grandeur nature par exemple, ou pour la réappropriation de savoir-faire et de techniques de construction perdus ou oubliés, comme dans les constructions ou reconstructions de châteaux médiévaux.

16Pour autant, elle n’en soulève pas moins des questions sur le devenir du patrimoine en tant que lieu d’agrégation d’une communauté de connaissance, partageant un ensemble de savoirs et de valeurs à des échelles qui paradoxalement apparaissent aujourd’hui de plus en plus globales. Et de fait, on commence à constater qu’entre la valorisation de l’expérience individuelle et celle du patrimoine mondial, porteur de tous les exotismes du contemporain, ce sont des pans entiers de patrimoines plus ordinaires, et pourtant tout aussi significatifs sur le plan historique, qui semblent s’effacer.

17Car tous les patrimoines ne sont pas égaux devant ces nouveaux usages qui impliquent une forme de fétichisation de certains biens culturels au détriment des autres. Tandis que quelques œuvres ou sites prennent toute la lumière, d’autres sont laissés à l’abandon, pour des raisons qui doivent nous amener à nous interroger sur la fabrique contemporaine de l’exceptionnalité patrimoniale. Il est aujourd’hui incontestable que la valeur patrimoniale est en partie déterminée par un imaginaire mondialisé, véhiculé par les réseaux sociaux et par les industries culturelles, avec une forte tendance à la standardisation et à l’« icônisation ».

18Il serait ainsi intéressant de se demander si ce phénomène ne risque pas d’induire, pour des sites particulièrement emblématiques, un retour à une forme de restauration illusionniste permettant de « faire coller » l’œuvre aux attentes du public et à l’image qu’il s’en fait. Une perspective d’autant plus tentante que les techniques actuelles de documentation, y compris en 3D, permettent de localiser et définir très exactement toutes les interventions qui ont été faites, sans que l’œuvre elle-même ait besoin d’en conserver la trace visible. Là encore, on se retrouve face à l’externalisation d’une mémoire qui était jusqu’ici présente dans la matérialité même des édifices et l’on en mesure encore mal les effets à venir.

19Mais au terme de ce – très rapide – tour d’horizon de l’évolution des rapports entre patrimoine et société, un mystère demeure. Celui du ressort de l’émotion que provoquent les atteintes aux patrimoines les plus emblématiques.

20Le cas de Notre-Dame pourrait venir illustrer chacun des aspects que nous avons évoqués : la multitude des témoignages des souvenirs individuels attachés à la cathédrale, la fétichisation et l’icônisation et leur régime d’exceptionnalité, la valorisation des savoir-faire, le rôle de la science, la multiplication des médiations virtuelles, tout y est. Mais cela suffit-il à expliquer l’émotion considérable provoquée par l’incendie d’avril 2019 ?

21Pas tout à fait, car il y manque un élément essentiel qui me paraît constituer le fondement anthropologique de l’attachement au patrimoine.

22Celui-ci a en effet été produit, historiquement et culturellement, comme une modalité essentielle de la construction d’un lien, non seulement d’appartenance mais d’identité, entre des individus et la communauté imaginée – originellement la nation – dans lequel ils choisissent de se reconnaître.

23Et cette opération d’incarnation de la communauté nationale dans son patrimoine (et inversement) a tellement bien fonctionné que les deux semblent devenus consubstantiels et que le traitement du patrimoine vaut pour le traitement des hommes.

27C’est aussi cette assimilation qui donne au patrimoine un poids politique indéniable et rend toute décision à son égard lourde d’enjeux qui échappent totalement au cadre d’une expertise strictement scientifique. Car, à l’inverse de ce qui se passe pour les destructions, reconnaître à un groupe quel qu’il soit un patrimoine, surtout lorsque l’on se situe à une échelle géopolitique globalisée, comme l’est le patrimoine mondial, c’est lui conférer, en même temps, la dignité d’une culture et d’une histoire.

28C’est cette même assimilation qui sous-tend l’impact émotionnel radical soulevé par les atteintes aux patrimoines les plus emblématiques, qu’elles soient volontaires ou accidentelles. Parmi les témoignages recueillis à propos de l’incendie de Notre-Dame de Paris, une idée revenait comme un leitmotiv : il était inimaginable d’assister à la fin d’un monument qui avait traversé tant de siècles. Tout comme survivre à ses enfants, il y avait là un bouleversement de l’ordre des choses, une sorte de phénomène contre nature. Comme s’il existait une sorte de double corps du peuple, un corps physique, voué à la finitude, et un corps patrimonial immortel, destiné à assurer la continuité culturelle et historique du groupe humain qui le reconnaît pour sien. Une sorte de version moderne du double corps du roi.

30Aujourd’hui, ces origines lexicales paraissent trouver une nouvelle pertinence au moment où restaurer le patrimoine semble revêtir une fonction tout aussi symbolique que technique. Alors que les attentes sociales en matière de patrimoine vont en se complexifiant, les métiers de la restauration peuvent légitimement se poser une question : que restaure-t-on du corps social en même temps que le patrimoine ?