1Comme beaucoup d’espaces ruraux, les Monts d’Ardèche sont également un territoire industriel. Ils le doivent tout particulièrement à une forme d’usine qui s’y est implantée massivement : le moulinage.

4Comment une industrie aussi dynamique peut-elle rester ainsi méconnue ? Pourquoi les moulinages échappent-ils à la destruction ? Et que deviennent-ils alors ? Y a-t-il une place pour la patrimonialisation de ces héritages ? Quels acteurs prennent en charge ce processus ?

Des héritages industriels

6Nous distinguons les « héritages », qui relèvent des traces de l’activité passée qui sont parvenues jusqu’à nous, et les « patrimoines », qui sont saisis par des acteurs pour être transmis. Ici, un héritage est issu d’une construction historique qui commence par l’installation d’un moulinage sur le territoire ardéchois. Mais il s’agit auparavant de décrire rapidement les traits caractéristiques de l’activité moulinière.

Au fil de soie

8Le moulinage est aussi le nom d’une opération du traitement du fil de soie. Le fil issu de la filature est composé de plusieurs brins de soie collés entre eux sous l’effet du « grès », c’est-à-dire la bave du ver à soie (d’où le nom de soie « grège »). La présence de ce grès empêche la teinture du fil et, plongé dans l’eau chaude, il se ramollit et désolidarise les brins, abîmant de fait le tissu. Le moulinage, ou l’ouvraison (d’où le nom de soie « ouvrée »), corrige cet inconvénient en tordant le fil, rendant solidaires les brins sans le grès. Les premières machines sont de grands « moulins » ronds en bois dits « alla bolognese », car leur technologie viendrait de Bologne (ce n’est pas exactement le cas, car une partie de la technique aurait été élaborée à Lucques). Vers le milieu du xviii^e siècle, l’invention de moulins rectangulaires assure un gain de place considérable [fig. 1].

10Le travail de la soie lui-même commence à la réception des flottes de soie grège qu’a produites la filature. Il faut d’abord les changer de support, depuis la tavelle vers une bobine, le « roquet » : c’est le dévidage. Selon les qualités voulues pour le fil (brillance, élasticité, solidité), celui-ci va subir des opérations de torsion plus ou moins forte et éventuellement de doublage (réunissant deux fils). Avant de partir pour la teinture et le tissage, le fil est remis en flotte. L’opération du moulinage prend donc un fil pour en faire un fil : même s’il a gagné en qualité, il est aisé de comprendre pourquoi ce travail peut passer inaperçu.

11Le maître de la fabrique est le moulinier. Il peut être propriétaire mais aussi locataire, plutôt dit « fermier », du moulinage. En tout cas, le moulinier gère l’approvisionnement en soie, la main-d’œuvre et les relations avec les donneurs d’ordre (souvent lyonnais). Une autre tâche peut s’y ajouter : celle de la gestion du processus de fabrication lui-même. Mais il peut aussi déléguer ce rôle à un contremaître. De fait, c’est ainsi une population assez hétérogène. Des réseaux familiaux et professionnels complexes se mettent parfois en place et assurent la pérennité de dynasties de mouliniers. D’autres sont placés par les donneurs d’ordre. D’autres encore tentent leur chance après un poste de contremaître en louant une petite fabrique. Le moulinier peut donc faire partie des classes sociales les plus aisées comme émerger d’un milieu modeste.

12Sous l’autorité du moulinier ou du contremaître travaillent les ouvriers, qui sont souvent des ouvrières. Les sites étant de petite taille, ils ne sont pas forcément très nombreux (une quarantaine en moyenne en 1874). Le moulinage s’est inséré dans l’organisation sociale agricole : ce sont ainsi des jeunes filles, voire des enfants, qui ont été recrutées pour le travail de la soie. Elles viennent constituer leur dot ou procurent ainsi un pécule complémentaire à leur famille mais leur vie ne repose pas sur ce salaire, qui peut donc être minime, ou sur ce travail, qui peut donc s’arrêter ponctuellement (par manque de soie grège, de commandes ou même d’eau). Leur travail est d’installer les flottes et les bobines sur les moulins mais aussi de surveiller le bon façonnage du fil. Un savoir-faire se construit : les filles commencent au dévidage, puis progressent sur des manipulations qui réclament une attention plus grande. Mais jusqu’au xx^e siècle, le moulinage n’est pour ces jeunes femmes qu’une étape de leur vie, en attendant leur mariage, souvent avec un agriculteur.

13Le moulinage désigne ainsi à la fois le bâtiment industriel et l’opération de torsion du fil de soie. Cette activité se devine à peine à travers ses formes architecturales, son processus de fabrication, l’hétérogénéité de ses réalités ou la temporalité inscrite dans la vie des ouvrières.

Au fil de l’eau

14En passant de l’échelle du bâti à celle du territoire, nous proposons ici de saisir les liens sociospatiaux entretenus par les moulinages avec les sociétés locales. Nous utilisons à cette fin un recensement des sites industriels anciens (construits avant les années 1960) sur le périmètre d’étude : 411 sites ayant servi à la torsion du fil ont été identifiés, 407 géolocalisés.

16Le moulinage est aussi ancré dans l’environnement par son lien à la rivière. L’alimentation en énergie des machines est liée à la force hydraulique puis à l’hydroélectricité. Un seuil est construit sur la rivière, qui dérive une partie du cours vers un canal, dit « béal » ou « béalière », menant à une cage à roue [fig. 3].

20Un autre facteur d’importance est visible : l’étagement. Les moulinages se situent sur les zones de pentes pour avoir accès à la ressource énergétique mais pas sur la haute montagne, où le froid serait dommageable à la soie.

21L’implantation des moulinages met en avant des liens sociospatiaux avec la société locale, que ce soit avec leur environnement immédiat et leur bassin d’emploi ou, plus spécifiquement, avec les entités urbaines auxquelles certains se rattachent. Globalement, ils représentent cependant une industrie diffuse qui marque légèrement le paysage.

Des héritages industriels vivants

22L’histoire de l’héritage industriel ne s’arrête pas avec la fin de son activité. Dès le début du xx^e siècle, des sites ferment et leur usage change. Une autre histoire s’ajoute ainsi à l’histoire industrielle et construit de nouveaux liens au territoire. Nous n’avons pas pu reconstituer l’intégralité du parcours de ces 411 sites (53 ont un usage actuel indéterminé, pour d’autres ce sont des bribes de leur histoire qui manquent) mais nous avons pu en saisir les tendances.

Quand l’usage disparaît

23Les héritages bâtis que constituent les moulinages ne sont pas tous parvenus jusqu’à nous : 56 sites parmi ceux qui ont été recensés ont été totalement ou partiellement détruits. Par ailleurs, si les bâtiments sont encore visibles, ils peuvent être en friche : 61 cas ont été recensés.

24Les premières destructions n’ont pas été forcément volontaires. Les moulinages sont exposés à deux types de risques. Tout d’abord, ils peuvent être emportés dans des inondations. C’est d’autant plus vrai quand, dans une recherche de rentabilité, les usines ont été construites dans le lit majeur de la rivière. Les inondations les plus modérées endommagent les équipements mais les plus importantes altèrent la structure du bâtiment. L’autre risque courant est l’incendie. Au xix^e siècle, tous les mécanismes étaient en bois et l’éclairage se faisait à la lampe à huile, ce qui les rendait sujets aux incendies. Selon la capacité financière du propriétaire et le potentiel productif du site, des moulinages ont pu être détruits mais reconstruits. D’autres ne l’ont jamais été. Inversement, la fin de l’activité a parfois entraîné la destruction d’un site, volontaire cette fois-ci. Cela a été particulièrement le cas dans des réaménagements urbains mais cela reste marginal.

25La fin de l’activité a aussi été marquée par un temps de friche, sur une durée plus ou moins longue. Elle s’est quelquefois accompagnée d’une démolition partielle : le toit des bâtiments a été enlevé pour éviter les taxes. Certains moulinages sont ainsi tombés en ruines, qui se sont fondues peu à peu dans le paysage. D’autres restent hors d’eau et peuvent être conservés sur le long terme. La vraie particularité des moulinages est bien souvent d’avoir été réinvestis dans leur partie supérieure alors que la salle d’ouvraison a été laissée en friche. Ce sont donc des microfriches au sein même du bâti qui se créent et leur gestion est très différente de celle des friches industrielles, qui concernent un bâti entier ou même plusieurs bâtis sur un espace important. La friche est ici discrète et elle peut constituer une forme de conservation, puisque l’usage de l’étage supérieur la protège des méfaits du temps. Plusieurs moulinages possèdent ainsi de vastes salles d’ouvraison vides [fig. 7] qui, pour quelques-unes, sont encore remplies de machines. Le nombre de ces microfriches est probablement très sous-estimé, car notre degré d’observation n’a pas donné lieu à une visite de chaque site.

• L’héritage intègre laisse supposer une conservation d’une majorité des liens au passé, dans les différentes catégories précitées.
• L’héritage diminué propose une conservation d’une partie seulement de ses liens, qui peuvent être conservés en dépit d’autres.
• L’héritage immatériel est le plus fragile, il n’a plus de liens avec aucune trace matérielle et se constitue ainsi seulement sur la mémoire et les savoir-faire, qui sont les plus difficiles à conserver.

Les nouveaux usages

27La plupart des moulinages sont donc parvenus jusqu’à nous et cela est dû au fait qu’ils ont trouvé de nouveaux usages. Ils sont devenus des habitations, des lieux d’activités économiques ou de services, mais aussi des espaces culturels et touristiques. Qu’est-ce que ces usages font à l’héritage industriel ? C’est ce que nous avons tenté de saisir.

28L’écrasante majorité des moulinages ont été transformés en habitations (182 sites), en raison de nombreux facteurs. Leur petite taille les rend accessibles à des propriétaires privés (héritiers ou nouveaux arrivants). Pour les sites les plus imposants, il arrive aussi que la collectivité intervienne et y installe des logements collectifs. Par ailleurs, certains moulinages sont déjà des logements, dans leur partie supérieure du moins : il ne s’agit donc pas tant d’une reconversion que de la poursuite d’une pratique déjà existante. Ce sont des résidences principales mais aussi des résidences secondaires. Car le troisième facteur est leur architecture et leur environnement. Bâtis en pierre de pays le long des rivières, ils répondent à des exigences de cadre de vie contemporaines. Cet usage d’habitation explique aussi pourquoi les microfriches sont si courantes : la partie déjà habitée est réutilisée, contrairement à la partie qui servait à la production, trop grande et trop humide.

29Les sites en activité, que ce soit dans le secteur secondaire ou tertiaire, sont au nombre de 71. Ils forment en fait une catégorie très disparate. Certains sont les héritiers directs de l’activité moulinière (des exemples dans le magazine L’Ardèche tisse la toile du monde), d’autres ont repris uniquement la production hydroélectrique à travers l’installation d’une microcentrale. D’autres encore accueillent une activité qui n’a rien à voir avec le moulinage : bureaux, commerces, garages, usines d’outils, de mécanique, de matelas… Enfin, certains sont réemployés pour des services à la population : salle des fêtes, maison de santé ou de retraite, école, hôpital [fig. 8]…

Patrimonialisations

Au regard des acteurs publics

33Parmi les acteurs qui s’intéressent au moulinage figurent plusieurs puissances publiques, que ce soit à travers la démarche d’inventaire général du patrimoine culturel ou l’action des territoires.

35Ces préconisations n’ont cependant pas été suivies d’effet : les deux sites sont des lieux de production à l’heure actuelle, le premier dans la continuité de travail du fil mais à haute technicité par l’entreprise Payen, le second à travers un pôle d’activité comprenant la fabrique de glace Terre Adélice, un cabinet notarial et une école de musique. Aucun moulinage ardéchois ne bénéficie non plus du label « Architecture contemporaine remarquable » (précédemment « Label Patrimoine du xx^e siècle »). Il faut noter qu’en 2021 un dossier de demande d’inscription aux monuments historiques a été déposé par le site de La Chèze à Dornas, un moulinage plus représentatif des petites usines caractéristiques de cette industrie (en cours d’instruction). Cette démarche nourrit une réflexion plus globale sur ces héritages, menée par le parc naturel régional des Monts d’Ardèche et le service régional de l’Inventaire en lien avec la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes.

36Le premier acteur public à s’être intéressé au moulinage est le service pédagogique des archives départementales de l’Ardèche : à la suite d’une exposition présentée en 1979, elles ont publié en 1983 un dossier intitulé Magnaneries et moulinages ardéchois. Plus tard, le parc des Monts d’Ardèche a interrogé, dès sa création en 2001, la question du patrimoine industriel. Les moulinages ont pris rapidement une place non négligeable parmi les actions portant sur l’industrie. En 2005, les « Journées du moulinage » ont été organisées sur tout le territoire, incitant les propriétaires privés à ouvrir leurs portes et faire découvrir leurs sites. Un ouvrage, Vallées moulinières, a été édité par le Parc en 2007, sollicitant deux historiens, Florence Charpigny et Yves Morel. La démarche « Paysages industriels » s’est mise en place dès 2010. Elle propose une collaboration nationale entre quatre parcs et la Fondation de France, et locale entre le parc des Monts d’Ardèche et deux communautés de communes qui acceptent de jouer le rôle de « nouveaux commanditaires » d’œuvres d’art contemporain. Ainsi, le site du Moulinon est mis en valeur par l’œuvre « Vous me direz » d’Élisabeth Ballet, qui offre à la fois un point de vue sur le site et une plongée dans les mémoires ouvrières par une installation sonore [fig. 11].

38La patrimonialisation des moulinages menée par les pouvoirs publics se distingue par plusieurs aspects : les démarches de protection, de conservation ou de restauration sont moins importantes que celles de connaissance et de valorisation, y compris par le biais de démarches culturelles et artistiques.

Au regard des citoyens

39Le cœur des processus de patrimonialisation se trouve en fait du côté des initiatives citoyennes, qu’elles soient portées par des individus ou des associations. La disparité entre les démarches de conservation d’une part et de connaissance et de valorisation d’autre part se retrouve ici.

40Pour ces acteurs, l’approfondissement des connaissances est un des premiers enjeux. À l’échelle départementale, l’association Mémoire d’Ardèche et Temps présent (MATP), fondée en 1983, propose un premier colloque sur l’histoire industrielle. C’est aussi cette association qui a publié en 2002 l’ouvrage Les Maîtres du fil, cité plus haut, reprenant la thèse d’histoire d’Yves Morel. Plus localement, d’autres initiatives poursuivent les recherches. L’association Moulins et moulinages de la vallée de la Glueyre, créée en 2002, a publié un premier livret mettant en avant les usines de ce bassin, réédité et augmenté en 2019. Et ces recherches ne sont pas uniquement le fait d’associations spécialisées sur ces questions. Le club des Aînés de Saint-Privat a publié en 2012 une collecte de mémoire effectuée localement. Plus largement, en 2008, plusieurs associations départementales se sont regroupées pour créer un groupe de travail informel sur le patrimoine industriel. En lien avec le parc naturel régional des Monts d’Ardèche, elles tentent de mettre en place une démarche progressive d’inventaire dont la première étape a été la constitution d’une base de données des moulinages du Parc. Leur activité a permis la tenue d’un colloque, la publication d’un numéro de la revue MATP, la composition d’une exposition et de son catalogue, et elle se poursuit aujourd’hui.

41Cette volonté de recherche est couplée avec celle de mieux transmettre cette histoire industrielle. Le premier acteur est l’écomusée du Moulinage de Chirols, porté par l’Association pour la création d’un écomusée (ACECO) dès 1984-1985 [fig. 12]. Il a été aménagé dans la partie la plus ancienne d’une usine, encore en activité en 1988, et perdure alors que l’usine a fermé ses portes. Le moulinage de La Neuve à Marcols-les-Eaux accueille le public depuis 2002, soutenu par l’association Moulins et moulinages de la Glueyre : il présente un héritage intègre, une usine encore équipée de toutes ses machines, fermée en 1967 [fig. 13].

42Un dernier moulinage a également été transformé en musée dans les années 1990, celui du Moulinet à Largentière, mais il a été revendu depuis et change actuellement d’usage. À ces sites s’ajoutent des initiatives locales qui produisent des expositions, des conférences, des ouvertures ponctuelles de lieux privés (notamment pour les Journées européennes du patrimoine) ou des sentiers d’interprétation. Toutes ces démarches n’ont pas forcément une durée de vie très longue, mais elles ponctuent régulièrement l’activité culturelle de l’Ardèche et témoignent d’un intérêt constant pour l’histoire moulinière. Actuellement, deux propriétaires privés sont en train de restaurer leur salle d’ouvraison encore dotée de ses machines dans le but de les ouvrir au public.

44Ces actions de patrimonialisation citoyennes offrent une diversité de regard sur l’histoire moulinière. Elles s’efforcent de mieux la connaître, la transmettre mais également de la mettre en lien avec des projets culturels et territoriaux. La restauration des sites n’est en revanche pas une préoccupation centrale.