La production textile, quelles dynamiques patrimoniales ?
Texte intégral
1Les articles réunis dans ce numéro de la revue In Situ proposent un panorama des patrimonialisations d’une activité dont la place a été prépondérante dans l’histoire industrielle de notre pays. Notre appel à propositions a rencontré un très grand succès puisque nous avons reçu cinquante-neuf projets d’articles. Cette abondance, qu’il faut saluer, nous a pourtant contraints à effectuer des choix difficiles. Nous espérions pouvoir présenter une vingtaine de contributions dont les sujets nous avaient paru du plus grand intérêt. Cette sélection initiale s’était pour partie ouverte au grand nombre de propositions reçues d’horizons fort lointains – Afrique, Amérique du Nord, Europe – mais les vicissitudes de la rédaction des textes ont encore réduit notre panel et l’ont resserré aux sujets touchant le patrimoine français. Au total, quinze articles aboutis nous sont parvenus et sont regroupés ici. Ils permettent de présenter un état des lieux de la conservation et de la mise en valeur du patrimoine de l’industrie textile tout en faisant apparaître en creux les succès et les échecs les plus marquants des actions conduites depuis une trentaine d’années.
- 1 Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale.
- 2 Daumas Jean-Claude, « Des manufactures aux usines, l’industrie lainière française, xviie-xxe siècl (...)
2La crise qu’a connue l’industrie textile en France à partir des années 1960 a été dévastatrice. Ce pilier de la révolution industrielle s’est comme effondré sur lui-même, notamment lors des années 1970 et 1980, qui ont été celles des restructurations les plus violentes. La plus grande part des lieux et des types de production a subi de plein fouet la concurrence, qu’elle vienne de l’Europe ou des anciennes colonies. Et très vite, « la crise de l’industrie lainière a multiplié les usines abandonnées que technocrates et élus, avec la bénédiction de la DATAR1, ont souvent entrepris de faire disparaître rapidement2 ».
- 3 Hartog François, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, éditions du Se (...)
3Dès les années 1970-1980, le bâti spécifique déployé pour la production textile sur l’ensemble du territoire, dans les pays de montagne, dans les villes du nord et de l’est de la France ou dans le grand bassin lyonnais, a pourtant commencé à être regardé par quelques spécialistes comme la trace précieuse d’une activité en voie de disparition. Aux sites les plus prestigieux, ceux dont l’architecture exceptionnelle correspondait le mieux aux valeurs patrimoniales traditionnelles, se sont peu à peu ajoutées des usines plus modestes. Ainsi, alors que les manufactures royales d’Ancien Régime ou les grandes filatures du nord de la France avaient attiré les premières les regards, rapidement, des sites plus communs comme ceux de l’industrie de la soie, notamment dans les Cévennes ou le Lyonnais, ou de la laine (Mazamet), ont fait l’objet d’une nouvelle attention. Au risque de rappeler une évidence, le patrimoine est défini par son époque3 et cela est particulièrement vrai du patrimoine industriel dont la prise en compte (ou non) a émergé aux moments les plus dramatiques de son histoire.
- 4 Tout particulièrement celle de Philippe Reichen et Bernard Robert qui se sont spécialisés dans la (...)
- 5 Daumas Jean-Claude, L’Amour du drap. Blin & Blin, 1827-1975, Besançon, Presses universitaires fran (...)
- 6 https://lafabriquedessavoirs.fr/fr [lien valide en juin 2023].
4Les premières reconversions de grands ensembles industriels de la fin des années 1970 ont eu lieu grâce à deux composantes essentielles : une volonté politique audacieuse et l’engagement de jeunes agences d’architecture4. La restauration des usines Blin & Blin à Elbeuf (Seine-Maritime) peut être considérée comme une réussite exemplaire5 tant par son ampleur que pour la place qu’elle occupe, encore aujourd’hui, à l’échelle de toute la ville. C’est un quartier entier, le « quartier Blin », qui s’est développé après la cessation d’activité de l’entreprise, en juillet 1975. En face de l’îlot historique, des bâtiments industriels plus récents ont eux aussi été rénovés et abritent, depuis 2010, le musée, le Centre d’archives patrimoniales d’Elbeuf et le Centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine (CIAP). Le musée, élément constitutif de « La fabrique des savoirs »6, possède entre autres choses un ensemble de machines collectées par d’anciens ouvriers lors des fermetures d’usines. D’autres opérations de réhabilitation-reconversion ont également été lancées à partir de cet îlot à Elbeuf.
- 7 https://fresques.ina.fr/mel/fiche-media/Lillem00083/renovation-de-la-filature-le-blan-a-lille.html(...)
- 8 https://www.caue-observatoire.fr/ouvrage/site-roussel-roubaix-59/ [lien valide en juin 2023].
5Il serait possible d’évoquer bien d’autres exemples similaires déjà connus. Pour prendre le cas du seul département du Nord, il faut citer l’ancienne filature Le Blan, dans le quartier de Moulins à Lille, qui a été réhabilitée dans les années 19807 selon un programme ambitieux de mixité des usages : logements sociaux, commerces, bureaux, équipements culturels. À Roubaix, ville lainière naguère florissante qui a violemment subi la crise textile au lendemain des Trente Glorieuses, des opérations ont été menées à l’échelle de toute la cité. Des fabriques abandonnées ont été reconverties et ont trouvé une deuxième vie, comme l’usine textile Roussel8, devenue les studios de danse du Ballet du Nord. Le bâtiment de la Condition publique, construit par la chambre de commerce et d’industrie en 1901, est quant à lui devenu un tiers-lieu piloté par un établissement public de coopération culturelle (EPCC) à l’occasion de Lille 2004, capitale européenne de la culture. Ces opérations pionnières ont été saluées au niveau international et ont permis d’engager un processus d’ampleur. Soulignons que ces grands établissements industriels textiles sont aussi ceux qui offraient les plus grandes possibilités de réhabilitation.
- 9 Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, La Manufacture du Dijo (...)
6Ces quelques exemples de conservation et de réhabilitation réussies ne peuvent cacher des situations moins heureuses, même dans le cas de sites anciens et prestigieux. C’est ainsi que des fleurons du patrimoine, comme les premières manufactures installées en France par la volonté de Colbert, ont été pour partie dénaturés dans l’indifférence générale malgré des mesures de protection au titre des monuments historiques. Et ce n’est pourtant pas par méconnaissance puisque les manufactures en question, celles du Dijonval à Sedan (Ardennes) et des Rames à Abbeville (Somme), ont fait très vite l’objet d’études et de publications9.
- 10 26 mai 2022.
7Le constat est encore pire pour l’usine Sidoux, ancienne fabrique de guipure de Saint-Quentin (Aisne), qui peut être considérée comme un échec patrimonial. L’entreprise, fondée en 1891, qui fabriquait principalement de la guipure pour l’ameublement (nappes et rideaux), a subi les destructions de la Première Guerre mondiale puis a été reconstruite à l’identique avec de nouveaux métiers pour la guipure ou le tulle et tous les équipements nécessaires à son bon fonctionnement. Cet ensemble a été inscrit au titre des monuments historiques en 1992 à la suite d’une instance de classement de 1990. L’entreprise a été rachetée par un groupe industriel de Caudry dans l’unique objectif d’éliminer un concurrent. Elle s’est alors trouvée cannibalisée, les métiers servant de réservoirs de pièces de rechange pour l’usine de Caudry. Malheureusement, en trente ans, les équipements techniques ainsi que la collection unique de cartons jacquard ont disparu, les bâtiments se sont détériorés. Cet ensemble, qui constituait un exemple quasi unique de cohérence entre le contenant et le contenu, entièrement reconstitué dans les années 1920, est devenu une ruine. Cependant, il semblerait, d’après un article du Courrier picard10, que cet ancien site industriel, qui s’étend sur plus d’un hectare dans le quartier Remicourt à Saint-Quentin, soit en cours de rachat et puisse avoir une seconde vie.
- 11 https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/PA80000027 [lien valide en juin 2023].
8Il faut aussi signaler le cas de l’usine Cosserat à Amiens (Somme)11, protégée dès 2001, et désaffectée depuis plus de dix ans. Un projet de reconversion vient enfin d’être lancé, mais là encore, il est à craindre qu’il ne suffise pas à garantir l’intégrité de l’ensemble de ce patrimoine, dont des éléments bâtis importants ont été détruits.
9Quarante ans après l’époque des premières opérations, qui ont été pour une bonne part aiguillées par les travaux des historiens de l’économie, les articles réunis pour ce numéro donnent à voir un paysage patrimonial du textile largement renouvelé.
10Ce renouvellement est notamment le fait d’une meilleure prise en compte du mobilier. Le patrimoine de l’industrie ne peut se réduire aux seuls édifices, qui n’existent que pour abriter des machines de production. Plus que tout autre élément patrimonial, les machines de l’industrie nécessitent une forte volonté de conservation pour passer d’une valeur d’usage à une valeur culturelle. Leur vulnérabilité tient à deux raisons essentielles : elles peuvent être ferraillées à des fins de modernisation par l’industrie même qui les a créées et elles ne peuvent bénéficier d’aucune reconversion possible.
- 12 Seize machines, se rapportant essentiellement aux cycles préparatoires au filage et au tissage, so (...)
11Quelques ensembles de machines textiles, protégés au titre des monuments historiques, sont mis en valeur dans des usines en fonctionnement par la seule volonté de leur propriétaire. La filature Arpin12, installée à Séez (Savoie) depuis 1817 à proximité d’un cours d’eau afin de bénéficier de ses qualités chimiques et énergétiques, perpétue la tradition de la fabrication du drap de laine de Bonneval initiée en ses murs dès 1823. L’ensemble des machines utilisées pour les différentes étapes de la production, depuis l’arrivée de la laine brute jusqu’au produit fini, est exceptionnel par son nombre (une quinzaine) et son ancienneté (de 1817 au début du xxe siècle). Pour le plus grand bonheur du public, c’est un véritable atelier vivant qui est ainsi donné à voir.
- 13 https://patrimoine.auvergnerhonealpes.fr/dossier/huit-metiers-a-tisser-la-dentelle-de-type-bobin-j (...)
- 14 https://www.pop.culture.gouv.fr/gallery/6476f9dc14cfea180844a6f1 [lien valide en juin 2023].
12Si les machines textiles sont, avec les machines énergétiques, celles qui ont été le mieux conservées dans notre pays, c’est probablement parce qu’elles ont été parmi les plus nombreuses. Pour autant, leur conservation très lacunaire reste problématique, comme le prouve le sort emblématique des six métiers à tisser la dentelle Bobin-Jacquard provenant de la société Commarmond de Villeurbanne (Rhône), classés monuments historiques en 1996 puis déclassés en 2008 et ferraillés faute de solution de conservation13. Aussi faut-il saluer le classement récent et d’autant plus important de deux métiers à tricoter Reading de l’usine d’Arsoie (Gard) en 202014. Signe des temps, ils s’inscrivent dans une prise en compte vivante du patrimoine et s’affichent comme des atouts pour une production industrielle contemporaine et durable.
13Ces machines et autres pièces détachées sont des objets patrimoniaux complexes qui, sortis de leur contexte d’utilisation (l’usine) et d’exploitation (savoir-faire), peuvent rapidement perdre leur sens et leur intérêt. Certains musées, faisant le choix de la mise en mouvement de ces éléments patrimoniaux, intégrés dans un parcours muséographique restituant l’ambiance d’une usine, proposent une expérience inédite aux visiteurs mais ils sont alors confrontés à de complexes problématiques de restauration et de réparation. C’est le cas du Musée industriel de la corderie Vallois à Notre-Dame-de-Bondeville (Seine-Maritime) qui, dès son ouverture en 1994, a pris le parti de mettre en fonctionnement la roue hydraulique et l’ensemble des machines de l’ancienne usine de cordes de coton. Ce type de musée « vivant » est également confronté à la perte de savoir-faire d’une industrie disparue parfois depuis plus de soixante ans. Des associations d’anciens ouvriers se mobilisent alors pour faire revivre et transmettre leurs savoir-faire. Citons le cas de l’association Au fil de la mémoire à Bolbec (Seine-Maritime), propriétaire d’une exceptionnelle série de machines de transformation du coton, qui se bat aujourd’hui pour transmettre son savoir à de jeunes personnes pour continuer de faire fonctionner cette chaîne de production de coton unique en France.
14Dans cette perspective, les musées ont ainsi un rôle essentiel à jouer. Des musées textiles importants ont été créés dès le xixe siècle parce qu’ils ont été considérés comme des structures collectives participant à la réputation de la place industrielle. Citons le musée de l’Impression sur étoffes de Mulhouse (Haut-Rhin) ou celui de Lyon, voulu, à l’origine, par la chambre de commerce et d’industrie. Celui-ci fait aujourd’hui l’objet d’un nouveau projet. L’idée d’un musée de la Dentelle à Calais (Pas-de-Calais) est également ancienne mais n’a été concrétisée qu’en 2009 alors que le musée de Jujurieux (Ain) a vu le jour au début des années 2000 à la suite de la cessation de l’activité des Soieries Bonnet. Bien d’autres musées techniques ont été rénovés ou créés ces dernières années à partir d’un ensemble de machines, le plus souvent présentées d’une manière statique, et collectées, pour la plupart d’entre elles, par des associations de sauvegarde qui les ont sauvées du ferraillage. Au-delà de ces patrimoines matériels, de nombreux musées sont aussi des conservatoires des savoir-faire et des mémoires, comme le montrent les contributions d’Aziza Gril-Mariotte et de Marion Paupert. Quelles que soient l’origine et les caractéristiques d’une collection patrimoniale, l’industrie textile est une activité qui se prête facilement à sa prise en compte dans la création de nouveaux produits.
15Ainsi, tout un panel de mesures conservatoires peut être mis à contribution pour les machines textiles. De plus en plus, on observe que la réussite est au rendez-vous lorsque les politiques publiques accompagnent des initiatives privées, qu’elles relèvent du combat d’une association ou de la volonté d’un industriel. L’État joue un rôle important, notamment la protection au titre des monuments historiques, l’appellation « Musée de France » ou encore le label « Entreprise du patrimoine vivant » mais ces dispositifs ne suffisent pas sans volonté politique au niveau local. Les articles de Lisa Caliste, de Nadine Halitim-Dubois ou d’Anne-Marie Wiederkehr s’inscrivent parfaitement dans cette évolution. Ils présentent différents exemples de patrimonialisation de métiers à tisser, que ces machines soient conservées et restaurées in situ, intégrées dans des collections muséales ou en fonctionnement au sein d’ateliers dédiés à l’artisanat d’art.
16Le renouvellement observé tient aussi à celui qui émerge sous de multiples formes dans le paysage de l’activité industrielle textile dans notre pays. Le mouvement est profond. La page des immenses usines de la laine et du coton est en effet définitivement tournée. La dynamique est aujourd’hui du côté des petites exploitations, aussi bien du point de vue de la production contemporaine que des reconnaissances patrimoniales, et du côté de fibres qui, comme le lin ou le chanvre, avaient été fort malmenées par l’industrialisation. Ces dernières occupent ainsi une place importante dans ce numéro.
17Parmi les propositions qui nous sont parvenues, nombreuses sont celles qui ont choisi de traiter un sujet se rapportant à une fibre en particulier. Rien d’étonnant dans ces démarches, puisque les bassins industriels ont eu une géographie largement déterminée par le travail d’une fibre spécifique. Si la laine et le coton ne sont pas absents de notre sélection (voir les contributions de Yannick Lecherbonnier ou de Lisa Caliste), ils ne sont plus prédominants comme ils l’étaient dans les patrimonialisations du xxe siècle. La soie, en revanche, reste très présente (voir les articles de Muriel Barbier, Nadine Besse, Anne-Marie Wiederkehr ou Flore Vigné). Elle correspond, certes, à un grand bassin industriel qui s’étend des Cévennes au Lyonnais en passant par Saint-Étienne (Loire). Mais elle est également au cœur des dynamiques actuelles, avec sa production souvent caractérisée par un bâti diffus ou son positionnement haut de gamme.
- 15 Le renouveau de ces fibres ne se limite pas à la question des textiles puisqu’elles peuvent faire (...)
18Les cas du lin et du chanvre ressortissent aux mêmes tendances. Le regard patrimonial porté sur ces fibres est indissociable de la renaissance de leur culture et de leur transformation15. C’est aussi un des enseignements de ce numéro, parfaitement illustré avec l’exemple de la Bretagne que développent la contribution de Shantty Turck ainsi que celle d’Élisabeth Loir-Mongazon et Judith Tanguy-Schröer. Elles sont très significatives d’un patrimoine industriel et artisanal dont la compréhension et la sauvegarde accompagnent un remarquable renouveau industriel et agricole. Les savoir-faire traditionnels et la considération pour des techniques ou des paysages ancestraux sont vus comme le cadre du développement d’une activité contemporaine. C’est aussi ce qu’illustrent de nombreux exemples à travers tout le territoire, comme en témoigne la présentation d’Emmanuel Pénicaut, ainsi que de nombreuses autres propositions d’articles qui ont été reçues pour ce numéro mais qui n’ont pu être retenues, le plus souvent faute de place.
19Quelques regrets cependant. Si les fibres naturelles ont fait l’objet de plusieurs propositions marquant un intérêt affirmé pour ces matériaux durables que sont le chanvre et le lin, en revanche les matières synthétiques et artificielles, dont l’industrie s’est développée en France dans la seconde moitié du xixe siècle, ont été totalement absentes des propositions. De la même façon, les articles soumis pour évoquer de façon monographique les produits finis de l’industrie textile – rubans, passementerie, tapisserie, dentelles, cordes, toiles imprimées – sont restés peu nombreux… Et l’incitation à ouvrir le champ patrimonial aux activités situées en amont de la production industrielle textile, telles la collecte des matières premières, leur transformation, la fabrication des machines textiles ou la fourniture de pièces détachées, n’a pas rencontré de succès.
- 16 CHABAUD Catherine, Les Filières lin et chanvre au cœur des enjeux des matériaux biosourcés émergen (...)
- 17 https://www.inha.fr/fr/recherche/le-departement-des-etudes-et-de-la-recherche/domaines-de-recherch (...)
20Il en va différemment des industries situées en aval, comme celle des apprêts et de la teinture, qui semblent être un nouveau champ d’étude pour les chercheurs. Faut-il y voir l’influence de la prise en compte des problématiques écologiques dans les patrimonialisations récentes de l’industrie textile ? Tout comme le réveil des filières du chanvre et du lin, nettement marqué par l’impératif environnemental puisque ces fibres satisfont assez largement aux exigences d’une agriculture durable16, l’émergence d’un intérêt très fort de la recherche contemporaine pour la question des teintures, dont on sait à quel point elles ont été une source de pollution, est indéniable. L’appel à propositions a en effet fait ressortir de nombreux projets d’articles traitant de ce sujet. Finalement, quatre d’entre eux ont été retenus pour la composition de ce numéro et nous avons souhaité les regrouper au moment d’en établir le sommaire. Si la question des teintures, notamment dans le domaine des textiles, était assez pauvrement traitée en France, il faut saluer la mise en place du programme de recherche « Colorants et textiles de 1850 à nos jours » mené depuis 2017 à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) sur l’histoire des colorants de synthèse. Ces derniers ont bouleversé les pratiques entre le milieu du xixe siècle et le début de la Première Guerre mondiale grâce au progrès de la chimie organique17. Ce programme, dont Marie-Anne Sarda est la responsable, a entraîné un vaste mouvement d’interrogation sur la conservation patrimoniale et la connaissance des textiles colorés après l’abandon des pigments naturels et l’avènement du chimiste dans la confection. Il a en outre fait face à un besoin important de recherche sur les sources mobilisables. Leur identification a pris une place de plus en plus importante au sein du programme jusqu’à la constitution d’une base de données mise en ligne tout récemment. Finalement, on notera que les quatre articles proposés ici explorent ces traces matérielles selon des approches diversifiées, bien sûr à travers les collections publiques (Gaël Sutter, Muriel Barbier) mais aussi in situ (Yannick Lecherbonnier) ou de manière plus prospective (Marie-Anne Sarda et Caroline Devaux-Eude).
- 18 Musée de la Toile de Jouy, Jouy-en-Josas.
- 19 Petit Palais, Paris.
- 20 Musée Boucher de Perthes (voir https://art.rmngp.fr/fr/library/artworks/albert-decamps_l-apprenti- (...)
- 21 Musée du Louvre, Paris, voir https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020132988 [lien valide en (...)
- 22 Musée d’Art et d’Archéologie (Senlis), voir https://histoire-image.org/etudes/travail-domicile [li (...)
21Pour achever ce propos introductif, on doit regretter que le troisième axe de l’appel à contributions, qui souhaitait mettre en lumière la question de la représentation de l’industrie textile, n’ait suscité que trois réponses. Nous n’avons pu en retenir qu’une seule, celle de Nicolas Coutant. Certes, les artistes de l’époque contemporaine se sont plutôt intéressés à la grande industrie triomphante, novatrice et spectaculaire, comme la métallurgie et les mines qui entraînaient parfois leur œuvre sur le terrain des questions sociales. Cependant, les activités textiles ne sont pas marginales dans ces représentations et n’ont pas été ignorées. Les exemples sont nombreux, y compris les plus prestigieux. La fabrique de toiles peintes de Jean-Rodolphe Wetter (Orange, Vaucluse) est représentée dès 1764 et Jean-Baptiste Huet a peint celle d’Oberkampf en 180718. Au xixe siècle, les exemples se multiplient et se diversifient, tant dans les choix iconographiques que dans les démarches des artistes. En choisissant le sujet de la femme filant grâce à sa quenouille, Jules Breton (Fileuse sur les rochers de Douarnenez19, 1870) s’attelle presque à l’étude d’un mythe, alors qu’une forme de misérabilisme caractérise le regard qui incite Albert Descamps à peindre L’Apprenti tisserand du Vimeu20, Léon Lhermitte à dessiner un Atelier de tisserand en 189321 ou Paul Sérusier à peindre Le Tisserand en 188822.
22Les photographes prennent largement le relais vers la fin du xixe siècle, à un moment où l’industriel devient le commanditaire et fait appel à des professionnels ou des agences spécialisées pour les besoins de la production de catalogues, de livres commémoratifs ou pour les stands des expositions industrielles. Auguste Hippolyte Collard ou François Kollar se retrouvent ainsi au service d’industriels, de magazines ou d’éditeurs pour immortaliser des usines textiles tout comme Willy Ronis qui a réalisé un reportage de 1946 à 1954 dans les usines textiles du Haut-Rhin pour la Société industrielle de Mulhouse, ou Henry Lachéroy qui a travaillé à Beauvais à la demande de Lucien Lainé. Entre propagande à la gloire des entreprises ou des capitaines d’industrie, représentation artistique, témoignage social et documentation technique, la nature de ces œuvres aurait mérité d’être mieux interrogée, au filtre de l’objectivité, de l’engagement social ou politique du commanditaire ou de l’artiste.
- 23 Centre d’archives de la Cité de l’architecture & du patrimoine, Fonds Gaston Ernest (1867-1949), 3 (...)
23Aussi avons-nous choisi comme illustration de ce numéro un relief qui orne, à quelques pas du ministère de la Culture, l’entrée de l’ancien hôtel de l’Association générale du commerce et de l’industrie des tissus et des matières textiles, édifié en 1911-1912 par l’architecte Gaston Ernest au 8 de la rue Montesquieu (Paris). Il s’agit d’une composition montrant Le Commerce sous les traits de Mercure, au pied de l’industrie des tissus [fig. 1]. Cette figure de conception assez classique, qui reprend l’image traditionnelle du rouet et de la quenouille, en tournant le dos au machinisme industriel, ne fut intégrée au projet architectural initial qu’en 1912. Elle est l’œuvre des sculpteurs Camille Raynaud (1868-1947) et Paul-Gabriel Capellaro (1862-1956)23. Il faut y voir un simple clin d’œil aux très nombreuses figures allégoriques qui accompagnent et enrichissent, depuis son origine, le développement du patrimoine de la production textile.
Figure 1

Le Commerce sous les traits de Mercure, au pied de l’industrie des tissus, œuvre des sculpteurs Camille Raynaud (1868-1947) et Paul-Gabriel Capellaro (1862-1956). Bas-relief au-dessus de l’entrée de l’ancien hôtel de l’Association générale du commerce et de l’industrie des tissus et des matières textiles, au 8 de la rue Montesquieu (Paris).
© 2023, Stéphane Asseline, région Île-de-France.
Notes
1 Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale.
2 Daumas Jean-Claude, « Des manufactures aux usines, l’industrie lainière française, xviie-xxe siècle », Historiens et Géographes, no 405, 2009, p. 5-13.
3 Hartog François, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, éditions du Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2003.
4 Tout particulièrement celle de Philippe Reichen et Bernard Robert qui se sont spécialisés dans la reconversion de bâtiments industriels.
5 Daumas Jean-Claude, L’Amour du drap. Blin & Blin, 1827-1975, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, coll. « Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté ; Séries historiques », 1999, p. 602.
6 https://lafabriquedessavoirs.fr/fr [lien valide en juin 2023].
7 https://fresques.ina.fr/mel/fiche-media/Lillem00083/renovation-de-la-filature-le-blan-a-lille.html [lien valide en juin 2023].
8 https://www.caue-observatoire.fr/ouvrage/site-roussel-roubaix-59/ [lien valide en juin 2023].
9 Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, La Manufacture du Dijonval et la draperie sedanaise 1650-18450, Paris, ministère de la Culture, coll. « Cahiers de l’inventaire 2 », 1984. Ces études se prolongent encore aujourd’hui : Noyer Duplaix Léo & Trouvé Margaux, « La manufacture royale Van Robais, dite des Rames à Abbeville (Somme) », Revue de l’Association d’histoire de l’architecture, no 3, 2022, p. 29-39.
10 26 mai 2022.
11 https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/PA80000027 [lien valide en juin 2023].
12 Seize machines, se rapportant essentiellement aux cycles préparatoires au filage et au tissage, sont classées monuments historiques, au titre des objets mobiliers, par arrêté du 19 janvier 1999.
13 https://patrimoine.auvergnerhonealpes.fr/dossier/huit-metiers-a-tisser-la-dentelle-de-type-bobin-jacquard-de-la-societe-platel-tulle-dentelle-puis-de-la-societe-commarmond-et-cie/b9c63385-ce8f-4318-a48c-e73248b54b9b [lien valide en juin 2023].
14 https://www.pop.culture.gouv.fr/gallery/6476f9dc14cfea180844a6f1 [lien valide en juin 2023].
15 Le renouveau de ces fibres ne se limite pas à la question des textiles puisqu’elles peuvent faire l’objet de tout autre usage, comme l’illustre bien le cas du pont d’Almere aux Pays-Bas inauguré en avril 2022, composé à 30 % de lin. Ici, la fibre est utilisée pour ses remarquables propriétés de résistance mécanique.
16 CHABAUD Catherine, Les Filières lin et chanvre au cœur des enjeux des matériaux biosourcés émergents, avis du Conseil économique, social et environnemental, 2015. https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2015/2015_34_filieres_lin_chanvre.pdf [lien valide en juin 2023].
17 https://www.inha.fr/fr/recherche/le-departement-des-etudes-et-de-la-recherche/domaines-de-recherche/histoire-et-theorie-de-l-histoire-de-l-art-et-du-patrimoine/colorants-et-textiles-de-1850-a-nos-jours.html [lien valide en juin 2023].
18 Musée de la Toile de Jouy, Jouy-en-Josas.
19 Petit Palais, Paris.
20 Musée Boucher de Perthes (voir https://art.rmngp.fr/fr/library/artworks/albert-decamps_l-apprenti-tisserand_huile-sur-toile [lien valide en juin 2023]).
21 Musée du Louvre, Paris, voir https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020132988 [lien valide en juin 2023].
22 Musée d’Art et d’Archéologie (Senlis), voir https://histoire-image.org/etudes/travail-domicile [lien valide en juin 2023].
23 Centre d’archives de la Cité de l’architecture & du patrimoine, Fonds Gaston Ernest (1867-1949), 392 Ifa.
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Titre | Figure 1 |
Légende | Le Commerce sous les traits de Mercure, au pied de l’industrie des tissus, œuvre des sculpteurs Camille Raynaud (1868-1947) et Paul-Gabriel Capellaro (1862-1956). Bas-relief au-dessus de l’entrée de l’ancien hôtel de l’Association générale du commerce et de l’industrie des tissus et des matières textiles, au 8 de la rue Montesquieu (Paris). |
Crédits | © 2023, Stéphane Asseline, région Île-de-France. |
URL | http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/38449/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 781k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Mylène Beaufils, Géraud Buffa et Claudine Cartier, « La production textile, quelles dynamiques patrimoniales ? », In Situ [En ligne], 50 | 2023, mis en ligne le 23 juin 2023, consulté le 27 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/insitu/38449 ; DOI : https://doi.org/10.4000/insitu.38449
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