• 2 À ce jour, seulement quatre traités manuscrits français de teinture ont été publiés : CARDON Domin (...)

1À défaut de publications et d’une signalisation explicite des archives existantes dans les collections publiques françaises, les historiens les plus sérieux, à l’instar d’Alain Becchia dans un article cité ci-dessus consacré aux teinturiers d’Elbeuf, n’ont pu que répéter que l’art de la teinture en Occident s’était transmis de manière orale, non seulement dans l’Antiquité et au Moyen Âge mais également durant l’époque moderne2. L’historien a toutefois conscience que, compte tenu de la complexité des procédés de teinture, des proportions des matières colorantes et adjuvants, des températures et temps de pose, des étoffes ou des résultats escomptés, une transcription écrite a nécessairement existé, sans que celle-ci ait eu vocation à être diffusée.

• 3 DUBOURG GLATIGNY Pascal & VÉRIN Hélène (dir.), Réduire en art. La technologie de la Renaissance au (...)
• 4 EAMON William, Science and the Secrets of Nature: Books of Secrets in Medieval and Early Modern Cu (...)
• 5 L’un des plus anciens et exceptionnels livres de secrets en langue française est conservé à Paris, (...)
• 6 SMITH Pamela H., « What is a Secret? Secrets and Craft Knowledge in Early Modern Europe », in LEON (...)

2Les livres de recettes des teinturiers relèvent de deux genres éditoriaux avérés. À partir de la fin du xv^e siècle, dans la mouvance de l’humanisme puis au sein des académies, les savoirs et pratiques épars liés aux arts et techniques ont fait l’objet de multiples écrits sous la forme de traités, manuels et livres d’enseignement artistique. Relevant d’un phénomène de formalisation des savoirs, ce qui a été désigné comme la « réduction en art » a conditionné la mise en forme et la transmission des progrès techniques jusqu’à la fin du xviii^e siècle3. Ces traités pratiques et techniques, comportant une dimension pédagogique de transmission des savoir-faire, succèdent de fait aux « livres de secrets » qui ont fleuri à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance4. Redécouverts dans le dernier quart du xx^e siècle5, les livres de secrets témoignent d’un vif intérêt pour la nature, ses espèces inconnues et ses propriétés nouvelles. Composés de recettes rédigées de manière plus ou moins explicite et compréhensible, au sein d’une structure désordonnée et aléatoire reflétant davantage une succession de notes qu’une construction éditoriale, les livres de secrets ne renvoient pas nécessairement à des connaissances cachées mais davantage à des savoir-faire qui ne peuvent être connus et compris qu’au terme de l’expérience, l’ensemble de ces connaissances et pratiques constituant une philosophie vernaculaire de la nature et de l’art6. Il n’est d’ailleurs pas rare de trouver dans ces volumes des « remèdes de grand-mère ».

• 7 FERGUSON John K., Bibliographical Notes on Histories of Inventions and Books of Secrets [1914], Lo (...)
• 8 Voir https://www.inha.fr/fr/recherche/le-departement-des-etudes-et-de-la-recherche/domaines-de-rec (...)
• 9 La teinture est ici considérée au sens large, englobant les procédés d’impression sur étoffes.
• 10 La base de données issue du recensement sera mise en ligne par l’INHA sur la plateforme AGORHA à l (...)
• 11 Comme pour la bibliographie des traités imprimés mise en ligne en 2021 par l’INHA dans le cadre du (...)
• 12 CHARMASSON Thérèse, DEMEULENAERE-DOUYÈRE Christiane, GAZIELLO Catherine & OGILVIE Denise, Les Arch (...)
• 13 BRET Patrice, DEMEULENAERE-DOUYÈRE Christiane & HILAIRE-PÉREZ Liliane (dir.), Des matériaux pour l (...)

3Si l’art de la teinture est présent dans les livres de secrets, notamment italiens et flamands7, et s’il a donné lieu à la rédaction de précieux manuels techniques, le premier manuscrit conservé dans les collections publiques françaises consacré uniquement à cet art date de 1666-1667 ; il est lié aux pratiques de la teinture en usage depuis le xv^e siècle au faubourg Saint-Marcel à Paris. Resté inédit, ce manuscrit est représentatif de l’ensemble très conséquent et diffus des manuscrits techniques ayant trait aux procédés de teinture, au sein duquel typologies fonctionnelle et matérielle se confondent parfois. Dans le cadre d’un programme de recherche consacré aux colorants utilisés de 1850 à 19148, un partenariat avec les Archives nationales a été mis en place en 2019 afin de rassembler et de mettre à disposition des chercheurs les sources pour l’histoire de la teinture (manuels et traités de teinturiers, journaux d’essais de laboratoire, notices décrivant un nouveau procédé, correspondances entre teinturiers)9 conservées dans les collections publiques françaises, qu’il s’agisse de services d’archives, de bibliothèques ou de musées10. Une première typologie chrono thématique de ces sources de la couleur dans le textile du xvii^e au début du xx^e siècle est ici proposée11. Cette typologie repose sur les travaux menés depuis la fin des années 1980 ayant pour objectif une double prise en compte des archives des scientifiques, dans les établissements de conservation d’une part12, et par les historiens des sciences et des techniques d’autre part13.

• 14 ALBO Jean, Instruction générale pour la teinture des laines et manufactures de laine de toutes cou (...)
• 15 (Règlement général pour toutes sortes de teintures des soyes, laine et fil, Paris, Frédéric Léonar (...)
• 16 ALBO Jean, Instruction générale…, op. cit.
• 17 DELORMOIS, Le Teinturier parfait ou L’Art de teindre les soyes, laines, fils, chapeaux &c … : avec (...)

4Multimillénaire, la pratique de la teinture apparaît à la Renaissance comme parfaitement établie en Europe. Les colorants d’origine naturelle sont pour certaines couleurs nombreux et économiques (gamme des jaunes et des bruns), tandis que des espèces spécifiques, endémiques (pastel) ou implantées depuis longtemps en Occident (garance des teinturiers), procurent des bleus et des rouges solides. Ces mêmes espèces interviennent dans la teinture en noir. À partir de la Renaissance également, des matières colorantes issues de contrées lointaines parviennent en Europe : la cochenille d’Amérique centrale et l’Indigofera des Indes. L’histoire européenne de la teinture est toutefois dominée dès le début de l’époque moderne non seulement par le critère de beauté des teintes mais aussi par la question de leur solidité, terme employé par les teinturiers eux-mêmes. En effet, la propriété qu’a la matière colorante, soluble dans son milieu d’emploi, de ne plus l’être au terme de la teinture et celle de résister à la destruction par la lumière permet à l’administration colbertienne de proposer une division en deux du corps des teinturiers, les teinturiers dits de « grand teint », qui teignent des étoffes de luxe destinées pour partie à être exportées et dont la solidité de la couleur est assurée tandis que ceux de « petit teint » travaillent des étoffes et des matières colorantes plus ordinaires et fugaces. Destinée à faciliter le travail des inspecteurs des manufactures chargés de veiller à l’application des règlements de fabrication du secteur textile, la réglementation15 est publiée en 1671 en volume sous le titre Instruction générale pour la teinture des laines et manufactures de laine de toutes couleurs, & pour la culture des drogues ou ingrédients qu’on y emploie16. Traduite et diffusée aux xvii^e et xviii^e siècles sous le titre Le Teinturier parfait17, ce premier grand texte réglementaire organisant la pratique de la teinture dans le royaume de France infuse l’Europe teinturière moderne, jusqu’au xix^e siècle.

• 18 LACORDAIRE Antoine-Louis, Notice historique sur les manufactures impériales de tapisseries des Gob (...)

5Resté au même emplacement depuis son installation en 1665 par Colbert dans l’enclos des Gobelins18, l’atelier de teinture des manufactures nationales doit son nom à Jean Gobelin, teinturier originaire de Reims qui s’établit non loin de la Bièvre au milieu du xv^e siècle, et à ses descendants, experts dans l’art de la teinture des laines, notamment en écarlate.

• 19 « Livret contenant la manière de bien gouverner le guesde et préparer le pastel pour teindre en bl (...)

6Le Livret contenant la manière de bien gouverner le guesde et préparer le pastel pour teindre en bleu est un manuscrit de quatre-vingt-six pages témoignant des procédés de teinture des Gobelins en 1666-166719 [fig. 1]. Ne comportant malheureusement aucun échantillon, cet ouvrage décrit très précisément les procédés de préparation des matières colorantes puis de teinture telles que l’auteur a pu les observer auprès de « Mons^r Chenevix » dans les ateliers des Gobelins au faubourg Saint-Marcel à Paris. Les proportions utilisées pour chaque matière colorante (pastel, indigo, garance, cochenille, bois du Brésil), les différents temps nécessaires, les adjuvants, l’avivage des cuves : autant de précisions qui sont données et mises en relation avec les couleurs que l’on souhaite obtenir, tout comme leur degré de saturation. Particulièrement rare et exceptionnel, ce manuscrit comporte des dénominations précises de couleurs et nuances obtenues qui sont ainsi corrélées, en 1666-1667 aux Gobelins, avec l’emploi de telle ou telle matière colorante. « Bleus turquins, verts herbus, bleus célestes, olive, céladon, pensée, lavande, cramoisis, incarnat, couleur de rose, couleur de chair, soupe au vin… » : l’on retrouve la plupart de ces noms de couleurs dans l’Instruction générale pour la teinture des laines publiée quatre ans plus tard et dans une bonne partie des traités manuscrits ou édités du xviii^e siècle.

• 20 LEHMAN Christine, « L’art de la teinture à l’Académie royale des sciences au xviii^e siècle », Meth (...)

8Presque vingt ans après l’ouverture de « cours de chymie » au Jardin royal des plantes, la chimie est officiellement reconnue en tant que discipline à part entière lors de la création, en 1666, de l’Académie royale des sciences, qui l’introduit donc parmi ses « classes ». Pour autant, l’art de la teinture n’est pas un sujet traité lors des séances de l’Académie avant les années 175020. Dans la seconde moitié du xviii^e siècle par contre, les communications sur l’art de la teinture se multiplient, la teinture étant aussi bien l’affaire des savants que celle des praticiens dans une économie où la maîtrise de la teinture constitue désormais pour la France un enjeu essentiel. De plus, l’expertise scientifique émerge alors : l’Académie évalue des procédés et des traités de teinture. Les différents ouvrages publiés par des chimistes membres de l’Académie royale des sciences, qui peuvent faire figure de traités normatifs, confirment cette montée en puissance :

• 21 Paris, BnF, dép. des manuscrits, NAF 2761.

9Lorsqu’elles ont été conservées, les archives de ces chimistes témoignent de leurs recherches, comme celles de Macquer sur la couleur rouge : un manuscrit autographe intitulé « Recherches sur la théorie de la teinture du coton en rouge de Garence, connue sous le nom de Rouge d’Andrinople, avec un nouveau procédé beaucoup plus simple et beaucoup plus court pour faire ce rouge aussi solide et encore plus beau » porte la date du 11 avril 1773 [fig. 2]21.

• 22 SMITH Pamela H. Smith & FINDLEN Paula (dir.), Merchants and Marvels: Commerce, Science and Arts in (...)
• 23 CARDON Dominique, Des couleurs pour les Lumières…, op. cit., p. 74. L’hypothèse a été émise que Je (...)
• 24 Ibid.

10Chacun de ces savants membres de l’Académie royale des sciences est également commissaire chargé de la teinture auprès du Bureau du commerce. Il existe en effet un lien étroit tout au long de l’époque moderne entre la maîtrise des connaissances techniques de la teinture et les marchés, qu’ils soient provinciaux ou internationaux22. On a d’ailleurs pu avancer que des manuels de teinturiers, sous forme manuscrite, aient été connus des savants chimistes de l’Académie royale des sciences23. De ce point de vue, le cas d’Antoine Janot (1700-1778), maître-teinturier dans l’ancienne province de Languedoc et dont les manuels techniques manuscrits consacrés à la teinture ont été récemment étudiés et édités24, est exemplaire.

• 25 BRET Patrice, DEMEULENAERE-DOUYÈRE Christiane & HILAIRE-PÉREZ Liliane (dir.), Des matériaux pour l (...)

12La pluralité des situations décrites à travers ces exemples atteste, au-delà des différences qui peuvent être liées aux cultures techniques locales, de la construction en France aux xvii^e et xviii^e siècles d’un espace public de dialogue sur la teinture fondé sur l’exercice, encore assez peu partagé en 1750, de la faculté de juger25.

• 26 BELFANTI Carlo Marco, « Corporations et brevets : les deux faces du progrès technique dans une éco (...)
• 27 SMITH Pamela H., « What is a Secret? Secrets and Craft Knowledge in Early Modern Europe”, in LEONG (...)
• 28 La teinture est illustrée dans l’Encyclopédie par une suite d’estampes montrant l’organisation de (...)

13Dans le domaine textile, il a donc été admis que la diffusion des connaissances techniques à l’époque moderne était davantage marquée par la mobilité des ressources humaines que par la publication de traités techniques, l’artisan étant dépositaire d’un savoir-faire26. En effet, les connaissances des teinturiers pouvaient être considérées comme un ensemble de savoirs tacites27 et codifiés, peu accessibles au grand nombre. Accompagnant la cartographie et le partage de ces savoirs qu’opère de 1751 à 1772 la publication de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers sous la direction de Denis Diderot et Jean d’Alembert28, les manuels, traités et recueils de recettes se sont multipliés dans l’ensemble des arts durant la seconde moitié du xviii^e siècle.

• 29 GANIAGE Jean, Beauvais au xviii^e siècle. Population et cadre urbain, Paris, CNRS Éditions, 1999, p (...)
• 30 SARDA Marie-Anne, LESCUYER Clémence & RAIMONDO Alexia, « À la recherche des sources techniques de (...)
• 31 Beauvais, archives départementales (AD) de l’Oise, 1 J 3267.

15L’industrie de l’impression sur étoffes s’établit à Beauvais (Oise) au milieu du xviii^e siècle29 ; elle connaît un développement important alors qu’un dénommé Baron, seigneur de Neuilly-en-Vexin, conseiller-secrétaire du roi, acquiert en 1775 la manufacture d’indiennes de Saint-Just-les-Marais. Après l’avoir modernisée, il la vend en 1784 à son neveu, Claude Baron. Acquis par les archives départementales de l’Oise en 2014 en vente publique30, L’Art de faire l’indienne est un exposé des procédés de coloration et d’impression utilisés dans la manufacture de toiles peintes de Saint-Just-les-Marais [fig. 4]31. L’auteur principal en est Baron de Neuilly, qui le signe le 24 avril 1784 après avoir indiqué : « Sertifié le présent livre de Composition de couleurs telles que je le donné à mon neveu lorsque j’ai ceddé ma fabrique, sur lequelle je trouve une ocmantion augmentation de diverses couleurs que mon neveu a rajouté ».

• 32 Les seules mentions de quelques pièces l’ont été à l’occasion de deux expositions organisées à Mul (...)
• 33 Mulhouse, musée de l’Impression sur étoffes (MISE) et Darnétal, AD Seine-Maritime.
• 34 Un certain nombre de documents comportent, collée au verso de la première de couverture, une étiqu (...)

18Jamais étudié ni publié32, ce fonds d’archives teinturières, divisé entre l’Alsace et la Normandie33, comprend également la bibliothèque familiale concernant la teinture, des livres d’échantillons, des correspondances et un manuscrit sur l’art de la teinture. Registres cartonnés, cahiers brochés, cahiers d’écolier et carnets de poche portant des titres variés, comprenant éventuellement des dates, le nom du chimiste teinturier ayant tenu le cahier, la dénomination de la manufacture et des échantillons teints… : chacun des manuscrits techniques provenant de la collection Koechlin34 paraît avoir constitué, à un moment ou à un autre, un instrument de travail.

• 35 Mulhouse, MISE, inv. 746.8.120.

19Particulièrement précieux tant sont rares les archives du premier de ces coloristes-teinturiers-chimistes, Jean Koechlin, fils de l’un des fondateurs en 1746 de la première manufacture de toiles peintes de Mulhouse, est ce manuscrit intitulé « Document sur la fabrication des toiles peintes en 1785 »35. Présenté par Jules-Albert Schlumberger (1804-1892), chimiste, lors de la séance du 31 janvier 1855 de la Société industrielle de Mulhouse, c’est une copie d’un travail dû à Jean Koechlin qui avait été déposé à la bibliothèque de la Société industrielle. Après une présentation des conditions d’implantation d’une manufacture et une première partie du texte consacrée au dessinateur et à l’imprimeur, le document expose les différentes étapes de préparation, de teinture et d’impression des cotons provenant des Indes, l’auteur prenant soin de donner des conseils sur le choix de la garance.

• 36 Mulhouse, MISE, inv. 667.KOE.6.
• 37 Mulhouse, MISE, inv. 667.KO.19.

20De nature différente, un attirant registre porte le titre Résumé des livres de fabrication de la maison frères Koechlin de 1829 à []36 [fig. 5]. Il s’agit d’un livre de couleurs et de recettes non paginé listant les différentes couleurs réalisées dans la manufacture entre 1829 et 1875, donnant sommairement leur composition et les illustrant par des échantillons. Le registre débute ainsi en 1829 avec les fonds gris, beige ou pastels, des motifs « enluminés » ainsi que, la même année, les bleus et verts faïencés. Autre exemple, de 1857 à 1862, la manufacture se concentre sur le « bousage des violets » obtenus à l’aide de violet d’aniline, nouvelle matière colorante qui vient d’être brevetée. Quelques registres présentent une production davantage concentrée dans le temps, comme celle de Camille Koechlin, en 1836 [fig. 6]37. Il s’agit cette fois d’un véritable journal tenu tout au long de l’année comprenant recettes, essais et échantillons ainsi qu’un index alphabétique des recettes.

• 38 Mulhouse, MISE, inv. 667.KO.25.
• 39 Mulhouse, MISE, inv. 667.4.KOE.1.
• 40 Mulhouse, MISE, inv. 667.KO.18, 28, 29, 30 et 32. Certains des échantillons ont été coupés pour al (...)
• 41 Mulhouse, MISE, inv. 667.KO.29.
• 42 Mulhouse, MISE, inv. 667.KO.30.
• 43 Mulhouse, MISE, inv. 667.KO.32.
• 44 Mulhouse, MISE, inv. 667.KO.18.

21Horace Koechlin, fils aîné de Camille Koechlin, se dote des mêmes instruments de travail, à l’instar de celui établi en 186038 : un épais registre, recueil des procédés employés cette année-là par la manufacture Steinbach Koechlin & Cie de Mulhouse [fig. 7]. L’index permet de retrouver la recette ou le descriptif correspondant à une dénomination de couleurs du point de vue de sa commercialisation, telle que l’amaranthe. De plus, des notices ont été ajoutées pour certains produits comme l’aniline. La même année, Horace Koechlin initie un cahier de dessins afin d’y représenter au crayon noir diverses machines et installations intervenant dans la teinture et l’impression sur étoffes39 : cuves d’avivage, à bouser, à teinture, à savonner les violets ou à vaporiser, table d’imprimerie [fig. 8]… À partir de la fin des années 1880, il semble également tenir des cahiers de fabrication de manière systématique, les recettes étant portées en page de droite, la plupart illustrées d’un échantillon40. Si l’un de ces cahiers présente les unis réalisés en 1890 par la manufacture Koechlin, Baumgartner & Cie de Lörrach (Allemagne), dont il fut directeur technique de 1877 à 189241, ou la teinture du coton (noirs rongés, noir d’aniline, rouge turc, cuve mixte à l’hydrosulfite)42, deux autres cahiers répertorient les recettes de différents chimistes entre 1891 et 189643, puis celles de son père [fig. 9]44.

• 45 Darnétal, AD Seine-Maritime, fonds Koechlin, registre 60 J 7.

22Les exemples fourmillent et leur présentation appelle un travail d’une ampleur supérieure, ces archives témoignant en outre de transferts de compétences et d’échanges techniques réguliers entre la France et la Grande-Bretagne. Horace Koechlin, né à Glasgow alors que son père Camille Koechlin travaillait comme chimiste-teinturier dans la maison Monteith, a débuté sa carrière comme chimiste-teinturier chez James Black à Bonhill, près de Glasgow, dans la grande manufacture d’impressions sur coton « Dalmonach Print Works ». Les correspondances conservées comportent une vingtaine de lettres entre le père et le fils, accompagnées d’échantillons de coton imprimés chez James Black, datant de 1859 à 1861 [fig. 10]45. Ces archives concernent la fixation des violets d’aniline (mauvéine de Perkin, fuchsine), problème majeur qui se posait aux utilisateurs des premiers colorants de synthèse. Or, c’est précisément chez James Black, en collaboration avec Matthew Gray, employé dans la manufacture « Dalmonach Print Works », que le chimiste William Henry Perkin (1838-1907) mit au point un fixateur.

• 46 CHARMASSON Thérèse, DEMEULENAERE-DOUYÈRE Christiane, GAZIELLO Catherine & OGILVIE Denise, Les Arch (...)

23Correspondant à une catégorie spécifique dans les archives personnelles des scientifiques46, les cahiers et carnets de laboratoire, d’essais et d’expériences sont la trace d’une activité quotidienne d’expérimentation, voire de recherche. Les pièces d’archives isolées correspondant à ce type de source sont nombreuses dans les collections publiques.

• 47 Amiens, AD Somme, 1 C 270.

24Provenant du fonds de l’intendance de Picardie, un ensemble de cinq documents datés du début des années 1760 a été regroupé sous le titre « Observations sur la teinture en petit teint des laines et fils pour la manufacture d’Amiens47. » Présentées à l’intendant par le président et les syndics de la chambre de commerce, ces pièces traitent de l’emploi de sachets pour éviter de mettre certains bois de teinture moulus directement dans le bain de teinture. Signées par quinze teinturiers, elles attestent non seulement de discussions ayant trait par exemple à l’usage régulier du bois de Campêche par les teinturiers de petit teint, mais aussi des procédés d’engallage à l’aide du sumac afin d’obtenir des noirs.

• 48 Paris, bibliothèque centrale du Conservatoire national des arts et métiers, Ms. 177.

25Près d’un siècle plus tard, le journal d’expériences tenu par le chimiste Gobert Dalsace (1824-1908) du 19 au 25 juin 185948 est constitué de neuf pages provenant d’un cahier d’écolier [fig. 11]. Si la première partie de ce manuscrit concerne bien l’aniline, sans exclure d’autres sujets que la teinture, la seconde est intitulée « Procédé pour obtenir un noir d’aniline inverdissable & indégorgeable sur fils de coton & fil d’Écosse ». Compte tenu de sa date, il s’agit d’un manuscrit important dans le contexte de la production d’un noir de synthèse à partir de l’aniline.

• 49 Elbeuf, Fabrique des savoirs, 98.4.107/MICV.

26Au sein de la manufacture Schlumberger, Grosjean & Cie active à Mulhouse de 1819 à 1830, le coloriste Édouard Schwartz (1798-1862) a aussi consigné ses essais. Le Journal des épreuves du laboratoire 1824 à 182849 a surtout un objectif pratique, permettre au praticien d’améliorer sa technique et la gestion de son atelier [fig. 12]. Nous y découvrons en effet, sans organisation apparente, des techniques de mise en œuvre des couleurs (décoctions, nuances, réserves…) accompagnées d’échantillons illustrant plusieurs essais commentés par l’auteur. Outre ces considérations portant sur la couleur, nous pouvons aussi y trouver des indications ou mises en garde concernant les mordants ou autres adjuvants, des observations sur l’action de la lumière et de l’air sur la couleur ou encore sur la gestion des cuves jour après jour, faisant de cet ouvrage un véritable outil à l’usage du teinturier.

• 50 Mulhouse, MISE, inv. 667.KO.39.VI.
• 51 BRET Patrice & LANOË Catherine, « Laboratoires et ateliers, des espaces de travail entre sciences (...)

27Quelques années plus tard, le frère d’Édouard, Léonard Schwartz (1802-1883), qui avait également travaillé chez Schlumberger, Grosjean & Cie jusqu’en 1828, se lance dans la rédaction d’un Journal du laboratoire chez Mr Isaac Schlumberger 1839-1840-1841-184250, dans lequel il consigne en français, malgré quelques titres en alsacien, ses essais de teinture [fig. 13]. Ici le travail est encore plus précis puisque chaque recette est nommée et accompagnée d’un ou plusieurs échantillons. Ceux-ci permettent d’illustrer et de commenter les divers traitements subis par le textile tels que l’exposition à différentes matières colorantes, soumises à différentes températures, associées à divers mordants, ainsi que les conclusions tirées de ces expériences par l’auteur. Ces documents illustrent le caractère empirique du travail de la teinture, surtout centré sur la recherche et l’expérimentation en laboratoire51, avant que la connaissance ne soit formalisée et transmise.

• 52 Pierrefitte-sur-Seine, Archives nationales, fonds F/12 : archives du Conseil du commerce puis du m (...)
• 53 BELHOSTE Bruno, « Dyeing at the Gobelins in the Eighteenth Century. The challenge of Quémizet », i (...)

28Cette dimension expérimentale des archives teinturières a toutefois toujours existé : les documents de l’Ancien Régime témoignent d’échanges entre des teinturiers ou entre les teinturiers et les inspecteurs à propos non seulement de l’usage frauduleux de drogues non autorisées mais aussi de la mise au point de procédés nouveaux52. Appartiennent à la même typologie les expertises scientifiques rendues dans la seconde moitié du xviii^e siècle par l’Académie royale des sciences qui s’imposent à tout nouveau procédé présenté devant elle. Cette expertise peut également s’appliquer aux teintures de la manufacture royale des Gobelins, comme en 1777 lorsque le comte d’Angiviller demande un examen des procédés d’Antoine Quémizet (1738-1779). Teinturier quelquefois désigné comme chimiste mais n’ayant suivi aucune formation, Quémizet est aux Gobelins l’un des collaborateurs de l’entrepreneur Jacques Neilson (1714-1788), tapissier d’origine écossaise, directeur des ateliers de basse lisse et de l’atelier de teintures [fig. 14]. Les essais sont conduits sous la direction de Pierre-Joseph Macquer (1718-1784) de 1777 à 1779 ; dès le 5 mars 1778, un premier rapport est favorable au teinturier : « […] La plupart des couleurs essentielles étant rendues plus solides par les nouveaux procédés de MM. Neilson et Quemiset [sic] qu’elles ne le sont par les anciens, comme on le voit par le résultat de nos épreuves, on peut dire que leur travail est le plus beau, le plus étendu et le plus nécessaire qu’on ait encore fait dans l’art de la teinture53. »

• 54 EMPTOZ Gérard & MARCHAL Valérie (dir.), Aux sources de la propriété industrielle. Guide des archiv (...)
• 55 HILAIRE-PÉREZ Liliane, « Les dépôts d’invention en France et en Angleterre au xviii^e siècle », in (...)
• 56 KIRBY Jo, BOMMEL Maarten van & VERHECKEN André, Natural Colorants for Dyeing and Lake Pigments. Pr (...)
• 57 HILAIRE-PÉREZ Liliane, « L’artisan, les sciences et les techniques (xvi^e-xviii^e siècle) », in HILA (...)

29Aussi abondantes et irremplaçables que soient les sources techniques pour l’histoire de la teinture présentées ici, qui ne représentent qu’une petite partie de celles conservées dans les collections publiques françaises, il convient de préciser que toute étude ou recherche intégrant la notion d’innovation technique devrait se faire, en ce qui concerne la teinture, en croisant sources manuscrites et sources institutionnelles telles que les brevets d’invention déposés depuis 1791 et conservés par l’Institut national de la propriété industrielle (INPI)54. L’élaboration de ces brevets s’est en effet faite à l’échelle européenne dans le courant du xviii^e siècle55, parallèlement à l’évolution des traités techniques. De même, il conviendrait d’explorer les archives conservées par les sociétés savantes et les sociétés industrielles, comme celles de Mulhouse et de Rouen. Par ailleurs, et comme c’est le cas pour la plupart des manuscrits techniques de l’époque moderne, comparer ces manuscrits de teinturiers aux traités techniques publiés56 est nécessaire afin d’évaluer la circulation des informations techniques, voire des procédés, entre l’atelier de teinture et le laboratoire de chimie et de mieux connaître les « modalités de rencontre et d’hybridation entre savants et praticiens57 ».