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Nouvelles sources, nouvelles approches

Le patrimoine matériel et immatériel du tissage artisanal en France

Craft weaving in France, tangible and intangible heritage
Shantty Turck

Résumés

En 2019, à l’occasion d’une enquête menée auprès des derniers tisserands à bras ou à main en France, j’ai entrevu la richesse du patrimoine culturel du tissage. La visite des ateliers, les rencontres sur les salons ou les expositions, les stages effectués, la fréquentation de quelques musées et surtout les discussions avec les tisserands m’ont permis d’enrichir une réflexion sur l’enjeu de la reconnaissance de ce patrimoine textile. Peu nombreux sur le territoire, les artisans tentent de maintenir des savoir-faire dont les racines historiques sont lointaines et de survivre économiquement et culturellement dans une société qui leur est peu favorable. Grâce à leur persévérance et à leur passion, ils assurent le maintien de la culture artisanale du textile.

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Texte intégral

  • 1 Le travail avec le SPTB a débuté avant que je ne commence ma thèse sur la « Broderie dans la Breta (...)
  • 2 Fondé en 1978, le SPTB regroupe une quinzaine de professionnels et est représenté par Bruno Lestev (...)
  • 3 Il s’inspire, dans ses grandes lignes, du travail effectué par le « Cluster métiers d’art du Morbi (...)

1Cet article a pour objectif de contribuer à la reconnaissance du patrimoine matériel et immatériel du tissage artisanal en France, dont la richesse a été entrevue lors d’une enquête réalisée, en 2019, auprès d’une centaine de tisserands. À l’initiative de ce projet1, des réflexions menées avec le Syndicat professionnel des tisserands de Bretagne (SPTB)2, dans le but initial d’établir un état des lieux de la pratique en France, de cerner les problématiques, notamment d’ordre économique, afin de déceler les perspectives d’évolution possibles3. Le bilan de cet audit permet de dessiner les grandes lignes de la situation actuelle. Mais l’enquête a surtout fait ressortir une réelle richesse patrimoniale, aussi bien matérielle qu’immatérielle, et dont la reconnaissance est un enjeu qui dépasse le tissage artisanal pour rejoindre l’artisanat du textile dans sa globalité.

Le tissage artisanal en France

  • 4 ANQUETIL Jacques, Mémoires d’un tisserand : au fil du temps, Paris, Nil éditions, 1987, p. 270.
  • 5 Institut national des métiers d’art (INMA) : https://www.institut-metiersdart.org/metiers-art/fich (...)
  • 6 TURCK Shantty, Bilan de l’enquête sur le métier de tisserand à bras en France, SPTB, 2020 (non pub (...)

2En 1977, Jacques Anquetil estimait à plus de mille le nombre de tisserands4 en France. Se rapportant à des données de 2005, l’Institut national des métiers d’art (INMA) évaluait à une soixantaine5 ces professionnels. Afin d’envoyer le questionnaire à tous les tisserands, un travail préalable a été nécessaire, celui du recensement, en croisant les informations de l’INMA avec celles d’ateliers d’art de France (AAF), des chambres des métiers, du site des Journées européennes des métiers d’art (JEMA), des sites d’associations textiles, des sites professionnels, des Pages jaunes et d’Infogreffe. À l’issue de ce travail, près de 250 personnes ont été dénombrées, non sans peine car leurs profils étaient variés et discrets, mais seulement 200 ont pu être contactées. Au final, plus de 50 % des tisserands ont répondu à l’enquête : des professionnels, des retraités, des jeunes en cours d’installation et des membres d’association. Un bilan de l’enquête a été rédigé en 20206, permettant de cerner la pratique du tissage artisanal, ses aires géographiques et ses activités.

Le tisserand crée des tissus par entrecroisement de fils de chaîne et de trame sur un métier à tisser actionné à la main7.

3Les expressions « tisserand à bras » [fig.1] ou « à main »8 peuvent se rencontrer ainsi que « tisseurs », mais c’est plutôt le terme « tisserand » qui est employé aujourd’hui, parfois accompagné de dénominatifs précisant la démarche professionnelle en tant qu’artisan, artiste ou designer. D’autres se nomment « créateur d’étoffes » ou « artisan d’art du fil », oscillant entre la volonté de s’enraciner dans l’histoire du textile et celle de mettre en avant la réalité polymorphe de leur métier aujourd’hui. L’une d’entre elles n’hésite pas à promouvoir l’essence écoresponsable du métier, se dénommant alors « tisserande upcycling 9». Par le terme de tisserand, c’est donc la dimension artisanale et artistique qui est soulignée, dans laquelle l’artisan est maître de son métier10.

Figure 1

Figure 1

Tissage sur métier à bras, atelier Aux fils de l’Arz, Peillac (Morbihan), 2019.

© Bruno Lesteven.

Un artisanat dispersé en grande difficulté économique

4Les tisserandes et tisserands se retrouvent aujourd’hui, dans toute la France, autant en ville qu’en campagne, que ce soit dans un atelier de village, de petite ville ou dans un quartier de grande ville. Mais quelques régions sont mieux représentées, comme la Bretagne, la Nouvelle-Aquitaine, l’Auvergne-Rhône-Alpes et l’Occitanie. Le métier est majoritairement féminin (90 % des tisserands consultés) et artisanal (les personnes sont inscrites à la chambre des métiers). Seules quelques tisserandes-formatrices exercent en tant que profession libérale et d’autres en tant qu’artistes-auteurs (elles sont alors inscrites à la Maison des artistes).

5Même si la majorité d’entre eux sont en fin de carrière, il est toutefois intéressant d’observer que près d’un tiers se situent dans leurs cinq premières années d’activité. Ce qui laisse penser qu’un léger renouveau est en cours. Le tissage ne constitue une activité unique que pour un tiers des tisserands ; une autre pratique professionnelle complète le travail du tissage pour les deux tiers restants. En effet, certains tisserands exercent des arts connexes au tissage comme le filage, la teinture, la couture, ou encore cousines, comme la tapisserie, la broderie et la dentelle aux fuseaux. L’activité complémentaire la plus fréquente est la prestation de services sous forme de démonstration, d’initiation au tissage et surtout de formation. Cette pluriactivité témoigne du fait que le tisserand actuel n’est pas seulement un tisserand, il est un artisan du fil et un pédagogue du textile.

6Les trois quarts des tisserands dégagent un chiffre d’affaires qui leur permet tout juste de survivre économiquement malgré l’élargissement de leurs activités. Ces dernières données sont toutefois relatives, car peu d’entre eux ont fourni ces informations dans le cadre de l’enquête et d’autres n’ont pas été en mesure de le faire, ayant juste lancé leur entreprise. Toutefois, dans l’ensemble, les difficultés économiques sont réelles. Cherchant ailleurs des marchés plus favorables, une vingtaine d’entre eux exportent vers les pays européens, le Japon, Hong Kong, les États-Unis, le Québec, etc., ce qui représente de 10 à 100 % de leur chiffre d’affaires. Nous pouvons alors nous demander si cette ouverture commerciale ne reflète pas une sensibilité au textile artisanal plus grande dans certains pays étrangers.

7D’autres aspects ont été identifiés, notamment la vitalité de la vie associative pour organiser salons, marchés et expositions, afin de créer des marchés spécifiques mais également des réseaux d’approvisionnement en fils. Toutes ces initiatives témoignent de la grande adaptabilité des tisserands qui parviennent à diversifier leurs moyens d’action pour maintenir leur entreprise à flot, faire vivre leur passion du tissage, la transmettre et préserver un patrimoine matériel.

Leurs réalisations matérielles

8Les tisserands fabriquent certes du tissu en échantillon ou au métrage, parfois sur mesure, mais également de la mercerie (rubans, galons). La grande majorité, une fois l’étoffe tissée, la transforme en différents objets et vêtements ou accessoires pour enfants, femmes et hommes afin d’en faciliter la commercialisation [fig.2]. Les étoffes d’ameublement font partie des réalisations courantes ainsi que des objets comme du luminaire, dont certains se sont fait une spécialité. D’autres répondent à des commandes publiques artistiques et entreprennent des sculptures et tentures tissées. Quelques-uns, mais ils sont peu nombreux, se spécialisent dans la reconstitution historique et cheminent alors avec la recherche historique et l’archéologie expérimentale du textile. Toutes ces créations textiles sont complétées par une offre transversale non matérielle comme le travail de sensibilisation ou de formation.

Figure 2

Figure 2

Réseau de commercialisation des étoffes en 2019. Enquête sur le métier de tisserand à bras en France, Shantty Turck, 2020.

© Shantty Turck.

Des réalisations immatérielles

  • 11 RYALL Pierre, Le Tissage à la main, Amboise, Ryall, 1976, p. 57.

9Les tisserands sont également des animateurs du textile. Même si leur travail de sensibilisation et de démonstration du tissage est parfois rémunéré dans le cadre d’événements organisés par des musées, les Journées archéologiques européennes, les salons textiles ou les écoles, ils le font surtout au quotidien. Auprès de leurs futurs clients et du grand public, ils se doivent de justifier l’écart entre le prix du tissé main en France et celui du tissé industriel (en grande majorité produit dans des pays à bas coût salarial) et de répondre à l’éternelle question « Est-ce que vous en vivez ? », que signalaient déjà des tisserands il y a cinquante ans11. Ce temps passé à présenter leur travail n’est absolument pas quantifiable mais c’est une réalité, et il est nécessaire à leur pérennité.

  • 12 HUGUES Patrice, Le Langage du tissu, Colombes, Textile/Art/Langage, 1982, p. 355.

10Cette démarche s’intègre dans un travail de sensibilisation à la culture textile de façon générale auprès d’un grand public qui ne comprend plus ce qu’est le tissu, ni « le sens du travail du tissu et de son usage12 », ni le sens de se vêtir. En diffusant les connaissances techniques et historiques du tissage et en maintenant cette mémoire active, les tisserands tentent de faire que l’on s’interroge sur notre rapport au textile, aux vêtements, mais aussi à la matérialité et au corps.

  • 13 DEBRAY Régis, HUGUES Patrice (dir.), Dictionnaire culturel du tissu, Paris, Fayard, 2005. En parti (...)
  • 14 SENNETT Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, coll. « Espa (...)

11En effet, le tisserand joue le rôle de passeur, certes de mémoire, de savoir-faire mais surtout, du savoir-être au textile et au métier. Par exemple, le remplacement des métiers à bras par les métiers mécaniques au XIXsiècle a indéniablement changé le rapport au métier, « modifiant alors le bruit, sensation, fabrication et rapport au tissage » et « évidemment productivité et rentabilité en furent avantagées, mais le savoir-faire des tisserands à bras, le contact des mains du tisserand et du textile, en furent profondément déliés13 ». En maintenant cette mémoire vivante, le tisserand tente de relier et de conserver ce rapport au métier, au « faire »14 et au textile.

  • 15 BRIAND Betty, L’Art du tissage. Apprivoiser la technique pour créer en liberté, Paris, Eyrolles, 2 (...)
  • 16 Exemples : Les cahiers du tissage (1982-1986), le Fanzine par l’association Kergouez (1992-2010), (...)

12Par ailleurs, quelques tisserands contribuent à la recherche scientifique en collaborant avec les musées et les chercheurs, écrivent des articles dans les revues spécialisées, donnent des conférences ou écrivent des contes. Tandis que d’autres s’adonnent à l’écriture d’ouvrages techniques comme celui, récent, de Betty Briand15 ou à des recherches spécifiques qu’ils ne publient malheureusement pas toujours dans les journaux associatifs16. Les tisserands sont aussi des enseignants, dans les quelques sections scolaires encore existantes, mais surtout des formateurs dans leur atelier ou dans un cadre associatif. Cette voie conduit alors à une certaine spécialisation et d’aucuns finissent par ne faire plus que cela. Disons plutôt d’aucunes, car ce sont surtout des femmes qui s’y investissent.

Se former en atelier quand l’école ne le fait plus

13La majorité des tisserandes et tisserands ont appris leur métier en dehors de l’école, en autodidacte (30 %) ou en suivant une formation professionnelle (36 %). Seulement 16 % d’entre eux sont sortis réellement d’une formation scolaire et quelques personnes ont appris leur métier au sein de leur famille [fig. 3]. Il est intéressant d’observer que nombreux (tous âges confondus) sont ceux à s’être formés ou se formant, encore aujourd’hui, à l’étranger, notamment en Belgique, en Angleterre, en Suède, en Suisse ou au Québec. Aujourd’hui, l’offre en termes d’apprentissage scolaire et professionnel n’est pas la même que dans les années 1970-1980, elle s’est encore réduite.

Figure 3

Figure 3

Répartition des formations initiales des tisserands en 2019. Enquête sur le métier de tisserand à bras en France, Shantty Turck, 2020.

© Shantty Turck.

14Cette variété de formations initiales témoigne à la fois d’un manque d’enseignement et de formation professionnelle en France et, en même temps, des différents chemins possibles pour apprendre. Par exemple, tous les tisserands interrogés ont fait part de leur recherche permanente de perfectionnement et d’apprentissage et de leur désir d’apprendre des techniques qui ne sont pas forcément liées uniquement au tissage : maîtriser d’autres savoir-faire textiles caractérise le tisserand du XXIe siècle. Le savoir-faire n’est pas une chose établie et statique, les tisserands le renouvellent tout au long de leur parcours artisanal et artistique en effectuant des stages auprès de maîtres artisans, en échangeant avec leurs collègues, en entreprenant des recherches personnelles, en voyageant, en consultant des ouvrages et le web.

15Cette dynamique de la transmission se fait dans les deux sens, ils apprennent et transmettent à leur tour. Nombreux sont les artisans qui proposent des stages permettant de s’initier aux différents aspects de la maîtrise du métier sur une durée d’une à trois semaines, voire d’un à trois mois. Ensuite, certains proposent des sessions thématiques pour acquérir ou perfectionner des techniques plus complexes. Mais ces stages ne sont pas diplômants et la prise en compte par les fonds de formation est aléatoire : « Il est difficile de suivre un vrai cursus en tissage de nos jours ; une école qui apprendrait le métier de A à Z, et qui engloberait la commercialisation, etc., de nos jours, ça n’existe pas. Dans les écoles textiles, le tissage fait partie des découvertes, des expérimentations, mais n’est pas enseigné comme tel... c’est dommage ! » 17. Le tissage est une option dans les écoles d’art, du design et de la mode comme celle proposée par l’école nationale supérieure des arts décoratifs (ENSAD) ou le lycée La source18 mais aucune école ne forme au métier de tisserand en tant que tel.

16Seules quelques tisserandes – notamment Marie-Pierre Puybaret, Eva Bellanger, Sylvie Boyer, Betty Briand, Annie Basté-Mantzer – offrent des formations plus longues et professionnalisantes, mais des difficultés d’ordre administratif persistent, limitant l’accès aux formations dans le textile, faute d’être considérées comme « porteuses ». Ce constat ne facilite pas leur financement. Face à la demande croissante de ces dernières années, les tisserandes formatrices s’inquiètent à la fois de la disparition de l’offre d’enseignement et de la relève de la formation professionnelle en atelier. Dans ce contexte précaire, les tisserands persévèrent et préservent les savoirs et savoir-faire du tissage artisanal [fig. 4]. Ils deviennent alors des conservateurs d’un patrimoine du geste et de ses mémoires en péril.

Figure 4

Figure 4

Tissus au séchage, atelier Fil & Soi, Bannalec (Finistère), 2020.

© Martine Klein.

Dans l’antre des ateliers, un aperçu du patrimoine des tisserands

17L’enquête fait ressortir une autre préoccupation majeure, celle de la « récupération, du recensement de matériels, accessoires, matières textiles avant qu’ils ne soient détruits19 ». En effet, les ateliers sont de véritables petits musées. Ils possèdent en général plusieurs métiers à tisser, dont certains destinés à l’apprentissage, et aussi des petits outillages nécessaires à leur recherche et à l’exercice de leur métier. À l’instar de Bruno Lesteven, des tisserands n’hésitent pas à traverser la France pour récupérer un métier à tisser du xviiisiècle au décès d’un confrère. Plusieurs possèdent des métiers à tisser hérités de leur famille, issus de fabrications locales et artisanales. D’autres collectionnent différents types de métiers à bras, Jacquard, à poids, etc., dans l’espoir d’une transmission ultérieure à une école, à un musée ou à un futur repreneur. En attendant, des métiers à tisser du xviiisiècle ou du xixsiècle sont également mis en vente, sur les sites d’associations textiles20 ou via les réseaux sociaux. Un réel travail de recensement patrimonial reste à effectuer auprès des tisserands et des associations qui conservent des traces techniques en cohérence avec le travail de conservation des musées locaux et nationaux, et des écoles.

  • 21 Global Organic Textile Standard, label de certification de textile biologique et écologique.
  • 22 En raison de pluies suffisamment abondantes, sa culture n’a pas nécessité d’irrigation.

18Patrimonialiser les matières premières des tisserands pourrait contribuer à la construction d’une tissuthèque ou d’une filothèque, et enrichir celles qui existent dans certaines écoles ou associations. Car la diversité des matières premières employées est large. Même si la laine semble venir en premier dans le tissage, la soie, le lin, le chanvre, le coton, l’ortie ne sont pas en reste. Il est intéressant de noter des spécialisations comme l’emploi de laine de moutons des races bretonnes ou celui, plus atypique, de crin de cheval. Plusieurs tisserands portent une attention particulière à la provenance et à la qualité des fils : ils doivent être d’origine locale, recyclés ou bio, de préférence certifiés GOTS21 ou en coton pluvial22, dans l’idée d’une cohérence totale de leur travail et d’une transparence sur l’origine des matières.

19Les archives textiles des ateliers, sous forme d’échantillons ou de métrages, constituent un autre type de patrimoine de la profession. Certaines témoignent des processus de création (cahiers de recherches, dessins ou notes) et de leur enseignement (cours, articles, livrets d’apprentissage). À l’ère du numérique, les archives se pensent aussi sous cette forme, incluant alors des photographies de réalisations, de recherches, d’expositions et d’explorations.

  • 23 Pistes qui rejoignent celles soulignées par MATHIEU MERJANOV Virginie, La Patrimonialisation des s (...)

20Pour finir, les tisserands sont des chefs d’entreprise et les documents qui en découlent, comme la comptabilité, les livres de marques, les supports de communication imprimés et numériques peuvent être pris en compte dans un travail d’archivage. L’enquête initiale n’ayant pas envisagé l’ampleur du patrimoine matériel, cette liste n’est pas exhaustive mais elle donne un aperçu du travail envisageable23.

21Le dernier axe de patrimonialisation résiderait dans les bibliothèques des tisserands, qui sont constituées d’ouvrages dédiés à l’apprentissage et à l’histoire textile en général. À ce propos, l’un des tisserands interrogés a souligné l’absence d’édition de livres français : « C’est scandaleux que les ouvrages écrits par les tisserands français n’intéressent pas les éditeurs, il faut faire changer cela, convaincre les maisons d’édition que c’est une nécessité24 ! » Les livres existants passent d’atelier en atelier ou encore via les réseaux sociaux comme des trésors transmis entre passionnés. Sur ce point, une expérience personnelle vient illustrer l’importance de la reconnaissance du patrimoine matériel des tisserands : tout le contenu de l’atelier d’une tisserande bretonne décédée était destiné à Emmaüs, car ses héritiers n’étaient pas intéressés. Le STPB fut prévenu et plusieurs tisserandes sont allées « sauver » les métiers, les livres, les outils et les fils. Constituée par cette tisserande professionnelle pendant plus de quarante ans d’activité, la bibliothèque représentait un véritable trésor, contenant des cours polycopiés provenant de sa formation initiale, des ouvrages techniques fondamentaux et divers documents illustrant sa vie de chercheuse artisane. Les destructions ne sont malheureusement pas des cas isolés. Plusieurs tisserands ont évoqué l’idée d’un inventaire du patrimoine des bibliothèques des tisserands et des associations, voire une mise en commun numérique comme l’ancien site du Conservatoire des vieux métiers du textile (CVMT)25.

22Cependant, les livres ne remplacent pas les savoir-faire, même quand ils contiennent de très bonnes descriptions techniques. Certains savoirs se transmettent uniquement d’atelier en atelier, d’artisan en artisan, de main en main, par la seule expérimentation, et s’acquièrent au fil du temps, sur le métier [fig. 5] ! Aujourd’hui, ce savoir tacite ne tient qu’à un fil, celui de la volonté de quelques tisserands d’exercer leur métier malgré un contexte difficile.

Figure 5

Figure 5

Navette et tissu, atelier Fil & Soi, Bannalec (Finistère), 2019.

© Martine Klein.

L’enjeu du patrimoine matériel et immatériel du métier de tisserand à bras

  • 26 Fiche d’inventaire de l’atelier réalisée en novembre 2008 par Francesca Cominelli : https://www.pc (...)

23Certes, depuis 2008, le métier de tisserand à bras est inscrit sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de la France, représenté par l’atelier Aux fils de l’Arz26 dans le Morbihan, mais la reconnaissance patrimoniale matérielle et immatérielle de l’ensemble des tisserands reste à faire. Même si tous ne se réclament pas d’un ancrage historique, leur pratique en elle-même incarne d’emblée le lien avec l’histoire du tissage. Le processus de transmission se lie de facto à ce fil de l’histoire.

24Pour reprendre les termes de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de 2003 :

  • 27 Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, 2003.

Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine27.

  • 28 Isabelle Hautefeuille, tisserande (33).
  • 29 Catherine Brunel, tisserande (39).

25Ce sentiment d’identité commune est fortement ressorti lors de l’enquête menée auprès des tisserands de France. Leur participation active à l’enquête et leurs appels à « un réel travail de fond sur le réseau du tissage à bras et cette technique en Europe28 » et celui de « travailler à faire reconnaître une filière tissage d’art pour la sauvegarde du métier est une nécessité29 » témoignent de leurs valeurs communes.

  • 30 Même si des initiatives de rapprochement ont lieu comme la fédération « transmission du savoir-fai (...)

26Même si le processus de patrimonialisation est déjà en cours depuis plusieurs décennies et est accompli par les tisserands eux-mêmes, les associations textiles comme Soierie vivante (Lyon), les musées locaux comme le musée Algranate-Maison des arts textiles et du design à Flavigny-sur-Ozerain (Côte-d’Or) ou la Maison des toiles à Saint-Thélo (Côtes-d’Armor), quelques musées de France et le travail de protection du patrimoine textile au niveau de l’Inventaire général du patrimoine culturel, il est extrêmement dispersé30. La reconnaissance de l’ensemble des savoirs et savoir-faire du tissage, et plus globalement du textile artisanal dans sa diversité est, me semble-t-il, nécessaire. Car derrière la situation des tisserands de France nous pouvons lire, en fait, le délabrement du tissu artisanal de la société.

27Loin des images stéréotypées du tisserand artisanal esseulé, délaissé par l’industrialisation, détenteur d’un savoir-faire « traditionnel », le tisserand d’aujourd’hui porte en lui l’âme de l’artisanat et de la culture textile. Il maintient le fil de la pratique et de la transmission des savoirs et savoir-faire liés au textile avec persévérance et, par là, joue un rôle de transmission du rapport au travail, au geste, au faire, à l’intelligence de la main, à l’artisanat [fig.6].

Figure 6

Figure 6

Détail d’un métier à tisser, à l’occasion de l’exposition « Les ficelles du métier » en 2012 au musée de Bretagne, Rennes.

© Alain Amet.

  • 31 Notamment les travaux de Sophie Desrosiers et le travail du CIETA (Centre international des études (...)

28Le renouveau historique dans la recherche scientifique31 concernant le textile, le vêtement et la mode depuis ces dernières décennies tend d’ailleurs à interroger notre rapport au textile, au tissu et à ceux qui le fabriquent. Le textile a toujours été un objet de savoir-faire et de savoir, il constitue la trame de nos sociétés, de notre humanité. La révolution textile qui a initié l’industrialisation de la première modernité prend ses racines dans un terreau artisanal qui s’est maintenu dans les campagnes jusque dans les années 1960 et qui se maintient sur un fil dans les ateliers des tisserands. Cette histoire textile requiert autant un travail de mémoire qu’une réévaluation de la place de l’artisanat dans nos sociétés, nécessaires pour modifier les champs d’évolution possibles.

  • 32 Angélique Zrac, tisserande (75).

29À l’heure où les excès de l’industrialisation du textile et de la mode dans le monde sont mis au jour, voire dénoncés, et où de nouvelles orientations sont prises, la question de la réévaluation de l’artisanat textile, du tissage à bras, est cruciale. Nous pourrions considérer que le maintien d’un tissu artisanal textile est dépassé face au « progrès », et pourtant la témérité de quelques tisserands, leur volonté de maintenir ces savoir-faire et de rester maîtres de l’outil nous donnent matière à réflexion. La réindustrialisation du territoire dans le domaine du textile et du vêtement est d’actualité, mais l’intelligence de la ré-artisanalisation de notre société est une voie à ne pas négliger. En attendant, la reconnaissance de la richesse du patrimoine matériel et immatériel des tisserands constitue une première étape pour modifier le regard de la société sur ses propres racines, sur sa trame artisanale. Et comme le dit joliment A. Z, une jeune tisserande, à propos de la situation des tisserands : « Les fils se font rares32 », prenons-en soin.

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Notes

1 Le travail avec le SPTB a débuté avant que je ne commence ma thèse sur la « Broderie dans la Bretagne moderne, XVIIe-début XIXsiècle » sous la direction de Gauthier Aubert et Isabelle Brian, université de Rennes 2 et en parallèle mais, ne relève pas directement de mes recherches. La nature de mon travail consista à harmoniser le questionnaire, recenser les tisserands de France, leur envoyer le questionnaire et analyser les réponses.

2 Fondé en 1978, le SPTB regroupe une quinzaine de professionnels et est représenté par Bruno Lesteven, tisserand à bras, à Peillac (Morbihan) ; voir https://tisseranddebretagne.wordpress.com [lien valide en juin 2023].

3 Il s’inspire, dans ses grandes lignes, du travail effectué par le « Cluster métiers d’art du Morbihan » en 2007.

4 ANQUETIL Jacques, Mémoires d’un tisserand : au fil du temps, Paris, Nil éditions, 1987, p. 270.

5 Institut national des métiers d’art (INMA) : https://www.institut-metiersdart.org/metiers-art/fiches-metiers/textile/tisserand-tisserand-a-bras [lien valide en juin 2023].

6 TURCK Shantty, Bilan de l’enquête sur le métier de tisserand à bras en France, SPTB, 2020 (non publié).

7 Définition du tisserand à bras : https://www.institut-metiersdart.org/metiers-art/fiches-metiers/textile/tisserand-tisserand-a-bras [lien valide en juin 2023].

8 La précision « à main » ou « à bras » souligne la participation de la main dans l’utilisation des différents métiers à tisser.

9 Martine Flandrin, tisserande (56).

10 Incluant la maîtrise des métiers à bras, à tisser, aux cartons, à la tire, à baguettes, Jacquard, à lisses, à poids ou aux plaquettes, etc. voir le Vocabulaire technique français du Centre international d’étude des textiles anciens (CIETA), Lyon, 2020.

11 RYALL Pierre, Le Tissage à la main, Amboise, Ryall, 1976, p. 57.

12 HUGUES Patrice, Le Langage du tissu, Colombes, Textile/Art/Langage, 1982, p. 355.

13 DEBRAY Régis, HUGUES Patrice (dir.), Dictionnaire culturel du tissu, Paris, Fayard, 2005. En particulier voir l’article « métier à tisser », p. 191-192.

14 SENNETT Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, coll. « Espaces libres. Idées », 2010.

15 BRIAND Betty, L’Art du tissage. Apprivoiser la technique pour créer en liberté, Paris, Eyrolles, 2021.

16 Exemples : Les cahiers du tissage (1982-1986), le Fanzine par l’association Kergouez (1992-2010), La fibre textile, De fil en aiguille, etc.

17 Béatrice Jackie, tisserande (37).

18 Lycée La source, DN Made mention matériaux tissage : http://lasource-nogent.fr/dn-made-mention-materiaux-tissage/ [lien valide en avril 2023] ou l’école nationale supérieure des arts décoratifs (ENSAD) : https://www.ensad.fr/ateliers/atelier-tissage [lien valide en avril 2023].

19 Bernard Comby, tisserand (89)

20 http://filsetmetiers.com/annonces/ [visible en juin 2023].

21 Global Organic Textile Standard, label de certification de textile biologique et écologique.

22 En raison de pluies suffisamment abondantes, sa culture n’a pas nécessité d’irrigation.

23 Pistes qui rejoignent celles soulignées par MATHIEU MERJANOV Virginie, La Patrimonialisation des savoir-faire dans les entreprises textiles, mémoire de Master 2, Université de Lyon, ENSSIB, 2021.

24 Patrick Guerrier, tisserand (89).

25 http://fetmode.fr/cvmt/index.htm [lien valide en juin 2023].

26 Fiche d’inventaire de l’atelier réalisée en novembre 2008 par Francesca Cominelli : https://www.pci-lab.fr/fiche-d-inventaire/fiche/222-le-tissage-a-bras [lien valide en juin 2023].

27 Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, 2003.

28 Isabelle Hautefeuille, tisserande (33).

29 Catherine Brunel, tisserande (39).

30 Même si des initiatives de rapprochement ont lieu comme la fédération « transmission du savoir-faire textile en Rhône-Alpes », voir FOURNIER Marianne, DESPIERRES Clarisse, MERCANDELLI Cladie & BERNARD Emmanuelle, « Conservation et présentation des lieux et collections de patrimoine textile : l’exemple de la fédération “Transmission du savoir-faire textile en Rhône-Alpes” », In Situ. Revue des patrimoines, n29, 2016, [en ligne] https://journals.openedition.org/insitu/13463[lien valide en juin 2023].

31 Notamment les travaux de Sophie Desrosiers et le travail du CIETA (Centre international des études des textiles anciens), mais aussi plus globalement les très nombreuses études sur le vêtement, le corps et les sociétés.

32 Angélique Zrac, tisserande (75).

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Table des illustrations

Titre Figure 1
Légende Tissage sur métier à bras, atelier Aux fils de l’Arz, Peillac (Morbihan), 2019.
Crédits © Bruno Lesteven.
URL http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/38841/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 148k
Titre Figure 2
Légende Réseau de commercialisation des étoffes en 2019. Enquête sur le métier de tisserand à bras en France, Shantty Turck, 2020.
Crédits © Shantty Turck.
URL http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/38841/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 65k
Titre Figure 3
Légende Répartition des formations initiales des tisserands en 2019. Enquête sur le métier de tisserand à bras en France, Shantty Turck, 2020.
Crédits © Shantty Turck.
URL http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/38841/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 128k
Titre Figure 4
Légende Tissus au séchage, atelier Fil & Soi, Bannalec (Finistère), 2020.
Crédits © Martine Klein.
URL http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/38841/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 252k
Titre Figure 5
Légende Navette et tissu, atelier Fil & Soi, Bannalec (Finistère), 2019.
Crédits © Martine Klein.
URL http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/38841/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 321k
Titre Figure 6
Légende Détail d’un métier à tisser, à l’occasion de l’exposition « Les ficelles du métier » en 2012 au musée de Bretagne, Rennes.
Crédits © Alain Amet.
URL http://journals.openedition.org/insitu/docannexe/image/38841/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 173k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Shantty Turck, « Le patrimoine matériel et immatériel du tissage artisanal en France »In Situ [En ligne], 50 | 2023, mis en ligne le 20 juin 2023, consulté le 16 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/insitu/38841 ; DOI : https://doi.org/10.4000/insitu.38841

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Auteur

Shantty Turck

Chercheuse indépendante
Doctorante en histoire à l’université de Rennes 2
shantty.turck@gmail.com

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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