• 1 Le Furan, cours d’eau de 39 km, prend sa source dans le massif du Pilat, à 10 km de la ville, la t (...)
• 2 BURDY Jean-Paul, Le Soleil noir. Un quartier de Saint-Étienne (1840-1940), Lyon, Presses universit (...)
• 3 La population de Saint-Étienne est de 16 000 habitants en 1800.
• 4 BÉAL Vincent, CAUCHI-DUVAL Nicolas, GAY Georges et al., Sociologie de Saint-Étienne, Paris, La Déc (...)
• 5 BURDY Jean-Paul, op. cit., p. 63.
• 6 LORCIN Jean, « Peurs millénaristes et visions futuristes face au déclin d’un bassin industriel : S (...)

1Située au pied du massif du Pilat, le long d’une rivière, le Furan1, et entourée de collines (à l’est et à l’ouest), la ville de Saint-Étienne (Loire) connaît, dans la première moitié du xix^e siècle, une industrialisation accélérée dans des secteurs divers – textile, armurerie, mécanique, métallurgie, mine – pour la plupart déjà présents depuis plusieurs siècles2. Devenue « grande ville » au début du Second Empire, sa population atteint 100 000 habitants par l’annexion de communes limitrophes (18553) et en raison de migrations importantes depuis les campagnes alentour ; en 1856, elle devient préfecture de la Loire, remplaçant Montbrison, capitale du Forez4. Saint-Étienne connaît alors des transformations urbaines importantes, notamment la modernisation de son alimentation en eau5. Touchée par la Grande Dépression économique, la ville perd 25 000 habitants dans les années 1880, dans un contexte de changement politique du Second Empire à la Troisième République6. Au cours de la première décennie du xx^e siècle se concrétisent des projets urbains qui avaient émergé dans les décennies précédentes, comme celui des bains à bon marché.

• 7 BÉAL Vincent, CAUCHI-DUVAL Nicolas, GAY Georges et al., op. cit., p. 3.
• 8 Un décret portant règlement général sur l’exploitation des mines de combustibles (Journal officiel(...)
• 9 GRABER Frédéric & GIRAUDEAU Martin, « Définir les projets », in Id. (dir.), Les Projets, une histo (...)

2On pourrait dater le commencement de l’histoire des bains d’hygiène populaires à Saint-Étienne de 1909, année de l’adoption d’un projet de quatre établissements de bains-douches qui ouvrent leurs portes en 1914. Cette histoire avait cependant débuté près de soixante ans auparavant, en 1856, date du premier projet municipal de bains publics. Cet article propose d’analyser les enjeux des différents projets qui se succédèrent à Saint-Étienne du milieu du xix^e siècle à la veille de la Première Guerre mondiale, puis de s’interroger sur le devenir de ce patrimoine de l’hygiène. Considérée comme une exception en France et partageant de nombreux points communs avec d’autres villes fortement marquées par l’industrialisation, comme Turin, Newcastle ou Pittsburgh7, la ville de Saint-Étienne est un laboratoire privilégié pour étudier, sur la longue durée, le cours parfois sinueux des projets d’établissements liés aux politiques publiques d’hygiène. L’histoire de Saint-Étienne, en général centrée sur l’industrialisation, est aussi celle du développement des services publics, dont celui des bains à bon marché sur lequel cet article se concentre. À côté d’initiatives patronales stimulées par des dispositifs législatifs et réglementaires – nous pensons en particulier aux douches destinées aux mineurs qui sont construites sur le carreau des mines dès le début du xx^e siècle8 – le service public des bains à bon marché, à tarif réduit ou gratuit, est né du concours d’acteurs divers, autorités locales, entrepreneurs, commerçants, riverains, ministères, lesquels s’opposent ou promeuvent, autorisent ou retardent, décident ou non de financer tel ou tel projet. Revêtant une dimension politique et sociale certaine, les rapports de force qui s’instaurent donnent lieu à des discours de légitimation qui renseignent sur l’évolution des normes sur fond de tensions entre public et privé9. Les archives municipales de Saint-Étienne nous permettent de retracer cette aventure longue et complexe, croisant l’histoire de la politique et de l’architecture hygiéniste à plusieurs échelles, du national au municipal.

• 10 Ministère de l’Agriculture et du Commerce, projet de loi tendant à obtenir un crédit de 600 000 fr (...)
• 11 WARD Peter, The Clean Body. A Modern History, Montréal, Kingston, Londres, Chicago, McGill-Queen’s (...)
• 12 Ministère de l’Agriculture et du Commerce, projet de loi, op. cit.
• 13 Mouvement royaliste partisan du retour au pouvoir des Bourbons.
• 14 Assemblée législative, séance du 22 novembre 1850, Le Messager du Midi, 25 novembre 1850.
• 15 Archives municipales de Grenoble, 1M 193, Circulaire du ministère de l’Intérieur, ministère de l’A (...)
• 16 Assemblée législative, séance du 22 novembre 1850, Le Messager du Midi, 25 novembre 1850.
• 17 Gazette des tribunaux, feuille d’annonces légales, 7 janvier 1852.

3Dans les années 1830 et 1840, l’accroissement des inégalités dues à l’industrialisation fait émerger le sujet du « paupérisme » et des enquêtes sociales sont menées dans les « villes manufacturières ». Les conséquences du travail industriel sur les corps et les âmes, conjuguées aux frayeurs causées par les pandémies de choléra (1832 et 1849) dans un contexte politique de protestations sociales, suscitent l’inquiétude des élites. Celles-ci, pour résoudre la question sociale, proposent le recours à l’initiative privée, se refusant à toute forme d’intervention publique. En ce qui concerne la santé des populations, les villes industrielles sont montrées du doigt, et la mise en œuvre d’une politique dans ce domaine fait de l’hygiène un devoir moral indispensable à la réussite économique. Or, les bains publics, entendus comme lieux proposant des bains hors du domicile, qui se multiplient dans la première moitié du xix^e siècle, ne sont pas accessibles à tous en raison de leur prix élevé. En 1850, le gouvernement du président de la République Louis-Napoléon Bonaparte présente un projet de loi qui poursuit « la recherche des institutions capables d’assurer le bien-être des classes laborieuses », « tout en repoussant avec fermeté de folles utopies qui contristent le cœur des gens de bien, qui égarent et troublent l’imagination des masses ignorantes10 », faisant ici référence aux idées socialistes et révolutionnaires de 1848. Ce projet est inspiré par le modèle anglais du public bath pour la classe ouvrière, financé par des souscriptions et donations avec système d’actions11. Il propose de favoriser par « le concours et les encouragements de l’État, la création de quelques établissements de bains et lavoirs à bas prix destinés à servir de modèles, non seulement à la bienfaisance, mais aussi à la spéculation12 ». Cette incitation étatique n’est pas sans susciter des réticences, en particulier du côté des légitimistes13, qui souhaitent réduire drastiquement le rôle de l’État14. Adoptée le 3 février 1851, la loi ouvre un crédit de 600 000 francs. Les projets des communes sont présentés à une commission spéciale qui examine les demandes. L’administration charge les préfets d’en faire « la plus grande publicité possible » dans les communes tant urbaines que rurales15, répondant en partie aux légitimistes qui défendent les communes rurales16. Lille, Mulhouse, Foix, Albi, Nantes, Saint-Étienne répondent à l’appel17.

• 18 Archives municipales de Saint-Étienne (désormais AM SE), 7M31, séance du conseil municipal du 7 oc (...)
• 19 AM SE, 7M31, Bains et lavoirs publics. Projet. Séance du conseil municipal du 21 octobre 1856. Pro (...)
• 20 Gazette des tribunaux, feuille d’annonces légales, 7 et 8 juillet 1856.
• 21 BOURGEOIS d’ORVANNE Alexandre, Lavoirs et bains publics gratuits et à prix réduit. Traité pratique (...)
• 22 AM SE, 7M31, lettre du préfet de la Loire Constant Thuillier au maire de Saint-Étienne Christophe (...)

4Le négociant en soie Christophe Faure-Belon, premier maire de Saint-Étienne (1855-1865) dont le nouveau périmètre résulte de la fusion des communes suburbaines, présente un projet de bains et lavoirs publics en 1856. La commission municipale nommée sur ce dossier est chargée de réfléchir aux systèmes de gestion possibles : la régie (exploitation par la Ville sans objectif de bénéfices financiers) ou la concession à un entrepreneur (un contrat est passé entre la Ville et une entreprise qui rend le service public et a un objectif de profit18). Le conseil municipal fait le choix de la concession à une compagnie dont « les conditions générales annoncées par ses prospectus » présentent « infiniment moins d’inconvénients et de dépenses que n’en comporterait la fondation directe de l’établissement par la ville19 ». La Ville est démarchée par la Compagnie parisienne pour les lavoirs et bains publics, société en commandite par actions créée en 1856 par Charles Denéchaud20, investisseur et banquier parisien [fig. 1]. Celui-ci s’associe à des personnes liées à la commission Dumas (à l’initiative du projet de loi de 1850), notamment à un architecte, un certain Guillaume, qui a fait breveter un système couplé de bains et lavoir à prix réduit21. Malgré quelques réticences liées à l’architecture proposée, la subvention est accordée pour la construction d’un établissement de bains et lavoirs publics gratuits et à prix réduit22.

• 23 AM SE, 7M31, Garrigue et Cie, directeur gérant du Comptoir foncier, Division des lavoirs et bains (...)
• 24 AM SE, 7M31, lettre du conseiller de préfecture délégué au maire de Saint-Étienne, 9 novembre 1863

5Le système de concession proposé consiste en un terrain cédé par la Ville pour trente-cinq ans, ainsi que la gratuité de l’eau, à une compagnie privée qui construit et exploite à ses frais l’établissement, et reçoit la subvention de l’État (qui doit constituer le tiers de la dépense en vertu de la loi de 1851). La compagnie doit fournir des services gratuits pour les indigents et à bas prix pour « les populations ouvrières ». À l’expiration de la concession, le tout revient à la commune23. Mais la compagnie qui fait affaire avec la Ville est mise en liquidation en 1858 puis remplacée par une autre : la division des lavoirs et bains publics du Comptoir foncier. Le projet stéphanois prend du retard et n’est finalement pas mis en œuvre, ce qui fait perdre à la Ville la subvention de 50 000 francs24.

• 25 AM SE, 7M31, compte rendu du conseil municipal, 7 février 1868.
• 26 AM SE, 7M31, projet de Louis Mazerat publié en 1872, 15 pages.
• 27 AM SE, 7M31, projet de Louis Mazerat, 1872, p. 11.

6À partir de la fin des années 1860, la municipalité, dirigée par l’industriel du charbon Benoît Charvet (de 1866 à 1869), est approchée par d’autres sociétés financières, comme la Caisse mobilière de crédit provincial et communal (société anonyme italienne) qui travaille aussi avec l’architecte Guillaume. Le projet avorte, la crise financière italienne entraînant la dissolution de cette société en 1867. Une autre proposition de concession est faite par le docteur Alfred Riembault, médecin aux Hospices civils de Saint-Étienne et auteur d’un ouvrage sur l’hygiène des mineurs (1861). Mais ce projet est rejeté par la Ville qui considère que les tarifs proposés sont trop élevés25. Le maire avance alors un nouveau projet porté en 1868 par l’architecte de la Ville, Louis Mazerat, qui est allé visiter les bains dans les villes ouvrières anglaises et s’inspire du cas de Manchester (avec piscines) et des bains et lavoirs établis à Mulhouse par Jean Dollfus, « créateur des cités ouvrières26 » [fig. 2]. Ce projet ambitieux de bains et lavoirs publics avec piscines serait situé sur les terrains municipaux du cours de Saint-André (actuel cours Victor-Hugo), sur une superficie de 2 040 m². Il est prévu deux classes de bains de piscine et de bains ordinaires. Les bains de première classe et les bains médicinaux « installés confortablement seront d’un prix élevé, pour compenser le bon marché des bains de deuxième classe et du lavoir27 ». Ces projets successifs d’établissements de bains sous forme de concession depuis 1856 n’aboutissent pas, en raison notamment de liquidations de sociétés financières, mais aussi de contestations.

• 28 AM SE, 7M31, pétition d’habitants et de propriétaires du quartier de la Grenette contre le projet (...)
• 29 AM SE, 7M31, pétition d’habitants, 28 novembre 1857.
• 30 AM SE, 7M31, pétition de buandiers et entrepreneurs de bains contre les conditions que la municipa (...)

7En effet, les projets municipaux de bains publics qui envisagent leur implantation en centre-ville suscitent des protestations de différents acteurs. Une telle installation, destinée aux « classes laborieuses », est rejetée par une partie de la population qui n’en souhaite pas l’établissement dans un espace commerçant en pleine rénovation. En 1857, des habitants et des propriétaires du quartier se positionnent contre « l’implantation d’un lavoir, d’un séchoir et d’un bain public à l’usage des familles pauvres » sur la place Grenette [fig. 3]28. S’adressant au maire, la cinquantaine de pétitionnaires, dont un certain nombre signent en tant que propriétaires, jugent que la réalisation de bains publics aura pour conséquence de retarder la rénovation du quartier et demandent que l’établissement soit construit dans un autre lieu pour éviter « des inconvénients qui pourraient résulter pour le théâtre, de la proximité de l’établissement projeté et de ceux plus grands encore que l’on aurait à redouter en voyant reparaître dans ces parages, un genre de population aujourd’hui presque entièrement disparu29 ». Le 16 janvier 1860, dans une autre pétition, des propriétaires et habitants de la place Grenette et alentour font part de leur « surprise en apprenant qu’il est question de placer un lavoir sur le sol de la boucherie qui anéantirait les valeurs locatives environnantes », réclamant à la place un marché couvert. En 1870, d’autres acteurs entrent en scène pour contester le projet de l’architecte municipal Mazerat qui offre plusieurs classes de bains et dont il est envisagé qu’il soit porté par un concessionnaire : une soixantaine de « propriétaires buandiers » et « entrepreneurs de bains » considèrent que ce projet « menace leur industrie du plus grave préjudice30 ».

• 31 Charles Cazalet (1858-1933), républicain protestant et négociant en vin, s’intéresse à la question (...)
• 32 DAJON Hervé, « La douche, une invention d’un médecin des prisons, le docteur Merry Delabost », Cri (...)

8Le projet Mazerat est en sommeil jusqu’en 1899, année au cours de laquelle la Ville reçoit d’autres propositions : l’une du philanthrope Charles Cazalet31, fondateur en 1892 de l’Œuvre bordelaise des bains-douches à bon marché qui promeut son système de bains-douches chauds – modèle de douches où l’eau tombe en pluie inventé dans le milieu carcéral32 –, l’autre d’un ingénieur de Lille, Edmond Philippe, à la tête de la Société anonyme des bains et lavoirs économiques, qui prospecte dans de nombreuses villes [fig. 4]. La Ville, qui devient socialiste en 1900, se doit d’aller de l’avant sur ce projet qui remet au centre le débat entre le système de la régie directe et celui de la concession.

• 33 CHAMOUARD Aude, « La mairie socialiste, matrice du réformisme (1900-1939) », Vingtième Siècle. Rev (...)
• 34 Notice LEDIN Jules par Yves Lequin, Justinien Raymond, Jean Lorcin & Jean-Michel Steiner, version (...)
• 35 Ibid.
• 36 AM SE, 7M31, Conseil municipal de la Ville de Saint-Étienne, séance du 6 décembre 1901.
• 37 Notice LEDIN Jules par Yves Lequin, op. cit.

9Dans certaines villes socialistes du début du siècle, la municipalisation des services publics suscite des débats et la doctrine de la régie directe, qui sera inscrite dans le programme municipal de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), est parfois transgressée comme dans le cas stéphanois33. En 1900, Jules Ledin, ouvrier passementier syndicaliste34, devient le deuxième maire socialiste de Saint-Étienne après la magistrature de Paul Émile Girodet (1888-1892). Élu dans le contexte d’élections placées sous le signe de la « lutte des classes » au lendemain d’un important mouvement de grèves, Ledin défend un socialisme municipal35. La gauche de l’assemblée communale a « dans son programme commun, la transformation des entreprises privées remplissant un objet d’intérêt général en services publics36 ». Cependant, au cours de son mandat, Ledin, de tendance modérée, se fait reprocher sur sa gauche de favoriser le système des concessions et du monopole, notamment dans le domaine de l’éclairage urbain et du tramway37.

• 39 AM SE, 7M31, Conseil municipal de la Ville de Saint-Étienne, séance du 6 décembre 1901.
• 40 Ibid.

11Mais les élus socialistes ne sont pas tous séduits par ces arguments : l’entrepreneur en tirerait tous les bénéfices tandis que la Ville supporterait les risques39. Pour convaincre, le maire Ledin souligne la nécessité de faire appel à un spécialiste comme l’ingénieur Philippe, qu’il présente comme « un simple employé ayant un traitement fixe payé par nous », précisant qu’il peut le remercier à tout moment pour exploiter l’établissement directement40. L’emplacement pressenti dans le centre de la ville (rue Désirée ou rue Voltaire) fait aussi débat, car les quartiers ouvriers se situent à la périphérie et la Ville « ne remplira pas le but qu’elle se propose » si les ouvriers sont obligés de « perdre une demi-journée » pour s’y rendre. L’idée de petits établissements dans plusieurs « cantons ouvriers » de la ville émerge au cours du débat qui se termine par l’adoption du projet de concession à Philippe.

• 41 AM SE, 7M31, lettre du conseiller d’État Léon Bruman au maire de Saint-Étienne, 8 décembre 1903.
• 42 DUBOIS de CARRATIER Laurent, « Le Conseil d’État, l’économie et le service public : concessions et (...)
• 43 En plus des établissements privés, les archives montrent que le vieil hôpital de Saint-Étienne pos (...)

12Retournement de situation en 1903 : le Conseil d’État rejette le traité passé entre Philippe et la Ville de Saint-Étienne, celui-ci étant jugé défavorable à cette dernière41. Une telle décision illustre une dynamique qui voit s’accroître l’intervention de l’administration, à l’occasion de partenariats avec le secteur privé, dans l’idée de valoriser le service public42. Cependant, la culture du libéralisme administratif est déjà bien ancrée et le Conseil d’État n’envisage un service public (en régie directe) qu’en cas de défaillance de l’initiative privée. Dans le cas de Saint-Étienne, le Conseil d’État veut limiter la concurrence faite au secteur privé (onze établissements de bains en 190343) en exigeant que l’établissement municipal n’offre que des bains à tarifs réduits et gratuits. Après maintes démarches à Paris auprès du ministère et du Conseil d’État pour obtenir que soit signé un traité avec Saint-Étienne, Philippe propose en 1908 un nouveau projet situé dans un quartier relativement excentré, à l’ouest de la ville, dans lequel il n’a plus que le rôle d’architecte [fig. 5 et 6].

• 44 Il s’agit de la loi du 12 avril 1906 (Loi Strauss) qui autorise les Caisses d’épargne à créer des (...)
• 45 Notice FAURE Pétrus par Jean-Michel Steiner, [en ligne], https://maitron.fr/spip.php?article244665(...)
• 46 AM SE, 7M27, Conseil municipal de la ville de Saint-Étienne, séance du 26 novembre 1909.

13Cinquante ans après le premier projet de la Ville, l’adoption de deux lois crée des conditions favorables à la concrétisation des projets de bains publics à bon marché dans la première décennie du xx^e siècle44. Un nouveau projet de concession avec les Hospices civils, la municipalité fournissant l’eau et les terrains, est adopté sous le bref mandat de Pétrus Faure (août 1909 – novembre 1910), tailleur d’habits, socialiste modéré investi dans la vie associative municipale et les Hospices, dont il est administrateur45. Le projet définitif de quatre établissements de bains-douches semblables – il n’est plus question de lavoirs, bains de baignoire et piscine – dans des quartiers ouvriers de la ville, suivant l’idée qui avait émergé au début du siècle, est adopté le 26 novembre 190946.

• 47 Voir note 44.
• 48 Voir note 44.
• 49 AM SE, 7M27, Conseil municipal de la Ville de Saint-Étienne, séance du 14 mai 1910.

14Dans le cadre de la loi de 190747, la municipalité obtient une subvention de 100 000 francs en décembre 1909 pour ce projet, mais la concession aux Hospices est rejetée par la commission du ministère de l’Intérieur « en raison du principe de la spécialité des Établissements et de la charge déjà lourde que nécessite leur gestion » ; le ministère exige que le projet soit porté par la Ville et la Caisse d’épargne qui prête 80 000 francs. Cet emprunt par la Ville est permis grâce à la loi Strauss du 12 avril 190648. En 1910, le directeur du service d’Architecture de la Ville, Roux, présente le projet de quatre « chalets pour bains-douches avec gymnase attenant49 ».

• 50 Il exerce son premier mandat du 19 juin 1908 au 19 août 1909.
• 51 AM SE, 7M26, Conseil municipal de la Ville de Saint-Étienne, séance du 19 mai 1911.
• 52 Ibid.
• 53 AM SE, 7M28, Pétition adressée au maire de Saint-Étienne, 13 juin 1912.
• 54 AM SE, 7M28, Conseil municipal de la Ville de Saint-Étienne, séance du 12 juillet 1912.

16En 1910, Jean Neyret, entrepreneur et administrateur de nombreuses sociétés, qui exerçait son mandat avant Pétrus Faure50, redevient maire (du 9 décembre 1910 au 5 décembre 1919) face à une gauche divisée. Un débat au sujet d’une éventuelle implantation place Carnot [fig. 8] oppose Faure et Neyret lors de la séance du conseil municipal du 19 mai 191151. Neyret estime que l’installation des bains-douches masquerait « inutilement la plus belle et la plus vaste place que nous possédions par une construction qui peut, sans inconvénient, être édifiée en tout autre lieu ». De son côté, Faure reproche au nouveau maire de consacrer une somme importante à l’achat d’un autre terrain, boulevard Jules-Janin, alors que le terrain de la place Carnot « est gratuit » puisqu’il appartient à la Ville52. L’emplacement situé à côté de la place Grenette, qui avait déjà suscité des protestations au xix^e siècle, est lui aussi remis en cause. L’administration municipale reçoit plusieurs pétitions de commerçants et d’habitants du quartier dont l’une, datée du 1^er mars 1912, dénonce « le préjudice que causerait pour eux et pour un très grand nombre d’autres marchands, commerçants ou particuliers même, si cette dite place venait à bref délai, être désaffectée de son but, c’est-à-dire de place du marché, pour ériger un monument public en salles de bains53 ». Les pétitionnaires sont reçus par le maire et il est finalement décidé de construire ces bains-douches dans le quartier ouvrier Tardy, situé sur une colline à l’ouest de la ville, peuplé de nombreux mineurs et passementiers54.

• 55 AM SE, 7M27, Conseil municipal de la Ville de Saint-Étienne, séance du 21 octobre 1910.

17Les travaux de construction des quatre bains-douches municipaux – et des gymnases attenants – commencent en 1912 et se terminent en mars 1914, à quelques mois du début de la guerre. La réponse architecturale de ce projet qui se concrétise est fonctionnelle et bien éloignée des projets hydrothérapiques avec piscine du xix^e siècle : « Les plans et devis sont basés sur les principes suivants : entretien facile et peu coûteux ; possibilité de désinfection rapide des salles ; service de surveillance aisé ; chauffage de l’eau et de l’air, automatique et économique ; ventilation55 » [fig. 9]. Dans les quatre bâtiments, les fenêtres du côté des douches ont un style orientalisant, esthétique souvent liée aux bains au xix^e et au début du xx^e siècle [fig. 10, 11, 12 et 13].

• 57 [En ligne], https://www.saint-etienne.fr/projets/projet-urbain/faire-rayonner-grand-soleil [lien v (...)
• 58 Le « lavabo » désigne l’ensemble constitué par les vestiaires et les douches des mineurs.

20En 2021, nous avons mené l’enquête dans l’unique établissement demeuré ouvert, situé rue du Treyve [fig. 10]. Les usagers se disent satisfaits, mais l’avenir de ces bains-douches est incertain. Fermé depuis au moins une décennie, le futur de l’imposant bâtiment des bains-douches du quartier du Soleil [fig. 11 et 14] dépend quant à lui des projets municipaux en matière d’aménagement urbain. En attendant, une consultation a été lancée auprès des habitants sur l’avenir du quartier renommé « Grand Soleil57 », mais le bâtiment reste inoccupé à l’exception de la partie gymnase utilisée par un club de boxe. Aucun projet patrimonial ne semble envisagé, contrairement aux « lavabos58 » des mines dont le musée de la Mine, sur le site du puits Couriot, immortalise la fonction et préserve l’existence [fig. 15]. L’établissement de la Veue n’est plus qu’un gymnase avec quelques douches encore en fonction, témoin de la proximité entre sport et hygiène [fig. 12]. Quant aux bains-douches Tardy, ils ont été vendus par la Ville et le bâtiment est aujourd’hui à usage privé d’habitation [fig. 13]. Aussi, la mémoire des usages des lieux mérite-t-elle d’être recueillie, en ce qu’elle contribue à éclairer l’histoire de ce secteur crucial pour la compréhension des rapports entre action publique et intérêts privés, ainsi que de la place de l’eau dans nos villes, nos logements et nos vies.