• 2 ECHENOZ Jean, Ravel, Paris, Les Éditions de Minuit, 2006, p. 63.

2La demeure, assez modeste, est remarquable par son étroitesse et son plan que l’on pourrait qualifier de « biscornu » : couloirs resserrés, petit escalier « filiforme2 » épousant la déclivité du terrain, pièces au tracé irrégulier comme le grand salon [fig. 1].

• 3 LESURE François & NECTOUX Jean-Michel, Maurice Ravel, cat. exp., Bibliothèque nationale, Paris, 26 (...)
• 4 PETIT Pierre, Ravel, Paris, Hachette, coll. « Classiques Hachette de la musique », 1970, p. 61.
• 5 Ibid., p. 62.
• 6 BnF Musique, Res-VM-DOS-6, mémoires pour les travaux (227-282) et factures diverses (170-226) dont (...)

3Selon de nombreux biographes, elle est à la fois un portrait chinois du compositeur et comme une « exposition » consacrée à l’homme et à son œuvre. Ravel y a fixé « un univers à sa mesure, fait de l’impeccabilité du décor, allié à un art de l’artificiel et du faux qui le ravissait3 ». Elle est aussi perçue, parfois, comme une « maison de poupée [dont] Ravel, en l’installant peu à peu, accentuera encore l’illusion4 ». « Jamais intérieur de maison n’aura été plus exactement à l’image de son propriétaire5 », peut-on lire encore. Dès son acquisition, en 1921, le musicien y fit faire d’importants travaux afin de la décorer à son goût6.

• 7 PETIT Pierre, op. cit., p. 63. Le globe est posé sur le piano dans le salon de musique. Un grand n (...)

5À l’instar des autres pièces de l’habitation, ce salon fourmille d’objets, « de boîtes à musique, de chinoiseries, de verres filés, de petites lampes, d’automates précieux mais aussi d’une quantité incommensurable de ces objets sans aucune valeur […]. Ravel tenait énormément à ces choses de toute provenance qui ornaient sa maison […]. Pour [lui], chaque objet avait une histoire, et il restait des heures en contemplation devant une minuscule poupée, ou devant un bateau qui, sous son globe, dansait sur les flots en carton grâce à un ingénieux mécanisme7 ».

• 8 BnF Musique, Res-VM-DOS-6, doc. 192. Trois chaises ont été achetées en 1912 pour la somme de 220 f (...)
• 9 Un dessin à la plume représentant une femme à l’antique de la main de Ravel permet de reconnaître (...)
• 10 BnF Musique, Est. Ravel M. 062 (frise) et M. 064 (chaise).
• 11 L’achat de certains meubles et bibelots (psyché, chaises, fauteuil, commode, etc., coupe, corbeill (...)

6Le salon « antique » et la salle à manger sont meublés en style Directoire8. Dans le premier, une des chaises présente un dossier orné d’un décor à l’antique peint au pochoir par Ravel lui-même [fig. 3 et 4] : une joueuse de flûte, peut-être une nymphe9, qui doit faire référence, tout comme le vase néo-grec posé sur la cheminée, au poème Daphnis et Chloé de Longus qu’il a mis en musique ou au Menuet antique pour piano. Comme d’autres musiciens français de cette époque, Ravel a trouvé l’inspiration dans les figures de l’Antiquité grecque : dieux, bergers, faunes et héros se croisent, non seulement dans les titres de ses compositions, mais aussi dans la décoration et les objets de sa maison. Le dessin de la frise qui court dans la partie supérieure de la pièce est également de sa main, comme l’attestent les archives10. La provenance de certains meubles, achetés chez des antiquaires parisiens, est connue11.

• 12 BnF Musique, Est. Ravel M. 061.
• 13 BnF Musique, Res-VM-DOS-6 (227-282), mémoire de travaux de maçonnerie exécutés pour Ravel en 1924 (...)

7L’intervention du musicien est aussi avérée pour la création du meuble contenant la vaisselle12 [fig. 5 et 6]. Venant à la suite de ces deux pièces, la bibliothèque est décorée de nombreux bibelots et de reproductions d’estampes japonaises. Elle est prolongée par un balcon permettant d’embrasser le paysage alentour avec, au premier plan, le clocher de l’église de Montfort-l’Amaury. C’est à cette vue dégagée et surplombante que la maison doit son nom de Belvédère. Le balcon a été créé ou restauré dès l’installation du compositeur13.

• 14 Jean Echenoz, op. cit., p. 63.
• 15 Ibid., p. 9.
• 16 Cette intervention de Ravel est confirmée par le compte rendu d’une visite de Jacques Brindejont-O (...)

8Les couloirs « monoplaces14 », éclairés par des fenêtres sur la rue, traversent le bâtiment d’un bout à l’autre. Ils contribuent à la distribution des pièces de cette maison « compliquée15 », tout en créant des perspectives séduisantes et variées, rendues possibles par la déclivité du terrain. Le premier couloir est tendu d’un papier peint à spirale bleue et le second d’un papier aux fleurs stylisées, décors muraux caractéristiques du style Art déco [fig. 7]. Il est rapporté qu’ils ont, eux aussi, été dessinés par Ravel lui-même16.

• 17 Ibid.
• 18 BnF Musique, Res-VM-DOS-6 (170-226). La psyché a été achetée chez l’antiquaire R. Feure, 50, rue N (...)

11Au rez-de-jardin, auquel on accède par un escalier « filiforme », se trouve la chambre du musicien. Les murs sont tendus d’un papier peint ocre sur lequel il a lui-même dessiné des colonnes au pochoir17. Ces colonnes, qui scandent les murs à intervalle régulier, sont empreintes d’une grande fantaisie qui confine à l’absurde : les chapiteaux sont devenus les bases et inversement, comme si elles avaient été « retournées » par quelque opération magique [fig. 9]. Le style Directoire domine avec un lit et une psyché acquis dès 191218.

• 19 BnF Musique, Res-VM-DOS-6 (227-282), mémoire de travaux de maçonnerie exécutés pour Ravel courant  (...)
• 20 BnF Musique, Res-VM-DOS-6 (1-349), documents 277-282 (factures du jardin) relatifs aux seuls potag (...)
• 21 Marie-Huguette Hadrot (1928-2020), propriétaire du château de La Queue-lez-Yvelines, a été préside (...)
• 22 BRUYR José, Maurice Ravel ou le Lyrisme et les sortilèges, Paris, Le Bon Plaisir, Plon, 1950, p. 1 (...)
• 23 Dossier de pré-inventaire des jardins, notice rédigée par Dominique Pinon, ministère de la Culture (...)

13Si le jardin occupe une surface réduite, quelque 200 m², du balcon il ouvre sur la campagne. La pente du terrain devait être continue à l’origine, et la terrasse flanquée d’un bassin et cantonnée de deux rampes d’escalier descendant au jardin est l’œuvre de Ravel19 [fig. 11]. Malgré la petite taille de la parcelle, le jardin est composé de deux espaces, l’un de style Art déco, dans la partie haute, l’autre d’inspiration japonisante, dans la partie basse [fig. 12]. Ce dernier a été restitué dans les années 2000 à partir des archives de l’artiste20, avec une certaine part laissée à l’interprétation, par Michel Faris21 à l’initiative de Marie-Huguette Hadrot. Au fil des ans, il avait en effet perdu beaucoup de sa lisibilité et si, en 1970, il était encore décrit comme « un jardin de curé à bordure de buis [s’insérant] en un paysage harmonieux, sensible et comme intelligent22 », en 1996, il est noté à son propos : « encombrement du jardin, système hydraulique à sec », « jardin japonais disparu.23 »

• 24 Le mur en brique à l’arrière aurait avantage à être mieux dégagé afin de mettre en valeur l’ensemb (...)

14Le jardin du haut présente une remarquable densité, avec une végétation resserrée que caractérisent des tailles spécifiques (en boule, en nuage, à tête de chat), une pelouse parsemée d’un « plumetis » de fleurs, des cheminements, les deux escaliers ainsi qu’un bassin en demi-octogone. Il s’agit d’un rare témoignage du style Art déco appliqué au jardin et ses éléments bâtis, en particulier, sont représentatifs de cette courte période : le bassin à pans coupés, avec sa régularité géométrique et ses lignes droites, les degrés en briquettes qui le flanquent ou encore l’opus incertum au pourtour du bassin24 [fig. 13].

• 25 Cahiers Maurice Ravel, n^o 20, 2018, p. 11.

15Le jardin de la partie basse compose étroitement avec les caractéristiques propres au jardin japonais, par les tailles et le choix des essences (érable pourpre du Japon, érable du Japon à feuilles laciniées) mais aussi par le cheminement de dalles qui se rapproche des pas japonais. Celui-ci, émouvant dans sa simplicité, conduit jusqu’à deux bassins, dont l’un convexe et l’autre concave évoquent les « petits bains d’oiseaux » et les « jeux d’eau » [fig. 14]. C’est dire combien, après la maison et autant qu’elle, le jardin est indissociable de l’univers ravélien. On se rappelle encore une fois certains titres d’œuvres : Miroirs, Jeux d’eau, Une barque sur l’océan, Ondine, inspirées du « bruit de l’eau et de sons musicaux que font entendre les jeux d’eau, les cascades et les ruisseaux et qui requièrent beaucoup de limpidité et de fluidité25. » On pense aussi à la cinquième pièce de Ma mère l’Oye intitulée « Le Jardin féerique » et à la mélodie Manteau de fleurs composée en 1903. Dans l’espace exigu du jardin, tous les détails comptent et tous sont évocateurs. Notons au passage l’habile progression de la vue vers la façade depuis l’apex.

• 26 Lettres 1482 et 1483 relevées parmi les nombreuses autres dans Maurice Ravel, L’intégrale, op. cit (...)
• 27 Ibid., p. 835, lettre 1482, lettre de Ravel à la pianiste Hélène Kahn-Casella, p. 836, lettre 1483 (...)

16Maurice Ravel est attaché à son jardin, en témoignent deux lettres, dont l’une, adressée à la pianiste Marguerite Long dans laquelle il regrette de devoir le quitter alors que le « jardin est resplendissant26 », ainsi que deux témoignages écrits après une visite au musicien27.

• 28 BnF Musique, Res-VM-DOS-6, calepin 352.
• 29 Annuaire du commerce Didot-Bottin : Berthier et Paré sont associés, sous la mention de « Berthier (...)
• 30 Lucien Paré a été l’élève de René-Édouard André. Émile Berthier, promotion 1884, a été celui d’Aug (...)

17L’examen de son carnet d’adresses permet d’avancer une hypothèse quant au paysagiste ou à l’architecte paysagiste auquel il fit appel. Parmi les noms répertoriés, on relève en effet celui de « L. Paré, paysagiste Dosne, 10 ; Pas. 45, 9728 », que l’on peut identifier comme Lucien Paré (Provins 1882 – Houdan 1935) ancien élève de l’École nationale d’horticulture de Versailles, promotion 1900. Il était associé avec Émile Berthier29, également ancien élève de l’École nationale d’horticulture30. Si Ravel ne s’est pas adressé aux célèbres Édouard André ou Achille Duchêne, rénovateurs du jardin à la française habitués aux vastes compositions, il aura néanmoins confié à un spécialiste la conception de son jardin, et non au hasard ou à la seule nature : c’est dire combien le sujet a pu avoir de l’importance pour lui.

• 31 JANKÉLÉVITCH Vladimir, Ravel [1962], Paris, Points, coll. « Essais », 2018.

22La « maison-musée Maurice Ravel » répond parfaitement à la définition du « lieu de mémoire » en ce qu’elle permet de retrouver ou de mieux comprendre la personnalité du compositeur. Grâce à elle et à son jardin, il est possible de saisir quelque chose d’autre dans sa musique, bien au-delà de l’anecdote. La visite de ces lieux qui portent sa mémoire est émouvante et constitue un moment de grâce. Cette demeure, pleine de coins et de recoins, chargée de bibelots qui renvoient à son inspiration et à ses œuvres, est à l’image de ce génie « retors [qui n’était] vraiment à l’aise que dans la société des rossignols, des hannetons, des chats et des enfants.31 » Ces rapprochements si étonnants entre les objets, le décor, les meubles et la musique passionnent les visiteurs. Cet ensemble préservé et restauré est d’autant plus précieux que, rempli de souvenirs, de rêves et de musique, il apporte un témoignage de première importance sur la vie du musicien, dont ne subsiste aucune image filmée ni enregistrement – si l’on excepte le célèbre rouleau à carte perforée réalisé à Londres en 1922 tandis qu’il jouait Pavane pour une infante défunte, précieux document.