1Le musée de la Musique a ouvert au public sur son nouveau site de La Villette à Paris en janvier 1997 mais ses collections, celles du Conservatoire national supérieur de musique et de danse, avaient quitté la rue de Madrid dès mai 1990. Les lignes qui suivent retracent quelques jalons de son activité au service des facteurs d’instruments travaillant à la fois pour les musiciens acteurs de la « nouvelle musique ancienne » mais aussi pour ceux du « revival » des musiques de tradition orale, dans le contexte particulièrement favorable des mandats de ministre de la Culture de Jack Lang, entre 1981 et 1993.

La demande de création d’un Centre de documentation organologique au Musée instrumental

3Le 18 juin 1982, alors que j’étais conservateur-adjoint du Musée instrumental, j’écrivis avec Michel Robin, qui était restaurateur pour les instruments à clavier, une note à la direction de la Musique au ministère de la Culture pour demander la « Création d’un Centre de documentation organologique (CERDO) au Musée instrumental du Conservatoire ».

4Cette note soulignait que le

• 4 Archives du musée de la Musique ; archives de l’auteur.

Musée instrumental s’efforce de s’inscrire dans la ligne visionnaire des fondateurs de la Convention nationale. Il veut affirmer sa spécificité de collection publique [souhaitant] constituer une passerelle vivante rejoignant le quotidien. Il touche aux intérêts mêmes des professions de la facture instrumentale et devient moteur d’une activité de qualité qui s’ouvre sur un marché intérieur tout en ayant vocation à l’exportation.
Déjà des professionnels ont pu dire leur souhait que ce centre se développe au sein du Musée Instrumental parce que celui-ci est un pôle de rencontre et que cette qualité ne pourra que croître avec la création du Musée de la Musique, soutenu par la volonté de l’État et de son administration4.

5À partir d’un premier fonds de dessins techniques et de relevés d’instruments, d’ouvrages et de revues, de campagnes photographiques d’instruments des collections et de leurs restaurations, de catalogues de fournisseurs spécialisés en outillages, modèles et matériaux destinés à la facture, cette note montrait la nécessité de passer à une vitesse supérieure d’acquisitions, de susciter la constitution d’un fichier des brevets d’invention conservés à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI), de mettre à disposition des dossiers d’analyse (morphologie, remaniements, matériaux, radiographies, etc.). Il était suggéré que la Société des amis du Musée instrumental soit dans un premier temps, avant la préfiguration et l’existence du musée de la Musique, le support fonctionnel du projet auprès du musée.

Les 21 mesures de relance de la facture instrumentale, 10 décembre 1982

6L’équipe du musée fut alors conviée à œuvrer à l’élaboration des « 21 mesures du Plan de relance de la facture instrumentale » (ministère de la Culture/ministère de la Recherche et de l’Industrie/ministère du Commerce et de l’Artisanat), plan qui fut annoncé par Jack Lang à la presse le 10 décembre 1982.

• 6 Ibid., p. 16.

Le regain d’intérêt pour la musique ancienne a entraîné une renaissance des instruments de type ancien : clavecins, clavicordes, épinettes des Vosges, luths, violes, guitares baroques, cornets, bombardes, hautbois anciens, etc. Il en est de même pour les instruments de type folklorique, dont la mode s’est développée rapidement par l’intermédiaire des chansons populaires et de la musique folk : les harpes celtiques, dulcimers, psaltérions, vielles, guimbardes, etc6.

9Parmi les « 21 mesures de relance de la facture instrumentale » de Jack Lang [fig. 2] figuraient un film sur la facture produit par TF1, un catalogue de la facture instrumentale édité par l’Association pour le renouveau de la facture instrumentale française (AREFI), une exposition sur « Trois siècles de lutherie française », une mission de prospection au Japon, une amplification de la politique de conservation et de mise en valeur du patrimoine organistique, un soutien à la recherche (notamment par des bourses attribuées par la direction de la Musique), un diplôme national de luthier et archetier ainsi que la création du Centre national de formation d’apprentis à la facture d’orgues à Eschau en Alsace (CAP de facteur), un fonds d’assurance formation, l’organisation d’une convention nationale de la facture instrumentale par l’association « Action instrumentale » (Chalon-sur-Saône, oct. 1982), une mission interministérielle et enfin, la création, avec le concours de la direction de la Musique et de la Danse, d’un Centre d’étude, de recherche et de documentation organologique au Musée instrumental. Le texte de la mesure indiquait :

• 9 LOGERES [SAVOURÉ] Catherine de, « Vers la relance », et « Les 21 Mesures », Cahiers de l’animation (...)

Ce centre devrait être un élément important du futur Musée de la Musique. On pourra y consulter des instruments de musique appartenant aux collections de musées, des archives provenant de manufactures d’instruments de musique de type artisanal ou industriel, une bibliothèque spécialisée en organologie, des dossiers photographiques par instruments des collections du musée, des rapports de restauration produits par le laboratoire technique de conservation et ses homologues étrangers, une documentation provenant de différents laboratoires spécialisés, les dessins techniques publiés par les collections publiques et privées d’instruments de musique, un répertoire informatisé des orgues français, des microfiches des brevets d’invention français de l’INPI9.

Reproduction Florence Gétreau, d’après ses archives personnelles.

Le numéro spécial des Cahiers de l’Animation musicale sur « La Facture instrumentale »

11En effet, après un dossier sur l’Industrie (Selmer, La manufacture de piano Rameau), un dossier sur la Musique traditionnelle était proposé, composé tout d’abord d’une présentation par la vielleuse Michèle Fromenteau du festival de Saint-Chartier – qu’elle avait créé quelques années auparavant – qu’elle introduisait ainsi :

• 11 FROMENTEAU Michèle, « Saint-Chartier », Cahiers de l’animation musicale, n^o 26, « La Facture instru (...)

En 1976, dans le cadre des fêtes célébrant le 100^e anniversaire de la mort de George Sand, « le Comité George Sand » a eu l’idée d’organiser à Saint-Chartier (Indre) dans le parc du château des Maîtres-Sonneurs, un rassemblement fraternel entre ceux qui perpétuent, sur la cornemuse ou la vielle à roue, les « sonneries » populaires d’antan et les fabricants de ces instruments […]. C’est ainsi qu’en 1976 quinze fabricants étaient présents à Saint-Chartier et que près de 70 sont attendus, dont une vingtaine de l’étranger, pour ces 8^es rencontres internationales de luthiers et maîtres-sonneurs qui se dérouleront du 14 au 18 juillet 198311.

12Bernard Blanc était ensuite interviewé au sujet de la « Renaissance d’une tradition », c’est-à-dire de celle de la facture des cornemuses du Centre de la France : Bourbonnais, Nivernais, Berry, Auvergne, Limousin, car « Son activité de recherche sur une esthétique participe au profond mouvement de renouveau des Musiques Traditionnelles françaises ». Il exposait sa démarche de musicien puis de facteur recherchant dans les musées et chez les fabricants professionnels de hautbois et clarinettes les modèles et les savoir-faire de l’affûtage et du travail du bois. Le luthier Jacques Grandchamp, également interviewé, précisait ensuite qu’« Avec le premier modèle de vielle électronique construit en 1978 nous n’avons pas cherché à apporter quoi que ce soit à l’instrument traditionnel, ni à le sortir d’un quelconque vieillissement, nous avons simplement cherché à résoudre les problèmes d’un musicien (Claude Flagel) vis-à-vis d’une musique qu’il voulait aborder ». Puis, dans le dossier « Création et recherche » de ce bulletin, Robert Hébrard présentait ses créations, comme d’ailleurs Bernard Baschet, celles qu’il avait mises au point avec son frère. Il allait devenir peu après président de la Société des amis du Musée instrumental, symptôme de cet esprit d’intense partage entre artisans, créateurs, musiciens, universitaires, conservateurs, organologues et acousticiens, nombre d’entre eux incarnant plusieurs de ces métiers.

14Enfin, Reinhard von Nagel, responsable de l’antenne parisienne de l’atelier de facture de clavecins William Dowd (Boston) et président d’Action instrumentale, regroupement éphémère de certains facteurs d’instruments historiques, indiquait dans son interview : « Nous partageons notre temps entre la production, la restauration et la recherche. » Son mot d’ordre était « Convaincre toute la profession et les pouvoirs publics de la nécessité impérative de faire de la recherche ».

Les Rencontres nationales de musiques et cultures populaires : facture instrumentale, musique traditionnelle, création d’instruments

15Les Rencontres nationales de musiques et cultures populaires, qui se tinrent du 2 au 4 avril 1983 à Saint-Antonin-Noble-Val en Occitanie (Tarn-et-Garonne), avaient été annoncées dans ce numéro spécial des Cahiers de l’animation musicale [fig. 4].

16Tous les acteurs précédemment évoqués participèrent à ces journées, où alternaient conférences, expositions, concerts, bals.

17La première session fut consacrée à la Sauvegarde et restitution du patrimoine instrumental. Elle permit de rappeler les actions menées au Musée instrumental (Florence Gétreau, « Conserver, étudier, diffuser le patrimoine ») et le travail de trois associations particulièrement actives : l’association « Lo Pifre », Les Musiciens routiniers et Le Conservatoire occitan de Toulouse. Une autre session fut consacrée à l’Évolution des instruments anciens et des traditions avec une présentation de trois cas particuliers où des facteurs en représentaient des tendances variées : le clavecin (Reinhard von Nagel et Philippe Humeau), la vielle à roue (Daniel Frouvelle, Jacques Grandchamp, Jean-Luc Bleton) et les cornemuses (Bernard Blanc). Les liens entre acoustique musicale et lutherie permirent de faire connaître le Groupe d’acoustique musicale (Michèle Castellengo) tandis que des inventions et instruments nouveaux étaient exposés et débattus quant à leur destinée musicale : la vielle électronique sans cordes (ARIMP, Jean Girvès et Marcel Lasson), l’accordéon de Claude Sicre et la cornemuse de René Feuillet, enfin les créations sonores d’Arthea.

18Une tribune permit aux représentants des associations de facteurs (Action instrumentale, l’AFISE, l’association des facteurs du Sud-Est, CAMAC) de présenter leur action et de débattre avec des représentants des ministères de la Culture (direction de la Musique, Mission du patrimoine ethnologique) et de l’Industrie, de la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (DATAR) et de l’Agence nationale de valorisation de la recherche (ANVAR). Ces rencontres firent l’objet d’une brochure publiée [fig. 5] donnant les résumés des interventions mais aussi restituant les questions abordées lors des « Commissions de synthèse ».

Celle qui avait porté sur la « Sauvegarde et restitution du patrimoine instrumental » proposa plusieurs pistes de travail :

• Qu’est-ce qu’une copie ?

• Méthodes de relevés : qu’attend-on des plans (dessins techniques) ? Copies ou élaboration de modèles ? Quels instruments choisir ?

• Quelle coopération entre collecteurs d’associations et les collections publiques ? Travail et discussion sur le repérage, les conditions de conservation, la méthodologie du collectage. Maintien en l’état ou remise en circulation ?

• Collectage et méthodologie.

19Avec le recul de quatre décennies, on voit combien ces questions furent fondatrices et prospectives et à quel point elles sont restées au cœur de très multiples réalisations, aussi bien sur le terrain, dans les instances associatives régionales que dans les institutions nationales ou les organisations internationales.

Un musée aujourd’hui : des facteurs d’instruments de musique

21La brochure de 35 pages qui était distribuée proposait tout d’abord un texte de Maurice Fleuret intitulé « Les signes d’un redressement » indiquant que « L’histoire nous enseigne que la vie musicale est un tout, et un tout continu, qu’on ne peut séparer, par exemple, la création et l’interprétation des instruments auxquels elles s’adressent, et qu’il ne sert à rien d’explorer l’avenir sans avoir pris en compte et fait fructifier l’héritage ». Après avoir rappelé les « 21 mesures de relance de la facture instrumentale », la création d’un « Centre d’étude, de recherche et de documentation organologique » et le projet de transfert du Musée instrumental au cœur de la Cité de la musique, il montrait son soutien à la facture instrumentale :

Dans ce grand mouvement de rénovation et de développement, les collections historiques du Musée Instrumental n’ont pas seulement un rôle de référence. Ce qu’il est convenu d’appeler la « nouvelle musique ancienne » implique que nos facteurs reproduisent et perfectionnent, quand c’est possible, les admirables témoignages d’invention et d’ingéniosité que le passé nous a légués. L’exposition proposait le travail de trente facteurs travaillant en France qui montraient chacun deux instruments réalisés d’après les dessins techniques diffusés par le musée ou d’après des relevés des facteurs eux-mêmes à partir des modèles du Musée instrumental.

22Marc Bleuse, alors directeur du Conservatoire de Paris, indiquait dans son texte de présentation :

• 14 Ibid.

La présente manifestation s’est donné pour objectif de présenter et de faire entendre des instruments réalisés à partir de prototypes particulièrement importants conservés au Musée instrumental. Les dessins techniques diffusés par la Société des Amis du Musée instrumental à partir du travail des techniciens de conservation du musée, ou des relevés effectués par les facteurs eux-mêmes, ont été le point de départ à des réalisations où recréation et sens artistique se mêlent souvent à un souci de rigueur et d’authenticité.
Le public pourra apprécier la haute technicité de certaines méthodes de relevé ou de procédés de construction : il pourra également juger de la qualité musicale de ces instruments en demandant à les essayer dans le cadre de l’exposition14.

23En préalable aux réalisations des facteurs, l’équipe du musée a souhaité exposer des documents visuels en rapport avec les instruments ayant servi de modèles, des dessins techniques réalisés par ses techniciens de conservation, et plusieurs méthodes d’investigation au service de la connaissance scientifique des instruments (examens radiographiques et endoscopiques par exemple).
D’un autre côté, le concert-lecture permettra de faire entendre un choix particulièrement varié de ces instruments, dans un répertoire qui s ’étend de la Renaissance au xx^e siècle. Il convient, à cet égard, de souligner la performance technique que représente cette audition publique : beaucoup de nos musiciens ont accepté d’illustrer la démarche exemplaire des facteurs mais ont dû se familiariser dans un temps très court avec des instruments qui ne sont pas les leurs habituellement ; il faut leur rendre hommage. Et plus encore sans doute lorsqu’ils mettent leur art au service d’une œuvre contemporaine écrite spécialement pour marquer la modernité de ce retour aux sources instrumentales : en effet, l’État a soutenu le projet en passant commande, pour la Société des Amis du Musée instrumental, d’une pièce de Costin Miereanu pour quatuor de flûtes à bec. Cette œuvre sera créée pour nous mais, une fois encore, au prix d’un travail considérable des musiciens. Les musiciens étaient en effet l’ensemble de flûtes à bec Sesquitercia (Odile Bernard, Patricia Laval, Gérard Scharapan, Robin Troman, dans des œuvres de William Holborne, Thomas Morley, John Cooper et dans Gyrasol I de Costin Miereanu), Rafael Andia (guitare, dans Robert de Visée), Pascale Boquet (luth et théorbe), Jean-Louis Fiat (basson), Claude Flagel (vielle à roue, Vivaldi, Il pastor fido), Michel Henry (hautbois), Elisabeth Matiffa (basse de viole), Jean-Christophe Maillard (musette à soufflet, Joseph Bodin de Boismortier), Christophe Rousset (clavecin, Antonio de Cabezón, Girolamo Frescobaldi, François Dieupart et le continuo des autres œuvres). Jean-Louis Épain, Éric Fouilhé, Thomas Norwood exposèrent aussi bien des modèles de cornemuses et vielles savantes que populaires. Seuls les instruments exposés par Bernard Blanc (cornemuses nivernaises et modèle d’après Béchonnet) ne purent être entendus lors du concert. Mais son travail fut à l’honneur dans le colloque qui suivit.

Le concert qui doit être diffusé très bientôt sur France Musique a permis à un très large public (le grand auditorium était archi-comble) d’entendre quelques répliques des instruments du Musée joués par les meilleurs représentants de la jeune musique ancienne. Le programme était attrayant et varié et s’est terminé après un ensemble de pièces des xvi^e au xviii^e siècle par une œuvre contemporaine tout à fait passionnante. Il s’agissait de la création de Gysasol I pour quatre flûtes à bec, percussions et bande magnétique du compositeur Costin Miereanu, commande de l’État pour la Société des Amis du Musée Instrumental que l’ensemble Sesquitercia a interprété avec un dynamisme, une force de conviction et une musicalité que beaucoup d’auditeurs n’oublieront pas. Musique contemporaine pour instruments anciens, quel paradoxe mais quel programme !

Colloque « Recherche scientifique et facture d’instruments de musique »

25C’est à l’initiative des laboratoires d’acoustique des universités de Paris-VI, du Mans, de l’Ircam, regroupés au sein du Groupement des acousticiens de langue française, et du Laboratoire de spectrographie hertzienne de l’École normale supérieure que fut organisé peu après à Paris, les 19 et 20 avril 1985, la première rencontre des facteurs d’instruments et des acousticiens sous forme d’un colloque qui avait deux objectifs :

• Informer les fabricants d’instruments et tous les intéressés, des recherches en acoustique musicale, dont certains résultats récents devraient pouvoir être exploités pour la fabrication ;

• • 16 Centre national d’action musicale, Recherche scientifique et facture d’instruments de musique, Pari (...)

  Envisager concrètement les formes de collaboration entre scientifiques et fabricants [fig. 8]16.

27Bernard Baschet présenta dans cette même section un sujet sur « L’innovation et son assimilation », témoignage appuyé sur son expérience à la fois de créateur d’instruments et de représentant des usagers du Musée instrumental, puisqu’il parla aussi comme président de la Société des amis, indiquant que

• 18 BASCHET Bernard, « L’innovation et son assimilation », in ibid., p. 80-81.

Le 28 février 1984, nous avons constitué à l’Établissement public du Parc de la Villette, une commission de recherche, dans le cadre de la Mission Musique (programmant le Musée de la Musique). Y ont participé Michèle Castellengo, Florence Gétreau, Michel Robin, Luthfi Becker, Christian Adam, Claire Soubeyran et moi-même, c’est-à-dire le Musée instrumental des chercheurs et des facteurs. […] Nous avons élaboré un projet et une demande pour que soit réalisé autour du CERDO [Centre d’étude et de recherche organologique] et de l’atelier de restauration un laboratoire technique (Rayons X, Traitement des bois, Test des vernis) et une antenne du Laboratoire d’acoustique pour la recherche technique appliquée. Il y aura donc juxtaposition de chercheurs technologiques, de praticiens de laboratoire, de musiciens et de facteurs18.

Conclusion