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Les deux léopards de la Normandie sur le bateau du Conseil régional, 2022.

© Jean-Marie Liot / Conseil régional de Normandie.

1De prime abord, le titre choisi pour cet ouvrage collectif pourra sembler quelque peu sibyllin. On saisit spontanément tout l’intérêt d’une recherche sur la place faite à l’héraldique dans une république qui, si elle dispose de nombreux symboles pour la représenter, est l’un des rares États en Europe à ne pas posséder d’armes officielles. En revanche, la relation avec la notion unescienne de patrimoine culturel immatériel (PCI), en référence à la convention du 17 octobre 2003 censée œuvrer pour sa sauvegarde, ne se comprend pas aisément : l’héraldique n’est-elle pas, avant toute chose, l’une de ces vénérables sciences auxiliaires de l’histoire, une de ces disciplines dont la maîtrise contribue à l’administration de la preuve ? Et en quoi des « institutions » qui lui sont liées pourraient-elles œuvrer en faveur du PCI ? Il faut aller à la découverte des études rassemblées par Nicolas Vernot pour comprendre le propos du livre et son incontestable originalité.

2Ce recueil constitue en fait les actes d’une journée tenue à Paris, dans la salle d’albâtre des Archives nationales – haut lieu de la sigillographie française – le 19 octobre 2023. Si le titre de l’événement est des plus factuels (« Les acteurs institutionnels de la pratique héraldique en France. Un état des lieux »), le sous-titre, comme c’est souvent le cas, dévoile au lecteur la problématique réelle de la rencontre et l’ambitieux projet qu’elle sert : « Premières assises de la pratique héraldique contemporaine en France en vue de sa reconnaissance comme patrimoine culturel immatériel ». Il s’agissait donc de dresser un état des lieux de la pratique de l’héraldique dans la société française du début du xxi^e siècle, tout en ayant en projet la reconnaissance de ladite pratique comme patrimoine culturel immatériel (selon les critères de l’Unesco). Nicolas Vernot, historien, chercheur invité à l’École universitaire de recherche « Humanités, création et patrimoine » était l’initiateur de cette journée, et apparaît certainement comme la personne la mieux placée pour ouvrir une réflexion sur cette question, étant tout à la fois historien de l’héraldique et praticien de cette discipline (à la fois en tant qu’interprète des signes et symboles associés aux armes et créateur d’armoiries contemporaines). Précisons d’emblée que notre propos ne sera pas ici de juger de la pertinence globale de cette démarche de reconnaissance, ni d’entrer dans le détail de l’éventuelle adéquation entre les traits distinctifs de la pratique héraldique en France et les critères définitoires du PCI selon l’Unesco. Nicolas Vernot déploie beaucoup de talent et de rigueur pour établir ce lien, mais juger de sa validité sur la base de cette démonstration relève des attributs du Comité national du patrimoine ethnologique et immatériel, instance consultative du ministère de la Culture présidé par le directeur général des Patrimoines et de l’Architecture. Après avoir rappelé la configuration de l’ouvrage, deux points retiendront plus particulièrement notre attention pour en recommander la lecture. Après une entrée en matière consacrée aux généralités, avec notamment l’intervention de Lily Martinet rappelant le cadre de fonctionnement de la convention de l’Unesco et le copieux essai (32 pages) de Nicolas Vernot consacré à une lecture de la pratique héraldique au prisme de l’Unesco), trois parties s’enchaînent, chacune consacrée à une sphère d’activité héraldique spécifique : les collectivités locales, les institutions spécialisées et les particuliers. Plusieurs textes traitent, directement ou indirectement, de la place des pouvoirs publics dans l’accompagnement et la régulation des pratiques héraldiques. Enfin, un texte conclusif revient sur le rôle de la Société française d’héraldique et de sigillographie au service de la recherche « et du patrimoine », ce qui invite à considérer sa fonction au-delà de la seule prise en compte de l’héraldique « comme patrimoine ».

3Ces actes offrent selon nous un incontestable intérêt pour qui n’est pas spécialiste d’héraldique. Il n’est pas certain que les fins connaisseurs et/ou praticiens de cette discipline enrichissent beaucoup leur savoir à leur lecture : ils s’y trouveront en terrain de connaissance. Tout au plus en apprendront-ils un peu plus sur la manière dont l’héraldique se pratique dans d’autres contextes institutionnels que celui qui leur est propre. En revanche, pour qui ignore tout ou presque de ce domaine d’activité, l’apport est grand. Et l’on se prend presque à regretter que la diffusion du recueil reste circonscrite aux organes scientifiques ou éditoriaux les plus liés à cette science : la société savante nationale qui en rassemble les experts d’une part, et l’éditeur privé de référence sur les questions touchant à la symbolique de l’autre. On aurait aimé lire ces textes dans In Situ. Revue des patrimoines. Cela tient à l’importance du décentrement du regard opéré par les auteurs des textes, conduits à se placer non plus à l’intérieur de la pratique, en experts appelés à prendre position sur tel ou tel point de doctrine, mais bien au contraire en analystes de leurs propres pratiques, attentifs à leur inscription dans l’histoire et le droit, conscients des limites de leur action et aux prises – le plus souvent de manière fort bienveillante – avec les pouvoirs publics. À cet égard, il faut souligner l’importance des contributions de Marc Baronnet-Steinbrecher (magistrat administratif, sur la dimension jurisprudentielle du droit héraldique français depuis la Révolution), Céline Cros (des Archives de l’Yonne, sur l’action de conseil des archives départementales auprès des communes en réflexion sur la constitution d’armoiries), mais aussi et surtout Jean-Baptiste Auzel, Clément Blanc-Rhiel et Nicolas Vernot. Au travers de leurs contributions respectives se dessine en effet l’histoire complexe de la Commission nationale d’héraldique, vouée à une existence sans doute trop confidentielle, confinée dans un rôle de conseil, marquée par ses lointaines origines vichystes, perturbée par les récentes réorganisations administratives du ministère de la Culture, mais néanmoins toujours présente pour apporter son conseil aux collectivités locales (une tentative d’élargissement de ses missions aux requêtes des particuliers, mise en place en 2015, a fait long feu). Les autres contributions interrogent quant à elles les formes de régulation de la pratique héraldique dans des univers sociaux spécifiques. C’est bien entendu le cas de la noblesse qui vient à l’esprit, aussi Fulcran de Roquefeuil et Hyacinthe Desjars de Keranrouë nous renseignent-ils sur l’action de l’Association d’entraide de la noblesse française. Mais on va de surprise en surprise en constatant combien l’héraldique jouit d’une importance méconnue du grand public dans d’autres domaines, au point qu’existent en leur sein des instances spécifiques chargées de veiller au respect des règles et usages : l’armée (lieutenant-colonel Marcel Joussen-Anglade), l’Église (abbé Bruno Gerthoux), ou encore la franc-maçonnerie. On est stupéfait, mais avec passion, d’apprendre par la plume de Pierre Mollier (conservateur du Musée de la franc-maçonnerie) que la franc-maçonnerie – grâce au droit d’armoirie qui accompagne l’accès au grade de chevalier bienfaisant de la Cité sainte (haut grade du Régime écossais rectifié administré par les Grands Prieurés) – est le « principal pourvoyeur d’armoiries du pays », avec cent cinquante à deux cents nouvelles armes par an ! Mais l’article est bien bref, et l’on aimerait en savoir plus…

4À qui dédie son temps un tant soit peu aux politiques du PCI, qu’il soit chercheur ou fonctionnaire d’une administration en charge de mettre en œuvre la Convention, L’Héraldique vivante au pays de Marianne ouvre d’autres perspectives de réflexion. Depuis plus de vingt ans qu’existe la convention de l’Unesco, on s’est habitué à analyser les registres argumentaires mobilisés par les groupes et communautés qui entendent faire prospérer la cause d’un patrimoine qui leur importe jusqu’à l’Unesco. L’affectif y dispute souvent la première place au politique. On invoque, d’une manière parfois peu habile au regard des grilles de lecture des experts de l’Unesco, la valeur esthétique d’une pratique ou encore sa supposée « authenticité », terme piégé entre tous quand il s’agit de patrimoine immatériel. Il est en revanche rare, voire exceptionnel, que les pratiques concernées soient avant tout des sciences (même auxiliaires !) et que, à ce titre, les argumentaires construits en vue de leur reconnaissance mobilisent toutes les pratiques discursives de la recherche savante et tout l’apparat formel de celle-ci. C’est pourtant bien ce qui nous est donné à lire avec la réflexion engagée par Nicolas Vernot au sujet de l’héraldique. Son important essai interrogeant la pertinence de la démarche d’inscription se nourrit de plusieurs dizaines de références qui témoignent d’une connaissance précise des mécanismes de la convention (ainsi que de leur interprétation par la recherche en sciences humaines et sociales) et d’un savoir encyclopédique en héraldique (entendons par là des références tant étrangères que françaises, aussi bien historiques que juridiques). Rarement sans doute projet aura été défendu avec autant de notes de bas de page : pas loin de cent dans l’article, mais on comprend à leur lecture qu’il ne s’agit là que de la partie émergée d’un continent de savoirs dont l’essentiel, avec tout ce que cela suppose de réseaux de connaissances, reste mobilisable pour les étapes ultérieures de la démarche. Nicolas Vernot souligne dans son texte le très fort « potentiel heuristique » du PCI. On ne peut que le suivre sur ce point.