1Parmi les événements « les plus marquants de 2019 », ceux concernant les Gilets jaunes1 arriveraient en première position, à « quasi-égalité avec l’incendie de Notre-Dame qui a suscité une émotion immense parmi les Français2 ». Si l’embrasement de la cathédrale rappelle d’autres feux patrimoniaux bien répertoriés dans l’espace français tels que l’incendie du parlement de Bretagne en 1994 (Dartiguenave & Sauvage 1999) ou celui du château de Lunéville en 2003 (Pecqueux & Tornatore 2013), il s’en distingue toutefois par son ampleur symbolique et par son inscription dans une conjoncture particulière. Il se trouve en effet importé dans la mobilisation elle-même inédite des Gilets jaunes.
2Ce mouvement, dont l’irruption et les formes n’ont pas manqué de surprendre, manifeste depuis environ cinq mois quand il croise la stupeur provoquée par l’incendie de Notre-Dame de Paris. Dans le débat public, la perception de l’événement patrimonial est donc informée par l’événement social, rendant l’émotion immédiatement polémique et politique. Cependant l’ébranlement d’un monument national aussi emblématique, avec ses conséquences médiatiques et politiques, questionne en retour le mouvement lui-même. Les Gilets jaunes réagissent abondamment en ligne, et bientôt dans la rue et sur les ronds-points. Le trouble patrimonial crée du débat en leur sein et donne lieu à un moment privilégié d’expression d’un rapport aux symboles historiques qui traverse tout le mouvement.
3Les perspectives proposées ici s’appuient sur une recherche ethnographique menée à la fin de l’année 2019 et constituent le premier jalon exploratoire d’une enquête plus large, qui, quant à elle, intègre les cas des « monuments » – dont des répliques de la cathédrale – bâtis sur les ronds-points. Aborder l’émotion suscitée par l’incendie de Notre-Dame sous le prisme des Gilets jaunes permet d’entrer de plain-pied dans la problématique des émotions-mobilisations patrimoniales, d’en déplier les enjeux et d’en traverser tout le spectre, du transport à la sédition en passant par la dispute et la déploration (Fabre 2013 : 36-98). D’un autre côté, cette émotion ouvre une analyse inédite des enjeux patrimoniaux et de leurs expressions contrastées au sein de la mobilisation sociale des Gilets jaunes.
Figure 1
Le cortège de Gilets jaunes sur les quais de Seine lors de l’acte XXIII, Notre-Dame de Paris en arrière-plan, 20 avril 2019.
© Philippe Rochot.
4Le lundi 15 avril, peu après 18 h 20, un incendie se déclare sous la toiture de Notre-Dame de Paris. Se propageant rapidement, il détruit la couverture de plomb, la flèche, la charpente et une partie des voûtes, fragilisant les trois pignons et laissant craindre un temps un effondrement de l’édifice. Les chaînes de télévision nationales diffusent en direct les images d’un immense brasier à ciel ouvert et les cris d’effroi retentissant sur les quais lors de la chute de la flèche. Ces images qui tournent en continu sur les chaînes d’information et les médias sociaux créent un choc visuel qui (re)produit l’émotion à grande échelle.
5S’étant rassemblés sur Facebook à partir de quelques groupes de référence, comme « La France en colère – Carte des rassemblements » ou « la france en colere !!! » avec respectivement 390 000 et 270 000 membres en décembre 2020, et à partir de plusieurs centaines d’autres groupes notamment déclinés en fonction des départements, les Gilets jaunes utilisent massivement comme mode d’organisation et moyens d’expression les réseaux sociaux. Leur analyse est donc particulièrement décisive pour comprendre l’émotion patrimoniale autant que la mobilisation sociale. Offrant une vision globale de la vie du mouvement, Facebook est leur canal de communication privilégié. Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer, dont l’âge moyen des protestataires (de 45 ans selon une enquête menée fin 2018 par un collectif d’universitaires), par rapport à d’autres réseaux plus prisés par les jeunes. Rappelons ici les premiers efforts de caractérisation sociologique d’une mobilisation inhabituelle, marquée entre autres par l’importance des classes populaires, de personnes aux revenus et diplômes modestes, de primomanifestants défiants envers les instances politiques institutionnelles, et la presque équivalence des hommes et des femmes (Quantité critique 2018 ; collectif d’enquête sur les Gilets jaunes 2019).
6Le fonctionnement réseautique et algorithmique de la plateforme Facebook est déterminant dans la formation et la structuration de la protestation, son essaimage et ses modes de partage (Ertzscheid 2018). Il permet d’assembler des communautés à plusieurs échelles (nationale, locale), de suivre les figures ayant émergé par protagonisme politique (Deluermoz & Gobille 2015) ainsi que de relayer chez soi ou sur la route avec son téléphone informations et événements, dont les « actes », nom donné aux manifestations qui scandent la mobilisation chaque samedi et les live des manifestations ou leurs commentaires. La production foisonnante d’images et de contenus générée par les Gilets jaunes eux-mêmes tire directement parti des possibilités offertes par ces technologies.
- 3 Le média « Vécu » a été créé sous le nom « Vécu, le média du gilet jaune » sur Facebook en décembre (...)
7Ces modes de communication permettent une grande réactivité et produisent de l’emballement autour de contenus viraux à fort degré d’engagement. L’incendie de Notre-Dame a été immédiatement relayé et commenté dans les différents espaces Gilets jaunes. Un média citoyen très suivi tel que « Vécu »3 y a consacré plusieurs live et publications dès le soir de l’incendie. On observe de nombreuses réactions de tristesse à l’unisson d’une émotion et d’une stupeur partagées par-delà les situations sociales. Ainsi, en commentaires à une photo de l’incendie partagée par la page « Les Gilets jaunes », lit-on : « Comment ne pas être touché c’est un patrimoine historique qui part en fumée 😔 », « Je suis très touché ce désastre je suis jg jaune de Nantes 44 », « Je suis anéantie ». Mais très vite – voire d’emblée ou simultanément – les commentateurs infléchissent leur ton vers une approche critique du traitement politique et médiatique de l’événement. L’émotion face au sinistre d’un monument aussi emblématique est politisée par sa recontextualisation dans une actualité fortement chargée, convertissant la déploration en colère, l’affect par excellence des Gilets jaunes, mais aussi le plus viral sur les réseaux. Si l’émotion face au désastre peut être concédée (« Franchement ce qui s’est passé pour la cathédrale Notre-Dame me touche vraiment, mais ce gouvernement m’énerve et m’exaspère encore plus de profiter »), le sens de sa prise en charge politique et sociale est interprété depuis l’agenda Gilets jaunes. Or quel est-il ?
Figure 2
Témoignage de tristesse pendant l’incendie publié par le « Compteur Officiel De Gilets Jaunes », 15 avril 2019.
Extrait de Facebook [capture en janvier 2021].
8Tout d’abord, rappelons que le soir même de l’incendie, le président de la République devait prononcer une allocution pour conclure le « Grand Débat national » initié le 15 janvier 2019 en réponse au mouvement social. Cette intervention sera reportée dix jours après l’événement. Quoique cette entreprise de communication se voulant « participative » ait été critiquée par les Gilets jaunes qui ripostèrent en organisant un débat citoyen nommé « Le Vrai Débat », le discours était attendu et censé apporter une réponse politique, au plus haut niveau, à la contestation.
- 4 On fait référence à la périodisation établie par Daniel Fabre entre « âge du monument » et « âge du (...)
9Or, le discours présidentiel, remettant le débat politique à plus tard, s’inscrit stratégiquement dans le « temps du deuil ». Il mobilise une rhétorique de la monumentalité encore inscrite au cœur de la raison patrimoniale4, faisant de la cathédrale un édifice saturé de symboles nationaux, appelant à l’union sacrée et à la volonté de reconstruction du monument de la nation par excellence, lié à son « destin profond », à « notre histoire », qui concerne « tous les Français », quelle que soit leur confession.
- 5 Dans La Stratégie du choc, Naomi Klein soutient que les désastres ont été utilisés par les ultra-li (...)
10Les commentaires ne manqueront pas de faire état de cette coïncidence « bizarre » – sous-entendue parfois bienvenue (« il s’en tire bien ! »), voire provoquée (« comme par hasard ») – qui eut des conséquences immédiates sur l’actualité Gilets jaunes en bouleversant une échéance scrutée de longue date. Selon une publication dans le groupe « Gilets Jaunes 95 », le 19 avril ayant à voir avec la « stratégie du choc » de Naomi Klein (2008) – référence alors largement relayée5 –, l’émotion nourrie par les médias aurait été utilisée par un Président impopulaire acculé dans l’impasse du « Grand Débat » et par l’échec de sa gestion de crise : l’incendie lui offrirait l’opportunité de reporter l’allocution et d’éclipser le problème des Gilets jaunes, en recréant symboliquement une unité, une « cohésion sociale nationale » (Poulot 2019) perdue politiquement autour d’un emblème fédérateur pour conserver le pouvoir.
Figure 3
Commentaire de dégoût concernant la récupération politique de l’événement, publié dans le groupe « La France en colère – Carte des rassemblements », 16 avril 2019.
Extrait de Facebook [capture en janvier 2021].
11À une autre échelle, dans l’économie globale de la mobilisation, les réactions à l’incendie apparaissent comme un signal entièrement à rebours de l’évolution souhaitée pour le pays. L’afflux de dons de la part des plus grosses fortunes de France a un effet immédiatement polémique, tant pour les Gilets jaunes que, plus largement, dans le débat public, si bien que dès le 17 avril les hommes d’affaires Bernard Arnault et François Pinault renoncent à la défiscalisation de leurs dons sous le feu des critiques. Le même jour, un montage relayé par la page « Les Gilets Jaunes » présente une image de Victor Hugo avec l’inscription « Un élan de générosité pour “Notre Dame”. À quand un tel engouement pour Les Misérables ? ».
12On touche là à la critique principale : l’événement est ressaisi dans un système moral qui modèle l’esprit du mouvement tout en le dépassant et peut être interprété par le concept d’économie morale d’Edward Palmer Thompson (Hayat 2019). L’incendie est relativisé en comparaison à d’autres urgences jugées prioritaires ou de plus grande valeur morale et humaine : la mort de deux enfants dans un incendie la veille, le 14 avril, à Flers-en-Escrebieux (Nord), drame local face au drame national – et pourtant drame humain face au drame matériel ; l’urgence de la grande pauvreté ou de la précarité contre laquelle revendiquent les Gilets jaunes depuis cinq mois sont mises en balance avec les millions d’euros versés subitement pour un départ de feu. « Le gouvernement de Macron aime les pierres de Notre Dame et déteste les cœurs des Français », peut-on lire dans un des nombreux commentaires opposant typiquement la pierre à l’humain. C’est toujours le défi des émotions patrimoniales liées à des destructions : leur légitimité doit sans cesse être renégociée et justifiée. Lors de l’incendie du château de Lunéville, « le maire […] a pleuré devant les caméras de télévision », mais jamais « pour les fermetures d’usine du bassin d’emploi » également « sinistré » comme le relèvent les syndicats (Pecqueux & Tornatore 2013 : 287). Deux systèmes de mesures symboliques se concurrencent, une échelle patrimoniale et une échelle humaniste et sociale. Ce sont deux logiques dont la tension ne peut tenter d’être résolue du point de vue de la première qu’en réhumanisant le patrimoine, c’est-à-dire en faisant valoir qu’il n’est patrimoine qu’en tant qu’il est toujours davantage que lui-même : il emblématiserait des valeurs universelles et incarnerait l’histoire humaine. Finalement, ce serait donc bien l’« homme » qui serait touché, mais dans son humanité même, le patrimoine étant l’indice monumental, au sens étymologique du terme (monere signifie, en latin, « avertir » ou « se remémorer »), de sa capacité à faire histoire et culture.
13Cependant la critique Gilets jaunes n’est pas univoque, et l’incendie apparaît même en interne comme une question clivante. Les divisions entre les tenants d’une union autour d’un monument national appelant recueillement, suspension du temps politique, accueil de tous les dons, et celles et ceux qui portent immédiatement la critique en recontextualisant l’événement et, ultimement, en mettant en cause le sens même du patrimoine national, connaissent des variantes au sein même du mouvement. La défiance à l’égard des politiques et des médias a souvent été présentée comme un trait caractéristique des protestataires. D’un autre côté, beaucoup de Gilets jaunes, sans formation politique, manifestent pour la première fois et adhèrent au système dans son principe, estimant que sa gestion est à remettre en question avant ses fondements. De cette idée découle une position de demande à l’égard des « gouvernants », des « élites » et du Président à qui l’on a « confié les clefs » du pays. Cette orientation s’accompagne d’une adhésion au récit national et à ses symboles, précisément mobilisés par le gouvernement comme un rouage de la rhétorique de l’idéologie monumentale. Ces thèmes sont largement repris par les Gilets jaunes : Notre-Dame comme symbole de la nation, patrimoine du peuple français, monument historique par excellence, toutes choses construites par un discours lié à la formation de la nation au xixe siècle. Si plusieurs commentaires concèdent le droit à la déploration tout en le relativisant par l’introduction d’une autre raison politique, d’autres se rallient plus unilatéralement à l’un ou à l’autre discours, créant des espaces de division et de polémique. Les très nombreux commentaires liés à l’événement dans les groupes Facebook en témoignent, jusqu’à la décision que manifestent certains, comme « Gilets Jaunes Belgique », d’interdire purement et simplement toute nouvelle publication en rapport avec Notre-Dame, ou comme « 💥Gilet Jaune💥 » de bloquer la possibilité de publier tout type de contenu entre le 15 et le 16 avril.
Figure 4
Annonce du refus des publications concernant l’incendie de Notre-Dame de Paris dans le groupe « La France en colère – Carte des rassemblements », 17 avril 2019.
Extrait de Facebook [capture en janvier 2021].
- 6 Ou le « panneau » selon le lexique employé par Dominique Pasquier pour désigner ce mode de communic (...)
14Ces débats nous renseignent sur les modes de gestion et de représentation communautaire des Gilets jaunes dans une période autoréflexive, le mouvement se pensant lui-même en train d’évoluer et s’interrogeant sur ses méthodes et sa direction. L’un des thèmes récurrents des discussions est la capacité à préserver ou créer de l’unité, autrement dit la manière de faire communauté en fédérant largement selon un credo « apolitique », compris comme non partidaire. Or, ce qui fait le politique, au sens de Jacques Rancière, c’est précisément la division, plus exactement la mésentente ou le dissensus, exprimant un tort portant sur l’être même du politique ou sur le partage entre ce qui fait langage et ce qui n’est perçu que comme bruit par les autorités dans l’ordre policier du sensible (Rancière 1995 : 53). En évacuant Notre-Dame, car elle n’aurait rien à voir avec le mouvement, certains groupes ont voulu sauvegarder leur unité menacée par un problème politique fondé sur une conception divisée du patrimoine, entre raison monumentale et sociopolitique patrimoniale. Daté du 17 avril 2019, un post d’un modérateur de « La France en colère – Carte des rassemblements » déclare « ne plus valider les publications concernant le drame de Notre Dame de Paris », car « ceci n’a rien à voir avec le mouvement Gilet Jaune. Restons Unis !!! ». L’adjonction paradoxale d’une image de l’abbé Pierre avec une citation est significative : « L’honneur d’un pays ne réside pas dans la beauté de ses monuments, mais bien dans le fait que tous ses habitants aient un toit. » Notre-Dame ne serait donc pas du ressort des Gilets jaunes, elle ne traiterait pas du problème posé par le mouvement. En un sens, elle ne serait pas politique. Cependant, la « citation illustrée6 » montre combien cette séparation est immédiatement déjouée par un arraisonnement politique du patrimoine qui permet de le traiter en cohérence avec l’économie morale et affective propre au mouvement. C’est dire combien l’émotion patrimoniale a un pouvoir de rupture ; elle remet en effet sans cesse en jeu la question de la communauté.
15De la même façon, elle frappe le mouvement d’une façon aiguë et profondément politique, car ce récit engage la question de la communauté sous l’avatar du peuple. Le 16 avril 2019, le Président invoque « ce peuple de bâtisseurs », sollicitant un récit mythifié de la cathédrale comme « maison du peuple », popularisé par le roman hugolien et largement colporté (Vauchez 1997). Or les Gilets jaunes se revendiquent comme étant eux-mêmes « le peuple ». Et leur profil sociologique tend à soutenir cette image de la masse populaire, laborieuse et d’ordinaire silencieuse, celle qui « fait tourner le pays ». Sans doute la mythologie de Notre-Dame comme maison du peuple a-t-elle largement joué dans le procès de séparation qu’elle a engendré. Comment le peuple incarné par les Gilets jaunes pourrait-il dénigrer sa propre demeure sans diviser l’image même du peuple ? Les positions recensées sur les réseaux sociaux et visibles dans la rue peuvent être interprétées comme des manières de gérer cette interpellation d’un peuple mythique par le peuple en actes.
16Lors de la manifestation suivant l’incendie, des pancartes telles que « Rebâtir ND de Paris et guérir la France en souffrance » ou « Macron, Notre Drame de France » témoignent de formes contrastées de réponses des Gilets jaunes à l’événement. Deux autres retiennent ici notre attention. Affichant sur fond jaune « Nous sommes toutes des cathédrales », la première fonctionne sur le mode de l’identification – par une formulation qui remonte au « Ich bin ein Berliner » de Kennedy à Berlin-Ouest le 26 juin 1963 –, passe par Mai 68 et le slogan « Nous sommes tous des juifs allemands », et résonne avec le « Je suis Charlie » apparu après l’attentat du 7 janvier 2015 qui a massivement popularisé la formule à l’ère des réseaux sociaux. Dans ce contexte précis, l’identification est collective, et genrée au féminin : en effet, la pancarte fait partie d’une série réalisée par un collectif de femmes « Vieilles et pas sages ». L’identification revendique une égale attention au monument et aux femmes, un même soin pour les patrimoines monumental et humain. Cependant, le succès de cette formule ici mobilisée pour commenter l’émotion patrimoniale s’appuie sur le partage viral d’un même procédé identificatoire, qui fonctionne d’autant mieux qu’il est ouvert à toutes les projections. Ce faisant, il reste irréductible à une interprétation univoque dans la mesure où il est approprié en fonction d’expériences diverses.
Figure 5
« Nous sommes toutes des cathédrales » : une pancarte du collectif « Vieilles et pas sages » lors de l’acte XXIII, 20 avril 2019.
© Philippe Rochot.
17L’expérience importe autant dans le second cas, qui prend à rebours le mode identificatoire du premier. Un homme brandit un étendard : « Notre-Dame, c’est pas nous ! » Une interprétation au premier degré en termes d’inférence n’est pas exclue – les Gilets jaunes ont tant subi les accusations médiatiques qu’ils craignent qu’on ne veuille leur attribuer la cause de l’incendie. Plus profondément cependant s’énonce une désidentification de Notre-Dame. Ce slogan répond mot à mot à la formule par laquelle Daniel Fabre avait exprimé le tournant entre l’ère du monument et l’âge du patrimoine (Fabre 2013 : 17). Le premier âge déclarait « le patrimoine c’est à nous », le second s’écrie « le patrimoine c’est nous », faisant signe vers les nouveaux modes de subjectivation patrimoniaux. Le patrimoine est incorporé au plus proche des individus, le passé s’expériencie. Mais ici l’expérience n’a pas lieu comme on l’attend : c’est une affirmation de désubjectivation patrimoniale, qui est aussi une opération de resubjectivation politique. Dans le langage ranciérien, la désidentification est le procès d’émancipation par excellence depuis lequel un sujet produit un écart entre ce qu’il devrait être et ce qu’il tend à être. La subjectivation politique advient dans cette distance même qui est le lieu d’une mésentente. Ce qui est dit sur cet étendard est donc aussi « nous devrions être Notre-Dame puisque nous sommes le peuple », or le peuple des Gilets jaunes, faisant vaciller l’existence même de la cathédrale en tant que patrimoine, ne se reconnaît pas dans l’édifice. La formule interroge la notion de patrimoine populaire, mais ce rapport au patrimoine comme expérience (Tornatore 2019) dépasse la question « strictement » patrimoniale. Michalis Lianos parle de « politique expérientielle » pour qualifier ce qui est à l’œuvre dans la mobilisation. Plus que tout autre attribut théorisé comme appartenance de parti, de classe, de genre ou de race, ce qui soude la communauté c’est l’expérience en partage qui se découvre entre des individus : « L’expérience est maintenant le ciment, le débat idéologique n’est qu’un outil » (Lianos 2018). La relation d’expérience au passé et au patrimoine est ainsi caractéristique à la fois d’un âge patrimonial et d’une mobilisation qui se nourrit d’une politique expérientielle dans un riche rapport au passé, comme au présent et à un avenir incertain.
Figure 6
« Notre-Dame, c’est pas nous ! » : l’étendard d’un manifestant lors de l’acte XXIII, 20 avril 2019.
© Philippe Rochot.
18Les réactions des Gilets jaunes portent aussi sur les causes de l’incendie. En ligne, les critiques fonctionnent souvent par analyse d’images, sur lesquelles des détails peuvent être rendus sur-signifiants par des cercles et flèches. Des photographies prises par « Vécu » montrent l’arrivée sur le site du drame du Président et du Premier ministre, qui esquissent un sourire : ici c’est l’émotion déplacée qui crée l’indignation, dans un retournement de la situation précédemment décrite où le pouvoir campait une position de recueillement tandis que les protestataires s’en affranchissaient. Or cet affranchissement était étayé politiquement, tandis qu’apparaîtrait ici la preuve de la mauvaise foi de l’injonction émotionnelle énoncée par les autorités. On aurait, dans l’émotion même, une émotion feinte et une émotion authentique, la duplicité du pouvoir et la vérité du peuple.
Figure 7
Sélection d’images de l’arrivée d’Emmanuel Macron et d’Édouard Philippe à Notre-Dame de Paris pour souligner ce que leur attitude aurait de déplacé, « Vécu », 18 avril 2019.
Extrait de Facebook [capture en janvier 2021].
19Ce qui est surtout remis en question, sans que cette position puisse être réduite à l’accusation de « complotisme », c’est le discours officiel sur l’origine de l’incendie. Ce type de critique est multiforme : du montage présentant un mégot démesuré pour ironiser sur l’élément qui aurait déclenché le feu, aux témoignages d’expériences mettant en doute le fait que du vieux chêne massif ait pu brûler aussi vite.
Figure 8
Remise en cause du discours officiel sur l’origine de l’incendie, « Gilets jaunes Poitiers », 25 avril 2019.
Extrait de Facebook [capture en janvier 2021].
20Les « Gilets Jaunes Constituants 91 » utilisent l’un des outils privilégiés du mouvement, le live Facebook, pour interroger durant l’acte XXIII suivant l’incendie « un ingénieur en bâtiment et un architecte » en pleine « nasse à république », puis faire un « second entretien avec un architecte » en face de la cathédrale. Ces conversations in situ prennent la forme de contre-enquêtes délivrant un savoir alternatif, ici proposé par un groupe particulier, dont toutes et tous se présentent comme catholiques et se rejoignent autour d'affirmations à la fois techniques, identitaires, morales, économiques, tournées contre certains plans de « l’oligarchie ». En général, les nombreux commentaires mettent en doute l’origine de la propagation du feu et sollicitent aussi bien l’expérience d’un proche pompier que l’incrédulité de l’ancien architecte en chef de la cathédrale, Benjamin Mouton, interrogé sur LCI au lendemain de l’incendie7. Nourries par une défiance vis-à-vis des explications officielles, de véritables « contre-expertises populaires » s’élaborent et interrogent du même coup ce que veut dire une démocratie « en actes » autonome par rapport aux instances d’autorité.
21La question de l’expertise portée par une critique radicale de la représentation est une « leçon » aussi bien politique que scientifique (Jeanpierre 2019 : 14). Elle remet du même coup en jeu l’ordre de l’émotion et de la raison, dans la mesure où, du point de vue de l’expertise autorisée, le savoir est un monopole de la raison renvoyant les logiques alternatives au domaine déprécié de l’émotion.
Figure 9
Entretien live devant Notre-Dame de Paris par le groupe « Gilets Jaunes Constituants page de secours », 20 avril 2019.
Extrait de Facebook [capture en janvier 2021].
22Ainsi au milieu des années 1990 les émotions patrimoniales, qualifiées de « passions identitaires » (Le Goff 1998), apparaissent-elles aux yeux des professionnels comme le signe d’une dérive potentielle et d’un danger politique. Une situation confirmée plus tard en ces termes : « Nous étions entrés dans une époque où, à côté, en face et même à l’intérieur d’une gestion savante, institutionnelle et administrative de l’héritage national, s’exprimaient d’autres raisons d’agir dont l’émotion était le principe, et, étymologiquement, le moteur » (Fabre 2013 : 36). Il est toujours temps d’interroger l’origine experte de cette (dis)qualification des contre-discours populaires comme des passions ou des émotions dénigrées par principe, d’autant que la puissante actualité de l’antiracisme politique délibérément opposé à un « antiracisme moral » témoigne aujourd’hui, y compris dans le champ du patrimoine (on a vu récemment une série de « déboulonnages » de statues coloniales), de la revendication d’une raison politique refusant d’être considérée comme une émotion irréfléchie.
23De la mobilisation polémique des émotions, on en vient aux mobilisations physiques, proches du sens ancien de l’émotion populaire (la révolte), ou étymologique de l’émotion comme ce qui meut. Le danger du règne de l’émotion, décrié par une partie des Gilets jaunes, venait de son effet potentiellement démobilisateur. L’injonction gouvernementale au recueillement ému et à la trêve politique allait dans ce sens. Or, immédiatement après la nouvelle de l’incendie, des appels à rassemblement sont lancés par quelques Gilets jaunes. Qu’ils se veuillent simple expression collective face au désastre ou qu’ils prennent un tour plus revendicatif contre « l’indécence de l’état et des grandes entreprises face à la misère », ces appels transportent rapidement l’émotion dans le domaine de la mobilisation de rue et dans des lieux symboliques : les abords de Notre-Dame pour le « Conseil des Gilets d’Ile de France », ou les églises du pays pour la page « Les gilets jaunes _officiel. ». Si ces deux cas relèvent du rassemblement, le problème de la manifestation est posé tout aussi rapidement, y compris du côté des autorités.
Figure 10
Appel à rassemblement des Gilets jaunes devant leur église locale contre l’indécence des dons, « Les gilets jaunes _officiel. », 17 avril 2019.
Extrait de Facebook [capture en janvier 2021].
24L’une des conséquences de l’incendie dans la temporalité des actes du mouvement est de reconfigurer les parcours urbains et d’introduire une nouvelle zone de tension autour du quartier Notre-Dame. La préfecture définit un périmètre d’interdiction de circulation répondant certes à des normes de sécurité liées au sinistre, mais également aux velléités des Gilets jaunes. Ce secteur s’ajoute aux multiples zones de manifestation réelles ou potentielles autour des lieux de pouvoir (Élysée, Assemblée nationale) et des quartiers investis par les Gilets jaunes (Champs-Élysées, Saint-Lazare, Saint-Augustin, etc.). L’acte XXIII du mouvement, le 20 avril 2019 dans la semaine de l’incendie, est particulièrement attendu. Plusieurs groupes prennent en compte le feu du 15 avril. Ainsi, Mathieu Blavier, un des protagonistes des Bouches-du-Rhône déclare : « Les événements de cette semaine ont modifié nos plans, c’est certain. Nous allons donc tenter de nous adapter à la situation. Mais sans flancher pour autant8 ! ». À Paris, les « Gilets Jaunes DECLA TA MANIF » déposent un parcours sur mesure à partir du même constat : « Nous nous devons de changer nos plans pour samedi au vu de l’incendie de Notre Dame qui nous bouleverse tous. » La manifestation part de la basilique Saint-Denis, « autre joyau historique valeureux », jusqu’à Notre-Dame pour montrer que la cathédrale « n’appartient ni à Macron ni aux oligarques qui se rachètent une image charitable en donnant 100 millions pour une restauration », ayant choisi « l’argent contre l’humain, le spirituel et la vie » et « [bradant] le patrimoine de tous au profit de quelques-uns ». Initialement nommé « Les Gilets Jaunes honorent le patrimoine du peuple », l’événement compte « rendre hommage au patrimoine de l’humanité9 ». Sur RMC, Sophie Tissier, coordinatrice du groupe et figure déjà repérée lors de Nuit debout en 201610, indique vouloir « rallier le cœur des Français aux Gilets jaunes » dans une stratégie de mobilisation de l’émotion. Elle précise :
moi j’ai grandi dans la religion catholique […]. Je suis pas croyante, mais malgré tout toutes les semaines on va déclarer la manifestation à la préfecture de police qui est en face de Notre-Dame […] et à chaque fois je lève les yeux vers Notre-Dame, et voilà c’est le patrimoine de l’humanité ça fait partie de notre histoire à tous […]11
25Articulant un rapport individuel au patrimoine produit par une éducation religieuse, l’histoire collective de l’humanité et un lien familier intermédiaire et original créé par le passage devant la cathédrale à l’occasion du dépôt des parcours de manifestation, cette tirade témoigne d’une mise en discours patrimoniale qui accommode divers modes d’attachement renvoyant à la biographie comme à l’histoire collective (Pecqueux & Tornatore 2013 : 290).
Figure 11
Appel à manifestation pour l’acte XXIII des Gilets jaunes avec un parcours de la basilique de Saint-Denis à Notre-Dame, par les « Gilets Jaunes DECLA TA MANIF » et « Gilet Jaune Demain ».
Extrait de Facebook [capture en janvier 2021].
26Le fantasme que les Gilets jaunes s’attaquent au patrimoine est entretenu par les autorités et les médias. Dans le cas de Notre-Dame, les appels à manifester à ses abords (« pure provocation », selon le préfet de police Didier Lallement) nourrissent la crainte d’un « retour des casseurs » lors de l’acte XXIII ou « Ultimatum 2 » – l’« Ultimatum 1 » du 16 mars 2019 avait vu le restaurant Le Fouquet’s incendié. Certains relèvent alors les mots du ministre de l’Intérieur : « Castaner […] : "les casseurs, pour beaucoup d’entre eux, n’ont pas été touchés par ce qui est arrivé à Notre Dame"12 », suggérant une instrumentalisation par la négative de l’émotion, rejetant les « casseurs » vers l’inhumanité. Et de conclure, à partir de l’exemple de Bordeaux où la cathédrale Saint-André et la tour Pey-Berland n’ont jamais été mises en danger sinon par les grenades lacrymogènes des forces de l’ordre, que « Les Gilets Jaunes n’ont en tout cas jamais cherché a dégradé ce type de patrimoine ».
- 13 Voir Violences à Paris : l’Arc de Triomphe, un symbole de la République vandalisé, France 2, 2 déce (...)
27Il existe pourtant bien un passif dans le rapport conflictuel que les Gilets jaunes entretiennent avec le patrimoine. Le grand précédent avant l’incendie de Notre-Dame est celui de l’intrusion, place de l’Étoile, de plusieurs protestataires dans l’Arc de triomphe le 1er décembre 2018. Un reportage de France 2 déplorait : « Le symbole de Paris et de la nation transformé en murs de slogan. […]. À l’intérieur du monument, ils ont détruit tout ce qu’ils pouvaient. Cette statue de Marianne a le crâne brisé, le symbole absolu de la République visé en pleine face13. » On observe que la rhétorique du monument national était déjà mobilisée, avec une large confusion cependant sur la « Marianne », en réalité un moulage en plâtre d’un détail de La Marseillaise ou du Départ des volontaires de 1792, sculpté sous la monarchie de Juillet et placé sur le piédroit nord. Si le détail des œuvres dégradées est un peu vain quand il ignore la réalité de l’élan émeutier, il reste qu’un monument emblématique de la nation a été investi et détérioré, tandis que la flamme du soldat inconnu était protégée. On a pu y voir la défense de l’anonyme par les anonymes (Venayre 2018), c’est-à-dire les sans-noms de la politique, les relégués du récit national. Il faut toutefois souligner l’hétérogénéité absolue du groupe des protestataires aux piédroits du monument – les tags d’un néonazi du Doubs côtoient en effet des inscriptions radicalement opposées telles « l’ultra droite Perdra » ou « Justice pour Adama » –, tandis que s’impose l’ambiguïté redoublée d’une série de gestes contrastés, entre émeute, protection de la flamme liée à l’attachement à un symbole national, tags, déambulations dans l’Arc. Pousser l’analyse de l’événement conduirait à interroger la nature de cet acte qualifié de « vandalisme ». Le monument peut en effet être considéré comme une pièce du continuum spectaculaire et commercial de l’avenue des Champs-Élysées (au-delà des œuvres, il y a le bris des supports muséographiques et de la boutique) ou encore s’intégrer dans un moment de visite patrimoniale (les photos et selfies sur le toit-terrasse d’un monument que certains devaient découvrir) survenue par effraction dans la mobilisation.
28Le 16 novembre 2019, un autre épisode intéressant notre propos s’est déroulé en marge d’une manifestation : lors d’affrontements sur la place d’Italie, la stèle du maréchal Alphonse Juin est brisée par un Gilet jaune ensuite condamné à deux ans de prison. Dans Le Figaro, Geneviève Darrieussecq, la secrétaire d’État auprès de la ministre des Armées, appelle à s’unir « face aux casseurs de mémoire14 ». Deux rhétoriques se rencontrent : celle fustigeant des manifestants nommés « casseurs » et celle plus ancienne s’en prenant aux « vandales » destructeurs de monuments. La première daterait, dans cette acception, des journées insurrectionnelles de 1832, retranscrites dans Les Misérables, et suscitant des occurrences dans Le Figaro (déjà !) tout juste racheté par le pouvoir en place (Bantigny 2017). La seconde vient d’un néologisme très politique de l’abbé Grégoire en 179415, faisant entre autres référence aux destructions des statues de la galerie des rois de Juda pris pour des ancêtres de Louis XVI (Erlande-Brandenburg 1997 : 4198). Paris apparaît ainsi dans les médias comme « traumatisée après le vandalisme des “gilets jaunes” » (France 3), « martyrisée16 » (BFMTV). Les spectres du casseur et du vandale se rejoignent opportunément pour redoubler de confusion dans la projection d’individus sans discernement animés par la seule volonté de détruire. Les conséquences de telles assertions se font immédiatement ressentir dans l’exceptionnel dispositif répressif mis en place. À la suite de l’épisode de l’Arc de Triomphe du 1er décembre 2018, on envisage de recourir à l’armée pour « protéger les monuments », voire « les sites culturels à Paris, mais aussi partout en France17 », d’où la fermeture de nombreux musées. Plus tard, lors des Journées européennes du patrimoine qui coïncident avec « l’acte XLV » du 21 septembre 2019, l’accès à plusieurs sites patrimoniaux est restreint en urgence. Justifiées par la crainte des casseurs-vandales, ces mesures mobilisent de la sorte une rhétorique répressive amalgamant différents imaginaires de la destruction, recouvrant la nécessité de protéger les lieux du pouvoir par un discours policier de l’émotion patrimoniale civilisée. Ce faisant, le lien historique entre pouvoir et patrimoine apparaît en plein jour.
29Le rapport des Gilets jaunes à l’incendie de Notre-Dame de Paris peut finalement déjà être historicisé à l’échelle de leur mobilisation qui a commencé le 17 novembre 2018, date des premières occupations des ronds-points. Il apparaît comme un épisode saillant d’une relation complexe du mouvement au patrimoine, relation qui remet en question l’un et l’autre dans leurs fondements mêmes. Il fait date au sein des Gilets jaunes, au point d’être reconvoqué périodiquement lors de comparaison avec les émotions et les traitements différenciés que suscitent d’autres événements, tels les incendies en Amazonie de l’été 2019, celui de l’usine Lubrizol de Rouen le 26 septembre de la même année, ou encore l’épidémie de coronavirus couplée à l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution pour la réforme des retraites le 29 février 2020. En prenant position symboliquement et physiquement sur des lieux inhabituels de la contestation sociale, les Gilets jaunes ont repolitisé et réaffecté le patrimoine. L’émotion-mobilisation remet sans cesse la notion même de patrimoine sur le métier démocratique. Le 1er décembre 2018, on pouvait noter que c’était « la première fois que l’Arc de Triomphe se retrouvait ainsi au cœur symbolique d’affrontements parisiens » (Venayre 2018). Pleinement conscients de « faire l’histoire », les Gilets jaunes ont provoqué une intensification de la question patrimoniale et une repolitisation des monuments, à l’unisson de la question démocratique portée au cœur du système de la représentation politique.
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