- 1 Ce constat est partagé par plusieurs chercheurs pour qui « l’archive semble aller de soi et cette é (...)
- 2 Cette contribution s’est nourrie des échanges menés au cours de deux journées d’étude le 7 et 8 nov (...)
- 3 Dans cet article, la problématique des archives nativement numériques se distingue de deux autres, (...)
1Lieux de mémoire incontournables (Pomian 1997), les lieux d’archives demeurent pourtant peu fréquentés par les chercheurs en sciences sociales1. Historiquement au cœur des centres du pouvoir et aujourd’hui souvent construits en périphérie des villes, ces bâtiments ont toutefois fait l’objet de réflexions dans le champ de l’histoire de l’architecture (Artières 2009). Mais qu’en est-il du sens de ces lieux pour les agents du patrimoine qui s’affairent à conserver au présent l’avenir du passé ?2 Dans les coulisses des services d’archives, « ce qui compte pour l’ethnologue, c’est l’expérience sociale qui se réalise dans un lieu, non le lieu lui-même » (Severi 2016 : 7). À l’heure où les archives se métamorphosent avec l’informatisation de la société (Gazette des archives, 2017), comment les gens des Archives habitent-ils ces lieux ? Quelles expériences sociales vivent-ils dans un nouveau « milieu numérique » (Bachimont 2017) ? Délocalisées, les données mettent à l’épreuve les expériences sensibles des archives. Certains lieux se fréquentent moins tandis que d’autres prennent forme à distance et restent invisibles aux yeux des archivistes comme c’est le cas des data center. Comment faire parler les lieux pour traduire ce passage d’une culture matérielle à une autre, de l’archivage du papier au numérique3 ? Alors que les lieux de stockage traditionnels pour le papier et les supports analogiques (photographie, audiovisuel) sont pris en charge par les agents des services d’archives, d’autres acteurs externes interviennent dans la maintenance des infrastructures numériques. Ces endroits où s’affairent « les petites mains de l’information » (Denis & Pontille 2012 : § 11) demeurent abstraits aussi bien pour les agents que pour l’ethnologue qui observe au quotidien les missions des services d’archives. Les interfaces numériques font écran et invisibilisent ces autres types d’acteurs extérieurs et d’espaces qui participent à la mise en données des traces de l’État. Qu’est-ce que ces lieux arpentés ou évoqués au cours de l’enquête ethnographique racontent des transformations du travail archivistique à l’heure de la « dématérialisation de l’État » ? Le travail dans les coulisses de nos « infrastructures informationnelles » (Denis 2018) invite à adopter une démarche réflexive sur les lieux qui raconte des environnements de travail en recomposition. Il s’agit de faire état tant des nouveaux lieux qui se construisent aujourd’hui pour gérer la production exponentielle de données que de ceux qui ont abrité les débuts de l’archivage numérique au début des années 1980 avec les premières statistiques informatiques de l’État. En effet, si certaines séquences ethnographiques nous propulsent au cœur de la collecte des archives dans les ministères où les agents s’adaptent aux nouveaux outils numériques, d’autres moments nous amènent à remonter dans le temps pour saisir l’épaisseur historique de la mise en données des actions de l’État (Weller 2018). Les souvenirs des agents du patrimoine nous conduisent dans des lieux de mémoire singuliers comme c’est le cas avec la visite de la Cité des archives contemporaines à Fontainebleau qui est désormais fermée. Visibles ou invisibilisés, en construction ou disparus, les lieux d’archives racontent une certaine histoire de l’archivistique contemporaine aux prises avec les mutations des techniques d’enregistrement des traces de l’État.
- 4 L’enquête s’inscrit dans le cadre d’une thèse de doctorat débutée en septembre 2021 dans le laborat (...)
- 5 Des missions des Archives sont implantées au sein de l’administration centrale de chaque ministère, (...)
2Issu d’une enquête4 menée dans différents services d’archives entre 2021 et 2025, cet article entend faire sortir les « épreuves ethnographiques des tiroirs où elles demeurent généralement enfouies » (Fassin 2008 : 15). La recherche se concentre ici sur l’archivage numérique de l’échelon central de l’État à travers une immersion aux Archives nationales et au sein d’une « mission » placée auprès d’un ministère5 qui collecte les données en amont du versement aux Archives nationales. Étudier le savoir archivistique revient alors à circuler dans différents lieux d’archives pour suivre la « vie sociale » (Kreplak & Potin 2022) des données et saisir la diversité des processus sociaux, des acteurs et des pratiques professionnelles qui accompagnent la fabrique des archives à la fois papier et numérique. D’abord situées sur le bureau ou dans les ordinateurs des services administratifs de l’État, elles sont collectées par les archivistes en vue d’un préarchivage – ce sont les archives dites « intermédiaires » – avant d’être transférées aux Archives nationales qui conservent les archives dites « définitives » ou « historiques ». À chaque étape de ce cycle, les archives subissent des processus de tri, de traitement et de stockage qui varient. Ainsi, suivre la vie sociale des données permet d’embrasser la diversité des lieux, des temporalités et des rôles qui façonnent la mise en archives.
Figure 1
Schéma des déplacements ethnographiques entre les différents services d’archives (2021 et 2023). Cette méthodologie consiste à suivre la vie sociale des archives numériques pour approcher la diversité des acteurs et des lieux qui façonnent la mise en patrimoine.
© Mathilde Sergent-Mirebault.
- 6 Le programme Vitam (Valeurs immatérielles transmises aux archives pour mémoire) est lancé pour rele (...)
3Aussi convient-il de préciser que cette enquête s’inscrit dans un moment singulier où « l’archivistique est encore une forme d’artisanat » (entretien avec un conservateur du patrimoine, juin 2024) dans le champ de l’archivage numérique. En effet, si la collecte des premières statistiques sous format numérique de l’État remonte au début des années 1980, il faut attendre les années 2010 pour que soit déployée une stratégie interministérielle d’archivage numérique avec la création en 2013 du programme interministériel « Vitam »6 porté par trois ministères (de l’Europe et des Affaires étrangères, des Armées et de la Culture). Les « relations infrastructurelles » (Star 2018) qui se tissent entre technologies numériques et agents du patrimoine s’élaborent à un moment où « les controverses sont encore vives sur ce que l’on peut ou ne peut pas faire, et d’une certaine façon, le spectre des possibles est encore largement ouvert » (Dumoulin & Licoppe 2009 : 13). Alors que la boîte noire de l’archivage numérique n’est pas encore refermée, les longues immersions dans ces services sont propices à l’observation des transformations de l’archivistique traversée par des négociations, des accords et des dissensus.
4Cet article s’articule en deux temps. Tout d’abord, il sera question d’étudier les tensions que produit le numérique entre la visibilité et l’invisibilisation de certains lieux d’archives en raison du déploiement d’infrastructures de stockage et de maintenance des données qui sont situées « ailleurs » et restent souvent abstraites pour les agents du patrimoine contrairement aux infrastructures pour conserver le papier. Puis, il s’agira d’inscrire la problématique de l’archivage numérique dans l’histoire plus longue des archives contemporaines (post -1940) à travers la visite de la Cité des archives contemporaines située au milieu de la forêt de Fontainebleau, en un lieu singulier qui renferme une certaine mémoire d’archives.
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5Si le rêve d’une « administration sans papier » (Weller 2018 : 103) s’immisce dans de nombreux discours politiques7, les câbles et les écrans d’ordinateur cohabitent toujours avec des dizaines de cartons DIMAB®8 remplis de papiers dans les services d’archives. Toutefois, les données numériques semblent modifier petit à petit l’environnement de travail des agents à travers des lieux d’archives qui se délocalisent. Alors que la visite des magasins d’archives papier est devenue un rituel lors de mes premières journées d’immersion dans les services, personne ne m’a accompagnée spontanément vers « les armoires de fer »9 numériques ou les data centers. Il m’aura fallu plusieurs séquences dans les sous-sols des magasins pour saisir ce nouveau partage géographique des archives, où certains espaces liés spécifiquement à la gestion du numérique restaient en hors-champ de l’enquête, mais aussi dans le quotidien des agents du patrimoine situés dans les services. Ces endroits, présentés comme « abstraits » par les agents, témoignent plus largement d’un changement dans l’organisation et la division du travail archivistique pour la gestion des données. L’information n’est plus locale, c’est-à-dire inscrite sur un support matériel que les agents emmagasinent dans les sous-sols au sein desquels ils peuvent déambuler, se perdre, s’arrêter et toucher les archives papier. Les données sont stockées sous la forme d’une inscription en code binaire qui est à chaque fois représentée à l’aide des machines pour être lue par l’œil humain. Elles circulent dans les réseaux et sont hébergées dans des data centers situés « ailleurs » (entretien avec un agent des archives). L’information produite par l’électronique fabrique alors une nouvelle « écologie du visible et de l’invisible » (Denis & Pontille 2012 : § 5) qui reconfigure l’environnement de travail des agents du patrimoine ainsi que le rapport sensible aux objets. D’une certaine manière, les écrans font écran aux « coulisses des données » (Denis 2018) dont les lieux, investis et travaillés par de nouveaux acteurs, affectent l’ordre traditionnel des activités liées au papier :
- 10 Les « offres chaudes » correspondent à un stockage des données dans un cloud qui les rend rapidemen (...)
Où sont les archives ? On va dire qu’en une phrase, je saurais le dire, mais pas plus que ça. Donc, il y a quand même une part d’abstrait. Par exemple, nos archives, je sais qu’elles sont dans le cloud [X] de telle direction, mais ça, c’est hyper abstrait. Je sais qu’on a deux offres chaudes10, que c’est dupliqué sur deux sites à tant de kilomètres de distance pour des raisons de sécurité. Mais en gros, concrètement, je ne sais pas. J’imagine…, un peu comme on peut voir dans les films, des serveurs avec des câbles partout. Je pense que ça ressemble un peu à ça. Que ça doit être ça. […] Il y a une part vraiment d’abstrait sur le stockage qui… Mais j’ai décidé de l’accepter de toute manière ! C’est pareil, je ne vois pas l’intérieur de mon ordinateur. Ça m’a longtemps perturbée ! Je ne comprends pas comment ça fonctionne à l’intérieur. Mais maintenant, je me dis que je fais avec. Du coup, j’ai l’impression d’avoir passé le même cap. Je sais en parler. En une phrase, je sais expliquer comment les archives sont stockées. Et c’est tout. (Entretien avec une archiviste d’une mission d’un ministère, février 2023.)
6Délocalisées et gérées ailleurs par d’autres professionnels, les archives numériques deviennent des objets abstraits dont seule l’imagination permet de combler l’absence. De l’autre côté des écrans, on imagine vaguement des travailleurs qui s’affairent à la maintenance de ces nouvelles infrastructures numériques. Tandis que dans l’univers du papier, les magasins d’archives sont des lieux qui sont quotidiennement fréquentés et assidûment surveillés par les agents du service afin que soient respectées les normes climatiques. À l’ombre des travées, les agents se laissent parfois aller à certaines parenthèses temporelles où on s’adonne au « vagabondage patrimonial » (Both 2017 : 150) à la croisée des temps et des vies :
Être tout le temps sur les écrans, c’est très mauvais. L’avantage du papier, c’est que quand on se retrouve dans un magasin, on se retrouve dans du relationnel, dans de l’intimiste. Quand on se balade dedans, ce sont des sortes de fantômes autour de soi. C’est comme une machine à remonter le temps. C’est comme dans les films avec les flash-backs. Être dans les magasins, c’est un peu comme un moment de recueillement. Quand je vais dans les magasins, c’est une parenthèse où je quitte mon écran et mon bureau et je me replonge dans une époque. (Entretien avec une archiviste, février 2021.)
Figure 2
Suivi du travail des agents dans les magasins d’archives dédiés à la conservation du papier. Ces lieux sont perçus par les professionnels comme des brèches temporelles qui rendent propices les rencontres avec un certain passé et les histoires des vies dont ils conservent soigneusement les traces.
© Mathilde Sergent-Mirebault.
7Dans les magasins, on remonte les époques, derrière son ordinateur on s’imagine les câbles d’un data center. Le travail des « petites mains de l’information » (Denis & Pontille 2012 : § 11) qui œuvrent derrière les ordinateurs, les réseaux et les logiciels informatiques reste étranger à la plupart des archivistes. Le premier témoignage invite à opérer un « renversement infrastructurel » (Denis 2018) afin de prendre en compte et faire remonter à la surface « les activités invisibilisées et dites de “back office” qui alimentent et autorisent la fiction d’une économie et d’une société “transparente” et “fluide” de l’information » (Gardey 2018 : 11). L’ailleurs évoqué par l’archiviste raconte en creux la présence de nouveaux acteurs, développeurs ou informaticiens, qui encodent et gèrent à distance l’information numérique. Dans son étude sur les infrastructures de l’Internet, la chercheuse Francesca Musiani questionne les tensions entre visible et invisible propres aux dispositifs sociotechniques qui soutiennent les sociétés dites de l’information (Musiani 2018). Loin d’être immatériel, « le numérique ne peut pas échapper aux contraintes matérielles des dispositifs physiques qui le manipulent, le stockent et (le) communiquent » (ibid. : § 6). Si certains lieux se fréquentent moins, d’autres prennent forme au cours de l’enquête. Par téléphone ou en visioconférence depuis leur bureau, les interactions entre les archivistes et les informaticiens des ministères se multiplient pour programmer des extractions de données afin de collecter les informations des différentes applications ou d’une messagerie lors du départ d’un haut fonctionnaire. Aussi des réunions s’organisent-elles avec des acteurs externes au service. C’est le cas par exemple avec le service « Vitam », nouvel acteur public structurant depuis les années 2010, dont les agents s’occupent du « back office » pour le développement des fonctionnalités de la solution logicielle libre qui sert à l’archivage des données de l’État. Dans ces nouveaux lieux de l’archivage numérique – en visioconférence ou sur le « plateau Vitam » – les différents services d’archives se retrouvent pour débattre des développements des interfaces d’archives.
Figure 3
Atelier dans les locaux du programme Vitam pour prioriser les prochains développements de l’outil d’archivage numérique, février 2023. Les agents des différentes institutions patrimoniales se servent des fiches pour définir leurs priorités et misent sur celles qui auront le plus de probabilité d’être développées en fonction des besoins qui convergent parfois avec ceux des autres services. Ces séquences de travail sont préparées en amont par les archivistes pour éviter de perdre de vue leurs objectifs. Pendant ces journées, on ressent une certaine pression pour arriver pour faire valider les fonctionnalités qui déterminent en partie leurs capacités d’actions par la suite sur l’archivage des données numériques.
© Mathilde Sergent-Mirebault.
8Faut-il mettre l’accent sur la politique de pérennisation des données ou sur la gestion des droits des utilisateurs dans l’outil ? Parmi l’ensemble des institutions patrimoniales, toutes n’ont pas les mêmes besoins, ni les mêmes temporalités ou les mêmes ressources financières. Face à l’explosion des données dans les administrations, une certaine urgence pèse sur les services. Une mise en concurrence se fait ressentir et des stratégies se mettent en place pour « gagner » une fonctionnalité. Manque de temps et parfois de moyens, c’est la course pour les archivistes qui négocient au quotidien avec les personnes qui s’occupent du back-office. Dans ce contexte où l’urgence dicte l’action, comment entretenir cette « dichotomie temporelle » (Both 2010 : 79) qui fait la richesse et la qualité du métier ? Comment garder cette faculté de prendre de la distance pour archiver au présent l’avenir du passé ?
On apporte le temps long. C’est le contexte et le temps long qui sont les deux spécificités que personne d’autre ne nous prendra. Nous on envisage… comme dit toujours [monsieur X], l’informaticien réfléchit à la nanoseconde, l’archiviste réfléchit au siècle. Ce ne sont pas les mêmes temporalités et ce sont deux besoins complémentaires. (Entretien avec un conservateur du patrimoine, janvier 2025.)
9Le dialogue avec les informaticiens devient alors indispensable dans l’écologie des archives numériques. Le travail avec ces nouveaux acteurs reconfigure les territoires des archives. Si des lieux auparavant très fréquentés comme les magasins s’effacent peu à peu, d’autres prennent forme et sont investis différemment. Ainsi, loin de se donner à voir si facilement, la fabrique des données est frappée par un processus d’invisibilité qui laisse dans l’ombre des lieux et nombre de travailleurs des écrits numériques. Pour la chercheuse, le défi est d’apprendre à regarder autrement, par-delà les représentations que le mot « dématérialisation » sous-entend. Plutôt que de penser « les ordinateurs en termes d’autoroute de l’information », il s’agit de les comprendre comme « des égouts symboliques » (Star 2018 : § 8) construits et entretenus par le travail des nouveaux corps de métier qui façonnent eux aussi la mise en archives numériques.
- 11 Créée en 1969 sous le titre de Cité interministérielle des archives, elle prit ultérieurement ce no (...)
- 12 Les « Époux Naud » est une expression qui reprend le parler des gens des archives à l’évocation de (...)
10Lieux de mémoire, les bâtiments d’archives ont aussi une mémoire. Elle se transmet à l’aide de traces écrites, de photographies mais aussi par les souvenirs des agents qui racontent les manières qu’ils ont eues d’habiter ces lieux. Quelle place donner dans l’enquête à leurs évocations du passé ? Cette réflexion survient dans ma recherche lorsqu’un archiviste des Archives nationales m’emmène visiter en mai 2022 un lieu au seuil de sa disparition : la Cité des archives contemporaines11 des Archives nationales, aussi appelée le « CAC » ou « Fontainebleau » par les gens des Archives. Situé au milieu des bois, le CAC marque un moment de l’archivistique de son ouverture en 1969 à sa fermeture en mars 2014. À la suite de ce passage à Fontainebleau, je suis devenue une « créatrice de lieu » au sens où l’anthropologue Keith H. Basso l’entend. Pour lui, toute personne peut devenir un créateur de lieu dès lors qu’il se demande : « Que s’est-il passé ici ? Qui était impliqué dans les événements ? À quoi ce lieu ressemblait-il ? Pourquoi est-ce important ? » (Basso 2016 : 28). Ce geste consiste alors en « un assemblage de sources historiques qui aboutit au postulat fortuit d’un état de choses, un univers singulier composé d’objets et d’événements – en bref, un monde parallèle – au sein duquel des fragments du passé deviennent réalité » (ibid.). Le nom de cette « cité » au sud de la région parisienne recouvre une réalité complexe : un lieu abandonné, une forêt, l’invention de méthodes, une lutte, les Époux Naud12, des sacs postaux, la liberté, un passage obligé, des bandes Linear Tape-Open (LTO, technique de stockage sur bande magnétique), soit autant de matériel et d’immatériel qui rendent compte d’un moment Fontainebleau dans un lieu atypique. Une question revenait sans cesse dans ma recherche : de quoi Fontainebleau était-il le nom pour les agents des Archives ? À travers ce lieu, l’enjeu est d’intégrer la temporalité historique des phénomènes étudiés à partir « des usages sociaux du passé évoqués ou mobilisés par les acteurs » (Barthe et al. 2013). Il s’agit ici de revenir sur les différentes situations ethnographiques qui ont provoqué ce besoin d’inscrire la problématique de l’archivage numérique dans celle de l’archivistique contemporaine afin de saisir à la fois les ruptures et les continuités entre conservation du papier et conservation du numérique.
11Nous sommes en mai, le soleil est au rendez-vous, et Jacques vient me chercher à la gare de Fontainebleau-Avon pour nous conduire jusqu’à l’entrée de l’ancien site qui fermera ses portes dans quelques semaines. On parcourt le même trajet que la navette de l’époque qui acheminait les lecteurs et lectrices jusqu’à la salle de consultation des archives. On passe le poste de sécurité et on arrive au milieu des bâtiments : devant moi « le peigne » et « le transitoire », plus loin les unités U1 et U2, construites en 1977 et 1984 pour accueillir des centaines de kilomètres linéaires. Jacques me propose d’abord de faire le tour des bâtiments par l’extérieur avant de me faire découvrir les bureaux et les magasins dans l’après-midi. Pendant une journée, je plonge dans ce lieu à travers la mémoire d’un agent qui est encore habité par cet endroit.
Figure 4
Photographie prise depuis la voiture de Jacques lorsque l’on passe les portes de l’ancien site des Archives de Fontainebleau. Un gardien nous autorise à poursuivre notre route. Je découvre alors l’immensité de ce lieu en compagnie de Jacques qui remonte dans sa mémoire pour me raconter l’histoire de cet endroit en voie de disparition, mai 2022.
© Mathilde Sergent-Mirebault.
Figure 5
Le « peigne », ancien bâtiment de l’état-major Europe Centre Est d’une surface de 6 000 m2. En hors-champ, il faut imaginer la voix de Jacques qui décrit ces anciens bureaux de l’Otan qui ont par la suite accueilli des kilomètres d’archives. Au fil de notre déambulation, nous n’avons pas pu entrer dans ce bâtiment pour cause d’amiante. Ce site est interdit au public. Ancien site des Archives nationales, Fontainebleau, mai 2022.
© Mathilde Sergent-Mirebault.
- 13 Le site de Pierrefitte-sur-Seine, situé dans le département de la Seine-Saint-Denis, a ouvert ses p (...)
12Son récit me laisse approcher l’esprit de Fontainebleau. Je me plais à imaginer le moment où le CAC battait son plein avec le flux des sacs postaux et des cartons qui arrivaient tout droit des ministères. Un vrai ballet d’archives. Ancien site de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan), Fontainebleau change de fonction plusieurs fois. D’abord centre de préarchivage à son ouverture en 1969 pour désengorger les administrations centrales de leurs archives dont la production explose au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il devient un centre d’archivage historique dès 1977 sous les appellations successives de « Cité interministérielle des archives » puis de « Cité des archives contemporaines » (Conchon, Ducrot & Teil 1982). C’est aussi le lieu des débuts de l’archivage numérique en France avec la création du service Constance (Conservation et stockage des archives nouvelles constituées par l’électronique). Jacques me décrit une époque joyeuse où l’on recrute des jeunes qui apprennent sur le tas à gérer et à décrire des archives. Les conservateurs du patrimoine sont jeunes eux aussi car Fontainebleau est souvent un passage obligé pour les personnes fraîchement diplômées de l’École nationale des chartes ou de l’École du patrimoine. Dans ce lieu, on « gère des flux », « on innove » et on « expérimente » des méthodes pour faire face à l’explosion documentaire. La vie des archives et celle des agents suivent leur cours. En mars 2014, on appelle les agents et on leur dit qu’ils ne peuvent plus revenir à cause d’une faille dans le bâtiment. Fontainebleau est fragilisé. Les vagues de déplacements d’archives entre le CAC et le nouveau site de Pierrefitte-sur-Seine13 l’ont déséquilibré et les fondations présentent trop de risques pour les agents. Le site est devenu trop dangereux. On ferme Fontainebleau. Cette perte du lieu se transforme pour de nombreux agents en « événement » au cours duquel « on se rend compte que les lieux font autant partie de nous que nous faisons partie d’eux » (Basso 2016 : 18). Cette fermeture brutale engendre des « situations déroutantes » où l’on est privé de ce sentiment d’appartenance, « on est littéralement disloqué » (ibid.) :
Il y avait une ambiance ici qui était vraiment bonne. On a beaucoup ri. On a beaucoup lutté ensemble. On a fait des trucs et ça reste, quoi. En plus, en l’occurrence, la lutte, c’était pour le bâtiment. C’était pour dire, moi, je travaille ici. Mon boulot, c’est ici. Je l’ai fait ici. On a tous fait notre vie autour. On nous dit : « Non, c’est fini, maintenant, il faut aller ailleurs. » C’est inacceptable. Pas comme ça. Donc, voilà, on a lutté. […] Ça m’a choqué que personne n’ait compris la violence de cette période […] Le bâtiment, il fait partie de nous. Tu me bandes les yeux, je peux t’emmener où tu veux. C’est pas un problème, je sais comment faire. C’est long… T’imagines, tous les jours, pendant combien d’années ? De 1983 à 2014. (Témoignage de Jacques, mai 2022, Fontainebleau.)
Figure 6
À l’angle du bâtiment, Jacques regarde à travers les vitres et se confie sur sa douleur d’avoir été arraché à ce lieu habité pendant plus de trente ans. Ces souvenirs résonnent avec la réflexion que l’anthropologue Keith H. Basso développe quand il se demande : « Que font les peuples avec les lieux qu’ils habitent ? […] Cette question est aussi lointaine qu’un profond sentiment d’appartenance géographique – et la réponse, si tant est qu’elle existe, s’avère en tout point aussi complexe […]. Puis vient le jour où l’on se voit privé de cet attachement – cela peut arriver : nous nous retrouvons alors condamnés à l’errance, littéralement disloqués, égarés dans un environnement inconnu que nous ne comprenons pas et que nous apprécions encore moins » (extrait de L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert). Ancien site des Archives nationales, Fontainebleau, mai 2022.
© Mathilde Sergent-Mirebault.
13Au cours de notre déambulation, Jacques se raconte. Dans chaque pièce, il évoque des gestes, des outils, des bruits, des anecdotes avec ses collègues. On arrive à la salle informatique qui a vu naître les débuts de l’archivage numérique à la fin des années 1970. Dans cette grande salle désormais sans machines, il m’invite à « imaginer le bruit de la soufflerie où on aurait dit un vaisseau spatial » qui abritait le service informatique, la bandothèque, l’ordinateur central. Tout ça « faisait un bruit pharaonique ». Cet endroit, me confie-t-il, « c’était notre armoire de fer à nous parce que dedans on conservait les bandes des archives informatiques ».
Figure 7
La salle dite « des machines » a vu naître les débuts de l’archivage des fichiers informatiques dans les années 1980, alors que travaillaient ensemble informaticiens et archivistes. Site de Fontainebleau, Unité 2, service informatique, 1988.
© Archives nationales.
14Les nombreux souvenirs de Jacques résonnent avec ceux des archivistes du département de l’Administration des données aux Archives nationales dont je partage pendant plusieurs semaines le quotidien entre 2021 et 2022. À un rythme régulier, l’équipe se réunit autour d’ateliers de récolement de leurs archives. Dans les sous-sols des Archives nationales, les archivistes remontent des dizaines de « boîtes vertes » dont chacune accompagne un versement d’archives informatiques. À l’ouverture des cartons, on remonte dans les années 1980, époque où l’on archive les premières statistiques électroniques de l’État.
Figure 8
Dans les magasins des Archives nationales, j’accompagne une archiviste pour remonter les « boîtes vertes » qui accompagnent chaque versement électronique des différents ministères pris en charge à l’époque par le service Constance. En salle de tri, les archivistes font le recollement de ces archives et plongent dans l’histoire de l’archivage numérique dont ils se sentent encore héritiers, avril 2023.
© Mathilde Sergent-Mirebault.
- 14 Rapports d’activité des Archives de France, disponible en ligne sur le site du service interministé (...)
- 15 Voir le Rapport d’activité de 1981, « Commission supérieure des Archives, rapport sur l’activité de (...)
- 16 Rapport d’activité de 1982, « Commission supérieure des Archives, rapport sur l’activité de la dire (...)
- 17 Rapport d’activité de 1983. « Commission supérieure des Archives. Rapport sur l’activité de la dire (...)
- 18 Pour aller plus loin, voir le site du service interministériel des Archives de France sur le modèle (...)
15En janvier 1978, une réunion se tient sous la présidence du directeur général des Archives de France qui marque le lancement du projet pour l’archivage des fichiers informatiques de l’État (Conchon 1993). En 1979, les réflexions s’ouvrent et un groupe de travail se constitue, il « comprend des membres du service de l’Informatique, des conservateurs de la Section contemporaine et des techniciens du Centre d’expérimentation des systèmes d’information14 ». L’application est alors baptisée « Constance ». L’année 1981 est une année test où des réunions se succèdent avec la présence des archivistes et des informaticiens des Archives nationales, de l’École des mines et du Centre d’études et d’expérimentation des systèmes d’information (CEESI)15. En 1982, l’application Constance entre dans une phrase active et enregistre à la Cité de Fontainebleau quatre versements en provenance de trois ministères : l’Industrie, les Transports et l’Agriculture16. Pour chaque application, des instruments de recherche sont rédigés qui contiennent les métadonnées utiles à la pérennisation de l’information : fiches de description des applications, fiches de description de fichiers, dictionnaire des données, etc.17. Le défi est multiple : il faut, d’une part, « conserver les fichiers selon des normes techniques et pratiquer ce que les informaticiens nomment la veille technologique » et d’autre part, entreprendre un travail exigeant « de préparation des versements et un non moins important exercice de rédaction et de présentation des instruments de recherche » (Conchon 1993 : 323-324). Tout en acquérant de nouvelles connaissances techniques, il s’agit de conserver les principes archivistiques fondamentaux ; en effet, comme le rappelle Michèle Conchon, une des archivistes de l’équipe Constance, c’est « seulement si l’archiviste d’aujourd’hui arrive à se représenter clairement ce qu’il archive, que le chercheur de demain réussira à comprendre ce qui lui est transmis » (ibid. : 323). À travers le travail de ce service et la méthode Constance, « les Archives nationales deviennent un service pionnier dans le réseau des archives » (Perez-Bastié et al. 2019 : 44) en prenant acte des transformations d’une société qui s’informatise. Décrit aujourd’hui comme un service « précurseur » (entretien avec un conservateur du patrimoine), la méthode Constance se retrouve dans le modèle Open Archival Information System (OAIS), le standard international d’archivage numérique, qui est aujourd’hui la norme en vigueur en la matière sous la référence « ISO 14721:201218 ».
Figure 9
Des agents des Archives nationales impriment sur d’immenses fiches papier les données informatiques structurées pour vérifier les informations. Aujourd’hui, dans les cartons d’archives, on retrouve ces documents papier lors des séances de récolement. Site de Fontainebleau, Unité 2, service informatique – Tireuse de listing, 1988.
© Archives nationales.
Figure 10
En salle de tri aux Archives nationales (site de Paris), les agents ouvrent les boîtes qui ont accompagné les versements des fichiers informatiques à l’époque de l’application Constance, en avril 2023. Dans chaque carton, on retrouve les métadonnées des données structurées avec à l’intérieur des dictionnaires de données, des fiches techniques sur l’histoire des applications, etc. Cette photographie fait écho à la photographie précédente avec la tireuse de listing de Fontainebleau.
© Mathilde Sergent-Mirebault.
- 19 Sur l’importance d’hériter des prédécesseurs et de se sentir héritier, voir Anne Both (2010).
16Trente ans plus tard, les séances de récolement en salle de traitement plongent les archivistes d’aujourd’hui dans cette histoire dont ils se sentent héritiers19. Pour eux, ces moments sont l’occasion de « mettre de la chair sur l’histoire des archives électroniques » et « d’accéder aux échanges et aux réflexions sur l’archivage numérique à ses débuts » (entretiens avec des archivistes du service). Les séances collectives prennent alors la forme d’une activité-souvenir où les traces matérielles se mêlent à une certaine mémoire « pour mieux comprendre nos actions aujourd’hui et voir ce qui nous relie » (ibid.). Le détour par Fontainebleau est alors l’occasion de faire des ponts entre hier et maintenant. Ces rencontres où le passé surgit sont des brèches temporelles qui permettent de saisir un certain continuum entre le papier et le numérique.
17La période entre 1890 et 1920 se caractérise par l’émergence d’un « nouveau régime de l’écrit » (Gardey 2008) qui se singularise par la production constante et exponentielle des écritures, aussi bien dans le domaine de l’État que des entreprises. Face à cette inflation documentaire sans précédent se développe une science du classement, « la documentation », qui se matérialise par une « mise en ordre » de l’information pour une meilleure circulation dans le temps et dans l’espace de celle-ci (ibid.). Développée par Delphine Gardey, l’analyse des liens entre technologies documentaires et types de gouvernementalité est une précieuse ressource pour penser les continuités et les mutations entre archivage du papier et du numérique. Si les archives nativement numériques présentent un certain nombre de spécificités qui sont liées notamment à la fragilité et à la complexité du support d’inscription (Bachimont 2017), ces dernières semblent néanmoins s’inscrire dans une certaine continuité propre à ce « nouveau régime de l’écrit ». Explosion massive des données, intensification de leur circulation, vitesse et mobilité des écrits, interopérabilité ou encore standardisation des objets, tous ces phénomènes s’accompagnent d’une nouvelle organisation du travail. L’univers des archives n’échappe pas à ce bouleversement de l’écrit, il en est même le premier récepteur. Situé à la croisée des mondes entre le rythme des administrations et un « travail de fonds pour l’éternité » (Both 2010), l’archiviste doit trouver ses cadences pour faire face à la « double immensité temporelle et matérielle » (ibid. : 62-66) des archives :
Pour vous donner une idée, à l’époque où Fontainebleau était en plein exercice [milieu des années 2000] il y avait 45 agents pour gérer plus de 200 kilomètres archives. Aujourd’hui à Pierrefitte-sur-Seine, c’est plus de 300 agents pour 300 kilomètres. […] On vivait avec les bâtiments qu’on avait, on passait notre temps à éliminer des archives pour en faire entrer d’autres, c’était une épuration perpétuelle ! On vivait sur des flux. On passait notre temps à récupérer un kilomètre pour en mettre un autre. (Entretien avec un conservateur du patrimoine, janvier 2025.)
Dès les années 1930 jusqu’à la fin du xxe siècle, on observe un accroissement exponentiel de la production administrative en France. Face à cette masse documentaire, il y a une réaction archivistique, notamment portée par certains archivistes. Il fallait trouver et inventer une nouvelle manière de traiter les archives, non pas pour les archives anciennes mais pour les archives contemporaines dont le flux arrivait. Il était croissant et permanent. Et là je cite les époux Naud et je dis bien « les époux Naud » car c’est aussi bien elle que lui. Les époux Naud ont fait évoluer la pratique archivistique française. On est passé d’une conception à une autre. On est passé de l’archiviste-historien à l’archiviste gestionnaire d’information. (Entretien avec un archiviste, mai 2023.)
18Aujourd’hui les archivistes font face à une autre vague de données nativement numériques qui provoque la même sensation de submersion. Quel que soit le support, la masse contraint les agents du patrimoine à déployer des méthodes de travail où le chronomètre devient un outil indispensable. Les archivistes racontent un même processus, celui de trouver un ratio entre le temps de travail et la « granularité » de description des archives pour traiter la masse :
Les époux Naud ont d’abord exercé au sein d’un service d’archives départementales, puis au CAC [Fontainebleau]. Leur particularité a été de penser l’archivistique contemporaine à partir du pratico-pratique des versements qui arrivaient en masse en archives départementales. Par exemple, ils partaient d’une liasse d’archives judiciaires et ils se questionnaient : comment on fait pour absorber cette masse ? Pour penser ces nouvelles méthodes de travail sur les archives contemporaines, ils ont mis en place des groupes de travail avec plusieurs corps de métier qu’on trouve aux archives : les conservateurs, les archivistes, les magasiniers, les logisticiens, etc. Ils étaient tous ensemble autour d’une table à se questionner sur comment gérer la masse qui arrivait. On avait des archivistes, une secrétaire dactylo et des manutentionnaires. Il s’agissait alors de mesurer en combien de temps on pouvait faire une description minimale. L’idée c’était de faire un ratio entre le temps et le niveau de description. (Entretien avec un archiviste des Archives nationales, mai 2023.)
Nous sommes dans son bureau, c’est la fin de la journée. Jeanne, archiviste du service, revient sur la description d’un versement d’archives numériques. Elle m’explique qu’au début le service a mis en place des séances collectives de travail sur le traitement des archives électroniques, notamment pour traiter un problème central, celui du degré/du niveau de description des archives. Dans le métier, on parle de « granularité ». Lors de ces séances, ils ont fait le choix de travailler dans une contrainte de temps suivant cette logique : en X temps je peux faire Y de travail descriptif = [égal] degré de qualité du traitement des archives numériques. La granularité est déduite d’un temps imparti que les agents se fixent pour ne pas se laisser déborder et éviter l’écueil du numérique de décrire « à la pièce ». (Carnet de terrain, 17 janvier 2023 [extraits].)
19S’il est impossible de « bâcler » (Both 2010) ce travail de description dans la mesure où « on y revient jamais après » (entretien avec un agent des Archives nationales, mai 2022), les professionnels du patrimoine se fixent des cadences pour discipliner une masse informationnelle en pleine expansion. Dans l’univers numérique, la méthode pragmatique semble être un des legs de Fontainebleau pour conjuguer des enjeux contradictoires entre, d’une part, une accélération et une massification de la production administrative et, d’autre part, le temps long de la description documentaire pour transmettre de manière propre les sources de demain.
20Loin d’incarner un passé consensuel et lisse, Fontainebleau cristallise des enjeux de mémoire. Les agents du patrimoine le décrivent comme un lieu atypique marqué par l’invention et l’expérimentation archivistique dont certains se sentent encore héritiers. Ce lieu continue d’habiter les mémoires tout en ayant disparu du paysage archivistique au moment de sa fermeture. Dès lors, quelles mémoires sans lieu ? Alors que la « mémoire qui marche dans le temps est d’abord affaire de lieu. Avoir eu lieu, c’est avoir un lieu » (Tornatore 2010 : § 10), comment faire mémoire de ce passé archivistique ? Le détour géographique par l’épisode Fontainebleau m’a permis de saisir l’épaisseur historique de la mise en archives numériques. Il reste à poursuivre ce geste à travers l’écoute des souvenirs et par l’exploitation des fonds d’archives des différentes institutions patrimoniales.
21Prenant comme point de départ les lieux arpentés au cours d’une enquête ethnographique menée sur plus de trois années dans différents services d’archives, la portée de cet article était de saisir comment la « dématérialisation de l’État » transforme un univers professionnel en mutation. Il s’agissait d’approcher ces lieux d’archives à travers les expériences vécues (Basso 2016) où les agents du patrimoine construisent aujourd’hui ces nouvelles relations pour habiter un environnement professionnel en recomposition. Loin de se réduire à un simple changement de support de l’information, le numérique, ici compris comme un milieu, redessine une certaine géographie des lieux d’archives et des acteurs du cycle de vie des données. Celles-ci mettent à l’épreuve des pratiques professionnelles locales incorporées au contact du papier ainsi que des compétences qui se retrouvent désormais partagées avec les informaticiens. À travers les lieux, c’est aussi un « espace historique » (Augé 1994 : 14) qui est visité pour saisir les formes de rupture ou de continuité des mises en patrimoine papier et numérique. L’archivage numérique, réinscrit dans l’histoire plus longue des archives contemporaines, confronte à nouveau les archivistes aux soucis d’une mise en ordre de la masse informationnelle protéiforme et exponentielle.