Appel à contributions, « Effets d’échelle et de redimensionnement dans la culture visuelle »
Pour ses deux numéros de 2023, Interfaces (revue disponible sur OpenEdition) appelle des contributions écrites et des essais vidéo explorant les façons dont la production, la circulation et la réception des images impliquent aujourd'hui de « redimensionner » le visible et, par extension, notre expérience du visible – et ce de façon de plus en plus radicale. Ces deux numéros étudieront les implications épistémiques, philosophiques, sociales, politiques, technologiques et esthétiques de ce phénomène de la culture visuelle, dans une perspective à la fois contemporaine et historique.
Les progrès récents dans les domaines de l’optique et des technologies visuelles ont radicalement ouvert notre accès au visible, ainsi que notre sensorium visuel : les images de synthèse, la réalité virtuelle, la microscopie électronique, ou encore les détecteurs électroniques, ont complexifié notre rapport au visible, en produisant des images jusque-là littéralement inimaginables. En même temps que le monde se refaçonnait selon la double logique du local et du global, l'optique nous a permis de voir ce qui est normalement inaccessible à l'œil humain : le très proche et le très lointain, l'infiniment petit et l'immensément grand. Même si ce phénomène de « gulliverisation » (Huhtamo 2009, 20) s'était déjà manifesté depuis l'antiquité et le Moyen-Âge – par exemple dans la disparité d'échelle entre les grandes peintures murales et les miniatures – il est essentiellement concomitant avec le développement d’une culture visuelle urbaine, dans laquelle l’optique et les écrans occupent une place centrale. Dans une perspective européenne, ce changement épistémique se nourrit d'une longue tradition de pensée et d’imaginaire partagé, qui préparait sans doute déjà certains des changements apportés par la révolution industrielle (Winston 1996). À son tour, l'omniprésence des technologies visuelles avec l’avancée des médias électroniques puis numériques est venue intensifier le phénomène, en ce qui concerne autant la production des images que leur affichage. Enfin, avec la pandémie du COVID-19, nous sommes devenu.e.s encore plus dépendant.e.s de nos écrans domestiques pour accéder au monde visible, réduisant par conséquent celui-ci à la taille de ces écrans. Le confinement et notre dépendance à l'égard des appareils de visualisation personnels ont montré le potentiel mais aussi les limites d'une logique scalaire reposant sur l’échelle réduite et sur le visionnage individuel – soulevant ainsi à nouveau la question de l’importance des visionnages collectifs et des images à grande échelle dans la constitution d’une expérience spatiale, corporelle et visuelle spécifique ainsi que d’une certaine conscience imaginaire (Hanich 2018 ; Kenderdine 2020). Cette évolution passe aussi par une remise à l'échelle du temps, qui a commencé avec la modernité mais s’est intensifiée avec l'introduction des modes contemporains de production, de distribution et de réception des images — une question qui rejoint les débats récents sur l'économie de l'attention.
Interroger les variations d'échelle implique d’examiner les aspects formels et techniques de la production d'images, mais aussi la spatialisation, la massification et la dimension temporelle de leur réception. Du gigantisme des panneaux publicitaires accrochés dans les centres-villes aux minuscules téléphones portables dont nous sommes pour la plupart équipés dans ces mêmes centres urbains, du binge watching au survol des gifs, l'omniprésence de technologies aux échelles changeantes vient normaliser une pratique du « miniature et du gigantesque » (Stewart 1992) – une pratique qui conditionne à son tour une large part de notre perception quotidienne du monde.
Aujourd'hui, les changements d'échelles informent systématiquement notre accès au visible, et nous nous habituons de plus en plus vite à l'étrangeté de leur manifestation visuelle (comme lorsque nous échangeons tranquillement par visioconférence avec une frise de visages alignés sur notre écran, chacun de la taille d’une boîte d'allumettes). En même temps, le redimensionnement du visuel garde malgré tout le pouvoir de nous étonner. Depuis les images recueillies par les sondes spatiales, jusqu’aux enregistrements d'observations infra-cellulaires, en passant par les avancées dans les domaines de l'optique et des technologies numériques, les limites du monde visible ne cessent d’être repoussées. La prolifération d'écrans fixes et mobiles de toutes tailles, et redimensionnant sans arrêt les images, contribuent à désancrer toujours plus la représentation de la perception naturelle.
Cet appel à communications s’adresse aux chercheuses et chercheurs de tous les domaines de la culture visuelle, intéressé.e.s par l'art, la culture populaire, mais aussi l’illustration scientifique, et travaillant sur la peinture, les arts graphiques, la photographie, l’architecture, le cinéma et la vidéo, ou encore les jeux vidéo et les environnements immersifs. Ce projet vise à identifier et à historiciser la place qu’occupent ces effets d'échelle dans les techniques et l’esthétique du visuel, ainsi que dans la remédiation, la circulation et la réception des images.
Les articles et essais vidéo qui constitueront ce numéro pourront
- explorer les façons dont les effets d’échelle et de redimensionnement modifient la forme des images (cadrage, définition, composition, profondeur, couleur, relation entre le son et l'image) et les conditions de leur apparition, spatiale et temporelle.
- explorer les effets d’échelle et de redimensionnement dans la culture visuelle contemporaine et/ou intégrer une dimension historique, en s’appuyant par exemple sur l’archéologie des médias ou sur les « structures de sentiment » (« structures of feeling »), afin d’identifier comment la question de l’échelle a façonné notre imaginaire dans le temps long.
- créer un dialogue entre art et technologie, ou entre art et sciences, en considérant les œuvres d’art et théories artistiques en relation avec des visualisations scientifiques, telles que par exemple les images « opératives » (réalisées par et pour les machines).
- aborder les dimensions épistémologiques et politiques des effets d’échelle et de redimensionnement dans la culture visuelle, en examinant comment les changements d'échelle visuelle façonnent nos manières de voir et de connaître le monde, ou encore comment ils sous-tendent notre identité et notre représentation de nous-mêmes. On pourra aussi s’intéresser à la façon dont ce phénomène influence la perception de notre propre place dans le monde, en termes locaux et globaux, individuels et collectifs, réels et imaginaires.
Les contributions pourront être soumises en anglais ou en français. Tous les articles et essais vidéo seront soumis à une double évaluation à l’aveugle. La publication est prévue pour 2023.
Les résumés pour les essais écrits et audiovisuels (300 mots avec une brève bibliographie et une biographie) doivent nous parvenir avant le 10 janvier 2022. Les contributions (pour les essais écrits : entre 30000 et 45000 caractères, espaces et notes de bas de page compris ; pour les essais audiovisuels : 20 minutes max.) seront attendues pour le 30 juin 2022.
Comité de rédaction : Martine Beugnet, Clémence Follea, Ariane Hudelet, Eliane de Larminat, Catherine Wheatley. Veuillez envoyer vos questions et propositions à :
beugnetmartine@gmail.com clemence.follea@u-paris.fr ariane.hudelet@u-paris.fr eliane.de-larminat@u-paris.fr catherine.wheatley@kcl.ac.uk
Bibliographie sélective
AUMONT, Jacques. L’Œil interminable. Paris : La différence, 2007.
AZOULAY, Ariella. The Civil Contract of Photography. New York : Zone Books, 2008.
BACHELARD, Gaston. La Poétique de l’espace [1958]. Paris : PUF, 2011.
BEUGNET, Martine. Le Cinéma et ses doubles. L’image de film à l’ère du foundfootage numérique et des écrans de poche. Bordeaux : Bord de l’Eau, 2021.
BEUGNET, Martine, et Annie VAN DEN OEVER. « Gulliver Goes to the Movies: Screen Size, Scale, and Experiential Impact ». Screens: From Materiality to Spectatorship – A Historical and Theoretical Reassessment. Dir. Dominique Chateau et José Moure. Amsterdam : Amsterdam University Press, 2016. 247-258.
BLACK, Daniel. « An Aesthetics of the Invisible: Nanotechnology and Informatic Matter », Theory, Culture & Society 31.1 (2014) : 99-121.
BRUNET, François. Circulation. Chicago : Terra Foundation for American Art & University of Chicago Press, 2017.
CLARKE, Michael, et David WITTENBERG. Scale in Literature and Culture. Cham : Palgrave Macmillan, 2017.
DICAGLIO, Joshua. Scale Theory: A non-Disciplinary Inquiry. Cambridge, Massachusetts : MIT Press, 2021.
DOANE, Mary-Ann. Bigger than Life: The Close Up and Scale in the Cinema. Durham & Londres : Duke University Press, 2021.
DVORAK, Tomáš, et Jussi PARIKKA. Photography Off the Scale: Technologies and Theories of the Mass Image. Edimbourg : Edinburgh University Press, 2021.
ELKINS, James. Six Stories from the End of Representation: Images in Painting, Photography, Astronomy, Microscopy, Particle Physics and Quantum Mechanics. Stanford : Stanford University Press, 2008.
HANICH, Julian. The Audience Effect: On the Collective Cinema Experience. Edinburgh University Press, 2018.
HESSELBERTH, Pepita, et Maria POULAKI, dir. Compact Cinematics: The Moving Image in the Age of the Bit-sized Media. Londres & New York: Bloomsbury, 2017.
HORTON, Zachary. The Cosmic Zoom. Chicago: University of Chicago Press, 2021.
HUHTAMO, Erki. « Messages on the Wall: An Archaeology of Public Media Displays.” Urban Screens Reader. Eds. Scott McQuire, Meredith Martin and Sabine Niederer. Amsterdam: Institute of Network Cultures, 2009. 15-28.
KENDERDINE, Sarah. « Prosthetic Architectures of the Senses: Museums and Immersion.” Screen, 61.4 (2020) : 635-645.
STEWART, Susan. On Longing: Narratives of the Miniature, the Gigantic, the Souvenir, the Collection. Durham & Londres : Duke University Press, 1992.
TAVERNOR, Robert. Smoot’s Ear: The Measure of Humanity. New Haven, Connecticut : Yale University Press, 2007.
WINSTON, Brian. Technologies of Seeing: Photography, Cinematography and Television. Londres : British Film Institute, 1996.