- 1 The Vibrant Media Lab, Pittsburgh University.
1Les recherches et réalisations de Zachary Horton, assistant professor à l’université de Pittsburgh, en film, media et game studies, touchent à de nombreux domaines, au croisement de nombreuses disciplines ; réalisateur, game designer, il s’intéresse également à la conception technique d’innovations pour les caméras, et dirige un laboratoire où sont développées des formes hybrides de recherche-création autour des médias1. Son premier ouvrage, The Cosmic Zoom: Scale, Knowledge and Mediation, paru en 2021, porte la marque de ce foisonnement disciplinaire. Divisé en six chapitres et une « coda » appelant de ses vœux un changement de paradigme, le livre rend compte de ses premiers chantiers de recherche. Il se présente d’emblée comme un projet double, comme deux livres en un, associant l’analyse des médias à une ambition philosophique et anthropologique. Il propose d’une part l’analyse fouillée d’un corpus diachronique de variations autour de ce qui est à la fois une figure et un processus médiatique, le « zoom cosmique ». Mais ce corpus constitue d’autre part et avant tout le matériau privilégié pour articuler une théorie en vue de repenser le concept même d’échelle : sa généalogie, ses enjeux épistémologiques, politiques, historiques mais aussi ontologiques, bien au-delà du corpus étudié, lequel vaut comme révélateur – voire peut-être, dans le dernier chapitre, comme prétexte.
2Le chercheur propose une analyse intermédiale d’un certain nombre de variations de ce qu’il nomme « zoom cosmique » en référence au livre fondateur de Kees Boeke Cosmic View (cf. infra), et qu’il définit ainsi : « a self-consciously medial project that attempts to characterize the scalar articulations of the cosmos by visualizing, from a single perspective, a spectrum of scales from the largest to the smallest known » (Horton 4). Ce motif est à l’œuvre dans des productions textuelles, visuelles ou audiovisuelles tentant de figurer par un certain nombre de procédés récurrents les différences d’échelle à l’œuvre dans l’Univers, et dont l’exemple le plus emblématique est le célèbre film de Charles et Ray Eames, Powers of Ten (1977). Le court métrage associe des images représentant un parcours depuis l’échelle humaine jusqu’aux régions les plus distantes du « spectre scalaire », l’infiniment grand, puis l’infiniment petit. Cette visualisation est scandée par le repère des ordres de grandeur multipliant les distances parcourues, de 100 à 1024 puis de 1024 à 10-16. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un zoom au sens optique du terme, dont l’essor dans le cinéma de fiction est contemporain, mais d’un « effet zoom », suggéré par un ensemble composite d’agrandissements successifs et fondus enchaînés, mimant l’effet produit par un changement de focale. D’autres formes médiatiques, antérieures ou ultérieures, reposent sur des principes comparables, et Zachary Horton reconstruit une filiation entre celles-ci dans une démarche d’archéologie des médias. L’étude, organisée chronologiquement et thématiquement, revient ainsi dans le chapitre 2 à la généalogie du zoom cosmique, avec le livre fondateur de Kees Boeke, Cosmic View (1957), mais consacre aussi un chapitre au court métrage Rough Sketch (1968) qui constitue la première version, moins connue, de Powers of Ten. Il poursuit par l’analyse du livre tiré du projet du couple Eames par deux de ses collaborateurs physiciens, Philip et Phylis Morrison (Powers of Ten : About the Relative Size of Things in the Universe, 1982), et de différents avatars filmiques mais aussi numériques interactifs du zoom cosmique, sous forme de CD-ROM ou de sites, autant de continuations explicites des travaux de Boeke et des Eames. Le dernier chapitre intègre à ce corpus non des œuvres intégrales, mais des extraits : des plans composites de films de fiction numériques contemporains, Limitless (Neil Burger, 2011), Snowden (Oliver Stone, 2016) et Lucy (Luc Besson, 2016), qui proposent également des visualisations dans un seul geste des échelles les plus éloignées de l’humain, via des effets spéciaux numériques.
- 2 BISSONNETTE Sylvie, “Scalar Travel Documentaries: Animating the Limits of the Body and Life”, Anim (...)
3Les films des Eames font l’objet d’un intérêt renouvelé au cours de la décennie, comme inspiration pour des œuvres plastiques ou filmiques, et comme objet de quelques études universitaires, comme celle de Sylvie Bissonnette2. Cependant, l’analyse esthétique, et l’approche génétique extrêmement documentée de Zachary Horton permettent ici de faire ressortir l’hétérogénéité d’un corpus souvent analysé auparavant comme un ensemble de formes au fond très proches. Ainsi, comparant avec minutie les choix esthétiques différents de Rough Sketch et Powers of Ten, Zachary Horton fait ressortir les différences de cadre épistémologique de ces deux projets à première vue jumeaux. Notamment, en l’espèce, la prise en charge de la question temporelle, le recours aux images animées ou photographiques, ce qui ouvre la voie à des distinctions sur la position de l’observateur et la conception de l’Univers dans les deux œuvres, ou encore la réflexivité réelle ou supposée de l’un ou l’autre film. La prise en compte du contexte de création permet également d’éclairer l’œuvre fondatrice de Kees Boeke, militant anarchiste et pacifiste, tout comme l’analyse de la place des films de zooms cosmiques des Eames dans leur filmographie vaste et hétéroclite permet de mieux les appréhender. L’approche génétique apporte d’importants compléments à l’analyse esthétique ; la consultation des notes et lettres des différents acteurs impliqués dans la création des films permet d’identifier des tensions à l’œuvre dans le processus de création, et des luttes internes concernant la représentation de l’Univers ainsi convoquée – ainsi, il montre que Rough Sketch s’appuie sur une vision einsteinienne de l’Univers et rend compte de la place de l’observateur et de la relativité, tandis que Powers of Ten, pourtant en apparence si proche, repose davantage sur un crédo newtonien, présentant un espace et un temps absolus. Si le film des Eames a pu constituer par la suite un paradigme auquel se réfèrent les autres zooms cosmiques ultérieurs, Zachary Horton montre aussi que ce modèle médiatique n’avait rien de naturel ou d’évident, aurait pu prendre d’autres formes, et est le fruit de négociations ; ainsi, les échanges entre les réalisateurs et le couple Morrison, collaborateurs du projet, témoignent d’une conception différente de la physique et de l’univers, et dont le film porte la trace.
- 3 Rough Sketch présente en effet une autre mesure, en plus de la mesure spatiale des sauts d’échelle (...)
4De même, la comparaison intermédiale des variations du dispositif (livre, films, sites, extraits de films numériques) met au jour des partis pris résolument différents. Ainsi, l’auteur souligne la manière dont Powers of Ten, par le choix du fondu et l’occultation du paramètre temporel présent dans sa version initiale3, construit un effacement de « l’altérité scalaire », tandis que le livre de Kees Boeke laisse apparaître les coutures – faisant des sauts d’échelle le lieu d’une négociation entre les surfaces, « a drama of resolution » (Horton 33, 44-46, 54). Le livre, faisant appel à la mémoire du lecteur d’une autre manière dans son rapport texte/image, organise différemment les « rencontres trans-scalaires » qu’il donne à penser. Pour rendre compte de ces « rencontres », le propos s’appuie sur un grand nombre de diagrammes qui figurent les interconnexions proposées par chaque œuvre entre les différentes échelles, mettant en relief, sous forme de « constellations », les rapports différents à la question scalaire que mettent en jeu des œuvres qui pouvaient sembler à première vue assez similaires.
5Déplorant que Powers of Ten, contrairement à d’autres médiations, suggère une continuité de l’Univers par la construction cinématographique d’une contiguïté des échelles, quand l’univers semble fait de discontinuités scalaires génératrices de leur propre échelle de réalité, Zachary Horton s’appuie donc sur ces comparaisons dans une démarche critique de certaines formes médiatiques. Le corpus amène à repenser plus généralement la manière dont les différents médias doivent rendre compte du problème ontologique de l’échelle.
6En effet, l’ambition réelle de l’ouvrage n’est rien de moins que de proposer une théorie de l’échelle embrassant tous les domaines, de l’épistémologie à l’ontologie en passant par l’anthropologie, et ouvrant sur une réflexion écologique et politique : « Its central purpose is to outline a genealogy of the concept and to build a critical transdisciplinary vocabulary and framework that will enable a larger dialogue » (Horton 2). Sa démarche propose de contourner des manières plus convenues d’aborder la question de l’échelle.
7Bien que l’ouvrage revendique la recherche d’un rapport non anthropocentré à l’échelle, il ne s’agit pas non plus de s’inscrire dans une démarche contemporaine courante consistant à sortir de l’échelle humaine pour penser l’univers à une autre échelle, mais bien de repenser le concept d’échelle, dans son aspect problématique. Il s’agit d’abord de faire de l’échelle l’objet de son enquête et un objet de connaissance, quand celle-ci est d’ordinaire envisagée seulement comme un moyen de la connaissance (par exemple scientifique) ; ainsi, étudier la médiation de l’infiniment petit ou de l’infiniment grand n’est pas l’objet, Zachary Horton souhaitant partir non des objets définis par les choix d’échelle, mais de l’échelle même. Il n’étudie pas la manière dont on accède aux objets dans les différentes variations du zoom cosmique, mais la manière dont chacune souligne, ou au contraire, occulte ce qu’il nomme « l’altérité scalaire » : une médiation qui rende compte des discontinuités de l’Univers aux différentes échelles.
8Le premier chapitre de l’ouvrage constate la difficulté à circonscrire une notion qui ne recouvre pas dans tous les champs disciplinaires les mêmes aspects et les mêmes définitions. Surtout, la notion d’échelle, envisagée selon deux modes inconciliables, présente un paradoxe, pose un problème ontologique : est-ce une propriété de l’Univers, ou un élément de la représentation de celui-ci ? La notion d’échelle existe-t-elle en dehors de notre cadre de pensée ? Soit l’échelle est une production discursive qui construit son objet en découpant un espace (resolving cuts), soit elle est un déterminant ontologique, à penser à un autre niveau, ontogénétique et non propre à l’observateur humain, ce que résume le chiasme « we make scales, scales unmake us » (Horton 3).
- 4 « Scale, I argue, is a primary form of difference, a diagrammatic force of composition that contin (...)
9Le corpus étudié offre un espace de réflexion pour résoudre ce paradoxe, et penser les aspects d’un « concept interfacial » (« interfacial concept ») pris dans des logiques circulaires – dimension que souligne le fréquent recours de l’auteur au chiasme et à l’antimétabole. Sous l’influence des réflexions de Gilles Deleuze sur la différence, et du réalisme agentiel de Karen Barad, Zachary Horton pense l’échelle comme principe de différentiation ontologique et dynamique, indépendamment de l’observateur humain. Il nomme ce principe « échelle primaire » (primary scale4) qui précède la détermination des objets et sujets ; il nomme « échelle secondaire » (secundary scale) ce que produit par la suite cette première différenciation : à savoir les médiations qui composent à leur tour de nouveaux objets et sujets, via des négociations discursives entre les surfaces, déterminant par exemple ce que l’on peut y voir ou pas. Cette distinction permet de penser à la fois que les objets sont définis dans le cadre de l’échelle à laquelle on les observe, mais dans le même temps que l’échelle comme dynamique de différenciation précède la détermination des objets. L’ouvrage se déploie de sorte à construire progressivement cette distinction, que le corpus donne à penser : « The cosmic zoom approaches, again and again, from many angles, the paradox of scale : scales are arbitrary and constructed, but scalar difference is real » (Horton 141). Certaines des médiations étudiées – Horton insiste sur le fait qu’il s’agit de médiations, et non de représentations (Horton 155) – montrent par leur dispositif que la différence d’échelle induit une différence de nature, détermine des milieux différents, tandis que d’autres moins. La prise en compte de cette altérité scalaire a pour corollaire une physique, une éthique, et une politique. Zachary Horton promeut la mise en exergue de cette altérité scalaire, contre l’« humanisme pan-scalaire » de certains zooms cosmiques, qui unifient l’univers d’un regard humain surplombant, et le domestiquent. Dans ces médiations, la place prépondérante de l’humain reste non questionnée, à l’instar du personnage d’Alice au Pays des merveilles qui ouvre le livre, pas véritablement remis en question dans son être par ses rétrécissements et agrandissements successifs (Horton 2).
10Enfin, la question du numérique traverse l’ouvrage de deux manières. D’une part, Zachary Horton tente de définir certains régimes de médiation scalaire par une analogie avec le numérique, qu’il nomme « scalar digitality » (en s’inspirant de la « computational digitality »). Imitant la distinction entre l’analogique et le numérique, celui-ci se définissant par la discrétisation du code, il oppose deux types de représentations de l’Univers via les zooms cosmiques : un univers « analogique » (« analog »), présenté comme continu, et un univers « numérique » (digital) qui affiche les discontinuités de celui-ci en fonction de l’échelle, notamment dans le traitement des rencontres trans-scalaires. Mais Zachary Horton montre que certains médias analogiques peuvent présenter un « digital universe », et réciproquement.
11D’autre part, le dernier chapitre, qui semble parfois un excursus par rapport à l’étude initiale, s’attarde sur le nouveau rapport à l’échelle qu’induit l’ère numérique et la forme médiatique de la base de données. Dans sa dernière partie, les zooms cosmiques étudiés semblent d’ailleurs moins le point de départ de la réflexion théorique qu’une illustration a posteriori d’une réflexion plus générale sur la base de données, et les nouveaux rapports scalaires ainsi que la nouvelle subjectivité par-là engendrés. Les exemples de zooms proposés pour prolonger la réflexion ont pour point commun une structure diagrammatique reposant sur le principe de récursivité, qui régit de la même manière les algorithmes et les bases de données. Ainsi les zooms de Limitless ou de Lucy ne progressent pas linéairement de l’infiniment grand à l’infiniment petit mais multiplient les retours à d’autres échelles variées, dans une continuité assurée par les effets spéciaux numériques, dans une répétition potentiellement infinie. Si les zooms cosmiques antérieurs pouvaient tendre à un « humanisme pan-scalaire », l’essor de la base de données confinerait au contraire à la dissolution de la subjectivité humaine et à la redéfinition de nouvelles subjectivités. Le chercheur met en relation les nouveaux événements scalaires contemporains (tels que la négociation entre l’échelle de la mémoire humaine et celle du stockage d’informations numérique) avec le contexte du néo-libéralisme et des sociétés de surveillance. Horton montre que les formes récentes de zooms cosmiques mettant en scène l’humanité digitalisée soulignent la dissociation entre l’échelle de l’histoire personnelle et son sens dans la transposition de celle-ci en immenses bases de données gérées par les algorithmes, monétisées et surveillées (Horton 204). Il pourrait d’ailleurs être intéressant de lire à l’aune de ses analyses une base de données comme Google Earth, qui amorce des zooms cosmiques visuels dans son interface. Pour autant, ces nouvelles médiations scalaires de l’ère numérique ne sont pas envisagées d’un point de vue uniquement critique, puisque le monde de la base de données, pharmakon, ouvre aussi la voie à de nouvelles formes de prise en compte de l’altérité scalaire. La conclusion de cet ouvrage foisonnant (et tenté, lui aussi, par la récursivité) appelle de ses vœux par une attention aux relations trans-scalaires, un changement de l’humain, qu’il faut envisager comme « scale-unstable » et lui-même pris dans un flux multiscalaire (Horton 7). Derrière la théorie de l’échelle, c’est toute une théorie de la médiation en général qui se dessine dans l’ouvrage.