1Ceci n’est pas une biographie. Du moins le livre coécrit par le duo Descendre-Zancarini ne l’est pas « au sens strict », de même qu’il ne s’agit, selon les auteurs, ni d’un « précis » des idées de Gramsci, ni d’une « synthèse monographique ». Et pourtant l’on pourrait affirmer qu’en restituant aux lecteurs avec une précision remarquable le « parcours intellectuel, moral et politique » (p. 531) du penseur italien, cet ouvrage englobe et dialectise en son sein les trois formes susmentionnées dont il prétend simultanément se distancier. C’est en cela, surtout, que réside l’originalité et le grand intérêt de cette « œuvre-vie » que Descendre et Zancarini nous livrent. Un volume qui fera certainement date, pas uniquement en raison de la singularité de sa forme et de la qualité indéniable du travail fourni (dont témoigne largement, entre autres, l’attention minutieuse portée aux résultats les plus récents de la critique spécialiste), mais aussi parce que jusqu’à présent, dans le panorama français, seul Jean-Yves Frétigné avait courageusement relevé le défi d’une biographie gramscienne (Antonio Gramsci. Vivre, c’est résister, Paris, Armand Colin, 2017).

2Ainsi, « Œuvre-vie » est-il le concept central autour duquel se structure le projet des auteurs, lequel reflète parfaitement le trait essentiel de l’aventure de l’homme Gramsci aussi bien que le choix méthodologique fait (et, à juste titre, fréquemment rappelé) afin de reconstituer celle-ci de la façon la plus fidèle et correcte possible. Pour ce qui est du premier aspect, l’expression évoquée souligne, en effet, extrêmement bien, l’impossibilité de dissocier la pensée de l’action lorsqu’on a affaire à une personnalité qui perçoit son propre statut d’individu-philosophe (tel que l’écrit Gramsci-même dans ses Cahiers) comme « un rapport social actif de modification de son milieu culturel » et qui est parvenue, probablement mieux que quiconque au XX^e siècle, à incarner cet idéal d’unité de théorie et de pratique énoncé par Marx dans la onzième thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, mais il s’agit de le transformer ». Quant au second élément, étroitement corrélé à ce que l’on vient de voir et véritable cœur de l’opération du binôme Descendre-Zancarini, l’on ne peut que saluer la décision d’avoir adopté, d’ailleurs de manière très cohérente avec leurs précédents travaux respectifs (consacrés à Botero ou à Machiavel), une « démarche historique » (p. 6) qui présuppose un lien et une interaction profonds entre philologie et histoire. À savoir une démarche qui prévoit, plus en détail, « un travail philologique minutieux et honnête […] attaché à la lettre des textes » (p. 7) prenant en compte tous les différentes types de documents rédigés par Gramsci sans aucune hiérarchisation rigide fondée sur la nature de ceux-ci (articles de journaux, écrits militants et programmatiques, lettres, notes, etc.) ; auquel il faut ajouter, en parallèle, la propension systématique à historiciser, à replacer dans son contexte particulier chaque élément de la production du penseur sarde et à l’examiner, en permanence, par le biais d’une « approche diachronique » (p. 9).

3C’est grâce au respect scrupuleux de cette méthode, qui depuis l’essai pionnier de Gianni Francioni constitue sûrement le plus important acquis de la meilleure critique gramscienne (L’officina gramsciana. Ipotesi sulla struttura dei Quaderni del carcere, Napoli, Bibliopolis, 1984), que les auteurs nous permettent de revivre l’épopée de Gramsci à travers un parcours de lecture, chronologiquement construit et fort riche en renvois textuels, se déroulant en trois étapes fondamentales : les années de formation (1911-1919), l’activité de militant révolutionnaire (1919-1926) et, finalement, la période d’incarcération (1926-1937). Conformément aux paramètres théoriques élucidés, l’on remarque spécialement la capacité de Descendre et Zancarini de maintenir tout au long de l’ouvrage un équilibre substantiel, toujours potentiellement menacé par la vastité du sujet traité et par la multiplicité des plans d’analyse qui se superposent et s’interpénètrent immanquablement dans l’« œuvre-vie » du philosophe italien, entre les dimensions de la vie personnelle, de la réflexion et de l’activité politico-pratique de ce dernier. De surcroît, il convient également d’observer que, en ce qui concerne l’étude de l’action et de la pensée de Gramsci, la mise en place d’une lecture de type diachronique étendue à la totalité de son corpus se révèle décidément très fructueuse dans le but déclaré de vouloir mettre au jour « les lignes de continuité […] autant que [les] évolutions et déplacements » (p. 533) qui marquent et ses prises de position et ses vives méditations. Que l’on songe, par exemple, aux transformations touchant à la boîte à outils conceptuelle de Gramsci qui se manifestent graduellement au fil de la rédaction des Cahiers, dans le sens à la fois d’une articulation et d’une complexification de plus en plus grandes de quelques notions-clés (« hégémonie », « guerre de position », « révolution passive », etc.), d’un glissement terminologique et sémantique (« classes » – « subalternes ») ou encore de l’émergence de nouvelles catégories devenues par la suite cruciales (« traductibilité »). Des modifications et des variations capables de nous montrer dans leur spécificité le développement, rythmé par un dialogue perpétuel entretenu par Gramsci dès sa jeunesse avec son temps historique et ses diverses lectures, d’une pensée qui, loin de tout dogmatisme, se meut délibérément, à partir d’un certain moment, dans le cadre du marxisme, tout en tâchant de renouveler du point de vue théorique et stratégique cette doctrine en vue de la hisser à la hauteur des défis que posait la nouvelle époque inaugurée par la fin de la Grande Guerre.

4Mais, au-delà de l’aspect strictement scientifique, l’opération de Descendre et Zancarini doit être louée, en outre, pour son objectif plus proprement politique. De fait, le choix d’appliquer, dans le sillage des indications données par Gramsci lui-même dans la note intitulée « Questions de méthode » du Cahier 16, une méthode génético-critique à leur reconstruction de la vie du « Sarde bossu » représente une réponse très puissante à deux tendances pernicieuses de notre temps. En premier lieu, l’on fait référence à la crise et au déclin général et généralisé au sein du monde académique de la pensée historique et des perspectives historicistes et « historicisantes », laquelle a souvent pour conséquence la remise en question, dans le champ de la recherche en sciences humaines, du principe postulant la connexion inéliminable entre le contexte historique (à appréhender dans son dynamisme évolutif) et l’individualité (jamais atomisée) dont l’on approfondit l’action et/ou la réflexion. Deuxièmement, comme les auteurs l’explicitent, tel qu’il a été conçu ce livre aspire et réussit à offrir aux lecteurs un Gramsci absolument inconciliable avec les déformations et les tentatives de récupération dont, notamment en Italie et en France et de façon transversale, les différentes familles ou courants politiques ont été responsables dans l’intention d’intégrer à leurs constellations idéologiques cette figure éminente de la pensée politique contemporaine. À cet égard, il suffit de se souvenir des efforts déployés par le PCI durant la Guerre froide pour faire de Gramsci un représentant de l’orthodoxie communiste et de ceux des adversaires des forces de gauche qui ont cherché et cherchent depuis quelque temps, au contraire, à imposer dans le débat public soit une réduction libérale de sa théorie (le portrait de Gramsci inventeur de l’hégémonie culturelle d’après qui la bataille politique s’identifierait à la simple bataille des idées) soit une interprétation de celle-ci compatible avec les formules de la soi-disant Nouvelle Droite.

5Pour conclure, mutatis mutandis l’on retrouve condensée dans l’ouvrage de Descendre et Zancarini le même accord de théorie et de praxis qui traverse et forge toute l’activité politique et spéculative du fondateur de L’Ordine nuovo. En s’appropriant intelligemment la leçon du philosophe italien, les auteurs nous prouvent en dernière instance que, pour restituer l’image la plus objective du Gramsci historique et le défendre des altérations politiquement intéressées de ses réflexions, c’est-à-dire, en d’autres termes, pour satisfaire cette double fin théorique et pratique, il est nécessaire de « se faire » Gramsci, d’en devenir au fond le double.