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Utopies politiques

Maurizio Pallante ou l’utopie pragmatique de la Decrescita felice

Giovanni Privitera
p. 139-151

Résumés

Maurizio Pallante est l’un des principaux défenseurs de la « décroissante heureuse ». On essaie ici de synthétiser son argumentaire en faveur d’un changement de paradigme pour parer le désastre écologique et l’impasse économique qui caractérisent notre époque, avec leurs conséquences psychologiques, culturelles, anthropologiques, philosophiques. Sa défense de la « relocalisation » économique et politique est examinée avec une question sous-jacente : peut-on parler d’une « utopie pragmatique » et que penser de cet oxymore ?

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Italie

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XXIe
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Texte intégral

  • 1 Serge Latouche, « Cornelius Castoriadis ou l’autonomie radicale », Les précurseurs de la Décroiss (...)
  • 2 Mathias Lefèvre, « “La décroissance soutenable. Bioéconomie, écologie et simplicité volontaire”. (...)

1Il existe, dans nos sociétés, une pensée unique, ou tout du moins hégémonique, que l’on peut nommer « productiviste, développementiste, accumulatrice ou encore consumériste1 », qui ne jure que par le développement, la production et la consommation et qui érige l’économie au rang d’instance souveraine de la société2, la croissance économique étant considérée comme un axiome. Toutes celles et tous ceux qui n’adhèrent pas à cette idée et qui envisagent d’autres modèles de sociétés, sont systématiquement classés parmi les marginaux, les doux rêveurs à l’écart d’un système culturel, économique, social et philosophique sans alternative possible.

  • 3 Oscar Wilde, Setentiae, Montélimar, Voix d’encre, 2017, p. 35.

2Maurizio Pallante et les partisans de la Decrescita felice (Décroissance heureuse), mouvement né en Italie en 2007, ainsi que tous les tenants de la décroissance dans le monde, qu’on appelle généralement « objecteurs de croissance » ou « décroissants », comptent parmi ces hétérodoxes pointés du doigt. Les plus critiques les perçoivent comme des farfelus régressifs exhortant le monde à revenir à l’âge de pierre. Et si certains ne les voient pas autrement que comme des bobos à ne pas prendre au sérieux, les moins circonspects sont souvent d’accord avec eux sur le principe et avec quelques-unes de leurs idées tout en estimant que leur projet est irréalisable. Les décroissants sont alors taxés d’utopistes. Au sens le plus négatif du terme bien sûr. On leur reproche un déficit de pragmatisme, de prôner l’infaisable, puisque désormais, depuis plusieurs décennies, « There is no alternative » selon la formule de Margareth Thatcher. D’aucuns disent d’eux qu’ils sont réticents au progrès. Progrès qui est ici réduit exclusivement au sens de progrès matériel et perçu comme un synonyme de croissance économique. Les décroissants seraient des utopistes réticents au progrès, donc. Criant paradoxe si l’on se fie au sens premier du mot utopie, « en aucun lieu », et que l’on croit, comme Oscar Wilde, que « le progrès n’est autre que l’accomplissement des utopies3».

  • 4 Maurizio Pallante, Sostenibilità equità solidarietà. Un manifesto politico e culturale, Torino, L (...)

3Quoiqu’il en soit, la Décroissance est, c’est indéniable, un vaste chantier. Mais est-il pour autant utopique ? Pour Maurizio Pallante, la décroissance est la seule option envisageable pour les décennies à venir et c’est plutôt d’essayer de continuer à croître à tout prix qui est irréaliste4.

Ce que la décroissance n’est pas

  • 5 Fabrice Flipo, « La décroissance : une utopie au présent », Mouvements, vol. n° 41, 2005 n° 4, p. (...)

4La décroissance est un terme légèrement ambigu. Ce n’est pas une théorie économique et il ne faut pas l’entendre au sens littéral – il ne s’agit pas de prôner l’inversion de la courbe du PIB – mais bien au sens symbolique. Il s’agit, en quelque sorte, d’un slogan, d’une direction à prendre, d’un « concept-fantôme pour se désintoxiquer du développement et générer d’autres visions, d’autres expériences5 ». Décroître, c’est sortir de l’obsession de la croissance à tout prix, s’extirper de l’idéologie de la croissance comme dogme absolu.

  • 6 Serge Latouche, Le pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006.
  • 7 Carla Ravaioli, Il pianeta degli economisti, ovvero l’economia contro il pianeta, Torino, Isedi, (...)
  • 8 Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive, Paris, Seuil, 2005.

5Serge Latouche répète qu’il s’agit d’une décolonisation de l’imaginaire6 et de la mise en œuvre d’un autre monde possible. Carla Ravaioli parlait de dictature de l’économisme, de la nécessité d’une révolution culturelle et d’un changement de paradigme, pour remplacer le quantitatif par le qualitatif7. Cornelius Castoriadis prônait l’abandon d’une foi, d’une religion ; celle du productivisme, du développement à tout prix, de l’accumulation et du consumérisme8. Car oui, la Croissance est une foi, une croyance. Croyance qu’une croissance infinie et qu’une accumulation sans limite sont possibles et souhaitables. Ce que les Sciences économiques classiques présentent comme des équations irréfutables est en réalité un et un seul point de vue. Si ces équations peuvent être considérées comme des logiques mathématiques indiscutables, il faut tenir compte qu’elles ne le sont qu’à partir d’un point de départ précis, orienté, présenté comme un axiome – celui de l’homo œconomicus – mais qui n’est autre qu’un choix, un parti pris.

  • 9 Alain Caillé (dir.), De la convivialité. Dialogues sur la société conviviale à venir, Paris, La D (...)
  • 10 Alain Caillé, Dé-penser l’économique, Paris, La Découverte, 2005.
  • 11 Edgar Morin, Pour une politique de civilisation, Paris, Arléa, 1997.

6C’est à cette vision-là que s’opposent les décroissants. Et malgré leur formule coup de poing, l’idée pour eux n’est certainement pas de prôner la récession ni même la croissance négative. Décroître pour décroître serait aussi absurde que croître pour croître. D’aucuns, par souci de justesse et afin d’éviter toute ambiguïté, comme le sociologue Alain Caillé (qui par ailleurs oppose la vision de l’homo-convivialis9 à celle de l’homo-œconomicus), préfèrent à la « décroissance » le terme d’« a-croissance10 ». D’autres, puisqu’il ne s’agit pas de décroître à tout prix et à tout va, parlent de décroissance sélective. Edgar Morin résume bien les choses : croissance et décroissance ne sont pas antinomiques mais complémentaires : il s’agit de déterminer ce qui doit croître et ce qui doit décroître11.

7Nous conserverons pour cet article la locution la plus communément admise : la décroissance.

Les précurseurs, Maurizio Pallante et la Decrescita felice

  • 12 Dennis Meadows, Donella Meadows, Jorgen Randers, Limits to Growths, London, Chelsea Green Publish (...)

8Si le mouvement de la Decrescita felice voit officiellement le jour en Italie en 2007 grâce à Maurizio Pallante, les courants d’idées, les penseurs et les militants politiques que l’on peut qualifier de « décroissants » dans le monde, ou du moins leurs précurseurs, sont bien plus anciens. Nous pouvons faire remonter l’intuition des limites de la croissance économique au Britannique Thomas Robert Malthus, en plein décollage industriel anglais à la fin du XVIIIe siècle ; celle-ci trouve son fondement scientifique dans le deuxième principe de la thermodynamique (la loi de l’entropie) de Sadi Carnot en 1824, mais c’est véritablement au début des années 1970, à la fin des trente glorieuses, que la question écologique au sein de l’économie et les impacts négatifs de la croissance sur l’environnement, et donc l’humain, ont été théorisés par l’économiste roumain Nicholas Georgescu-Roegen et popularisés, à la même époque, par le club de Rome. Ce groupe de réflexion créé en 1968, piloté par Aurelio Peccei (ingénieur, membre du conseil d’administration de FIAT), comprenant principalement personnels de l’OCDE, scientifiques, économistes et industriels originaires de 52 pays, acquiert une notoriété mondiale à l’occasion de la publication d’un premier rapport en 1972 intitulé « Limits to growth12 », aussi connu sous le nom de Rapport Meadows, du nom de deux de ses auteurs. Dans ce rapport (diffusé à seize millions d’exemplaires en trente-sept langues différentes), pour la première fois, les vertus de la croissance sont remises en cause par des chercheurs au nom de la prise de conscience d’une pénurie prévisible des ressources énergétiques et minérales et des conséquences du développement industriel sur l’environnement.

9Cinq principaux problèmes sont soulignés : l’accélération de l’industrialisation, la croissance forte de la population mondiale, la persistance de la malnutrition mondiale malgré les trois décennies de forte croissance économique, l’épuisement des ressources naturelles non renouvelables et la dégradation de l’environnement. Les conclusions du rapport annoncent un futur inquiétant pour l’humanité : si rien n’est mis en œuvre pour stabiliser la population et la croissance industrielle, le système planétaire va s’effondrer. D’où un appel à la « croissance zéro », sans pour autant préciser les mesures et les voies à entreprendre.

10Dès lors, un ensemble d’intellectuels hétérodoxes, en grande majorité originaires du sud de l’Europe, vont réfléchir à la question et y consacrer une partie plus ou moins importante de leurs recherches : le Roumain Nicholas Georgescu-Roegen, les Grecs Cornelius Castoriadis et Takis Fotopoulos, les Français Serge Latouche, Alain Caillé et Edgar Morin, les Italiennes Laura Conti et Carla Ravaioli, l’Espagnol Julio Garcia Camarero, l’Indo-catalan Raimon Panikkar et le Sénégalais Felwine Sarr, pour ne citer que quelques noms parmi les plus connus.

11En 2007, Maurizio Pallante – cofondateur du parti écologiste « I Verdi » en 1985, spécialiste des technologies environnementales et des rapports entre économie, technologies et écologie, conseiller pour le Ministère de l’environnement italien au début des années 2000 – va fonder le Movimento per la decrescita felice13, premier et seul mouvement décroissant officiel en Italie à ce jour. Un mouvement politique qui refuse de participer à la politique institutionnelle (pour éviter toute forme de carriérisme et d’opportunisme politicien) mais qui propose de faire de la politique au sens noble et originel du terme, par les idées. Une organisation qui vise, à son échelle, à rendre concrète l’utopie de la décroissance. Mais par où commencer ?

  • 14 Maurizio Pallante, Meno e meglio. Decrescere per progredire, Milano, Mondadori, 2011, p. 5.

12Pour résumer sa vision et son dessein, Maurizio Pallante se plaît à citer Mahatma Gandhi : « Incarnez le changement que vous voulez voir dans le monde14». Tout ne peut pas changer du jour au lendemain, alors la démarche est d’abord personnelle et individuelle. Mais elle ne peut se limiter à cela. Car il s’agit d’un projet ambitieux et global qui nécessite la confluence des milliers d’initiatives citoyennes, malheureusement trop éparpillées, qui essaient de réinventer la société, l’économie, le rapport à la nature, en somme la politique. C’est pourquoi le movimento della decrescita felice a été créé.

13Dans les grandes lignes, le MDF est une association composée de 20 cercles, implantés sur tout le territoire national italien, visant à sensibiliser la population au bien-être, en favorisant toute forme d’activité et de production à faible impact environnemental, ne créant aucune forme d’exploitation humaine et garantissant une redistribution équitable des profits, tels que, par exemple, les emplois « utiles », les technologies propres qui permettent de réduire le gaspillage de ressources énergétiques, les petites et moyennes entreprises éthiques… Mais si la décroissance est heureuse, c’est tout d’abord parce que la croissance est malheureuse.

Pourquoi la recherche de la croissance à tout prix est néfaste

14Puisque le projet décroissant n’existe qu’en rapport à la logique de croissance infinie sur laquelle se basent nos sociétés, il s’agit dans un premier temps d’identifier les principales conséquences délétères de la croissance économique à tout prix. Maurizio Pallante les regroupe en trois grandes catégories : l’écologie, l’économie et la culture.

Le désastre écologique

  • 15 Maurizio Pallante, Destra e sinistra addio. Per una nuova declinazione dell’uguaglianza, Torino, (...)

15La société de croissance se base sur une logique infinie dans un monde fini, une planète aux ressources limitées. Cette logique provoque une augmentation de la consommation des ressources de la Terre au-delà même de la capacité de la Terre à se régénérer. De plus, la croissance comporte une augmentation d’émissions intrinsèquement polluantes ou polluantes parce qu’émises en trop grandes quantités15.

16Le jour du dépassement (moment à partir duquel l’humanité vit à crédit par rapport à l’utilisation des ressources de la Terre) tombait le premier novembre en 2003, il se situait au 29 juillet en 2019. Et le premier recul dans l’Histoire du jour du dépassement, en pleine pandémie de Covid 19 (le 22 août 2020), est bien la preuve que l’activité humaine en est le principal responsable.

L’impasse économique

17Du point de vue économique, Maurizio Pallante relève deux principales contradictions.

18Premièrement, pour continuer à croître, les pays dits « développés », ou plutôt qui s’autodéfinissent comme étant « développés », ne peuvent continuer à croître que si les pays qu’ils appellent « en voie de développement » croissent. Car pour pouvoir atteindre tant bien que mal une croissance supérieure à zéro, la principale solution pour les pays occidentaux est de délocaliser dans les pays les plus pauvres afin d’obtenir une main-d’œuvre à moindre coût. Cela entraîne à terme, dans les pays occidentaux, un taux de chômage élevé, une baisse du pouvoir d’achat, moins de demande, et une augmentation de la dette publique pour relancer la croissance.

  • 16 Ibid., p. 17

19Deuxièmement, il s’agit une nouvelle fois d’une logique infinie dans un monde qui ne l’est pas. Car à force de croître, ces pays en voie de développement finiront bien par être « développés ». Et une fois qu’ils auront atteint un certain niveau de développement, peu ou prou équivalent à celui des pays occidentaux aujourd’hui, pour continuer à croître, où pourront-ils délocaliser16 ?

Les méfaits psychologiques, philosophiques et culturels

  • 17 Le PIB est un indicateur illusoire et ses principales limites sont : de ne pas tenir compte de la (...)
  • 18 Voir, par exemple, Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, coll. « Les livres du (...)

20La société de croissance à tout prix crée un monde ultra-concurrentiel, basé sur la compétition à outrance, et il génère stress, anxiété, mal-être voire dépression. L’obsolescence programmée multiplie les besoins superflus et l’insatisfaction chronique. On assiste impuissants à une dégradation de la qualité de nos vies (la qualité de l’air, de l’eau, de l’environnement…), des détériorations non quantifiées par le principal indicateur de richesse utilisé, le PIB17, mais concrètement subies. La théorie du ruissellement – selon laquelle enrichir les plus riches provoquerait un enrichissement consécutif de tout le reste de la pyramide sociale – n’est vraie que dans des contextes très particuliers comme celui des Trente glorieuses, et elle est clairement démentie depuis lors par une multitude d’études. Personne n’ose plus nier la montée progressive des inégalités et des injustices. À titre d’illustration, parmi des milliers d’exemples possibles, le rapport de richesse entre le cinquième pays le plus riche au monde et le cinquième le plus pauvre est passé de 1/30 à 1/100 de 1970 à nos jours18.

21Outre la destruction de la planète, cette obsession pour la croissance économique et les mesures appliquées pour l’atteindre détériorent également notre tissu social. Du point de vue culturel, il est indéniable que nous assistons à des formes d’uniformisation, à la perte de spécificités, cultures et langues locales. Nous vivons, selon la formule de Serge Latouche, dans une anti-société qu’il appelle également une dissociété.

Relocaliser !

  • 19 Serge Latouche (dir), La décroissance, Paris, PUF, 2019, en particulier « Chapitre premier. Pourq (...)

22Une bonne partie des actions du MDF et de Maurizio Pallante se base sur la théorie du cercle vertueux de Serge Latouche, symbolisée par les 8R : reconceptualiser, recycler, redistribuer, réduire, réévaluer, relocaliser, restructurer et réutiliser19.

  • 20 Mauro Bonaiuti, La grande transizione. Dal declino alla società della decrescita, Torino, Bollati (...)

23Le projet de la décroissance est nécessairement le projet de la transition entre deux mondes20. C’est pourquoi, à l’échelle italienne pour le MDF, mais en règle générale pour les objecteurs de croissance partout ailleurs, l’une des clés pour amorcer le virage de la décroissance et rendre concrète cette utopie, est la relocalisation. Relocaliser est l’un des principaux vecteurs de transition aussi bien dans une perspective de production agroalimentaire, que du point de vue culturel, social et politique.

  • 21 Voir Simone Weil, L’enracinement, Paris, Gallimard, 1949.

24Cette volonté de relocaliser les activités humaines ne saurait avoir un objectif exclusivement pratique. Il ne s’agit pas que de la création d’emplois sur place mais également et surtout d’adopter une hygiène mentale, intellectuelle et spirituelle21. Car avant d’être un projet économique, la décroissance est un projet sociétal, loin d’être exclusivement progressiste. Les partisans de la decrescita felice exhortent ainsi à la réhabilitation et à l’actualisation de ce qui était bon dans le passé. L’idée est de tenir compte de notre héritage et d’apporter notre pierre à l’édifice en essayant de corriger ce qui a été fait de mauvais.

25Mais comment procéder ?

26Il s’agit d’abord de changer notre rapport au travail. Dans nos sociétés de croissance, le travail a le monopole aussi bien économique et social que psychologique et culturel. Le MDF et les mouvements décroissants dans le monde proposent de concevoir le travail en termes de sens de l’activité et pas seulement comme source de revenus. Ce n’est pourtant pas la tendance générale. L’obsession politique est de faire baisser le chômage à tout prix et par tous les moyens. Mais depuis le milieu des années 1970, la croissance molle éloigne de plus en plus nos sociétés dites développées du plein emploi. Une multitude de fonctions humaines sont remplacées par les nouvelles technologies et la robotisation. Et ce n’est, fondamentalement, pas un problème. Car ces emplois sont généralement fort pénibles. Pendant tout le XXe siècle, la réduction du temps de travail a été l’un des progrès sociaux majeurs dans nos sociétés. Dernièrement, on tend toujours plus à maintenir les heures de travail, comme si ces heures de travail avaient une valeur intrinsèque, indépendamment de l’intérêt et du sens qu’elles ont pour l’humain et pour la société. Le seul et unique problème de la disparition des heures de travail pénible est qu’elle crée du chômage.

  • 22 Pertosa Alessandro, Santoni Lucilio, Maledetta la Repubblica fondata sul lavoro, Ancona, Gwynplai (...)

27Alessandro Pertosa et Lucilio Santoni, penseurs associés au MDF, nous offrent une mise en perspective historique du rapport au travail22. Ils commencent par l’étymologie du mot travail qui dérive du latin tripalium, un instrument de torture composé de trois barres de bois. En Italien, lavoro dérive de labor, mais l’idée est la même. La révolution industrielle et l’avènement du protestantisme marquent un changement de paradigme historique, qui s’est ensuite répandu et mondialisé. Depuis, être débordé de travail est devenu un élément de distinction sociale. Mais avant cela, ceux qui avaient la chance ne pouvoir ne pas travailler ne travaillaient pas. Cela ne signifie évidemment pas que ces personnes n’avaient pas d’activités intellectuelles, physiques ou manuelles. Mais elles n’exerçaient pas un travail au sens où on l’entend aujourd’hui.

28Un des malentendus sur l’utopie du projet de la décroissance vient de la difficulté de s’extraire du cadre mental de la société de croissance. Il faut entendre le projet dans toute sa radicalité. La société de croissance, sans croissance, est la pire des choses. Mais ce n’est pas la société de décroissance.

  • 23 Maurizio Pallante, Sostenibilità equità solidarietà, op. cit., p. 54.

29Pour le movimento della decrescita felice, la reconversion écologique de l’économie et la réduction du temps de travail sont les solutions qui s’imposent pour réduire le chômage. Et cela passe par la relocalisation. Le travail doit – écrit Pallante – « redevenir une activité à travers laquelle les êtres humains peuvent subvenir aux besoins d’un territoire donné. En d’autres termes, les chaînes d’approvisionnement doivent être réduites. Cette relocalisation de l’économie devra se faire selon trois axes fondamentaux : le premier est la production alimentaire. Il faudra tirer le meilleur parti de ce qu’on appelle la souveraineté alimentaire ; […] Le second sera la capacité à garantir une autonomie énergétique maximale ; […] Le troisième aspect sera la valorisation de la petite et moyenne industrie. Dans la logique de la mondialisation, celles-ci sont massacrées par de grands groupes multinationaux […]23. » Et puisque la mondialisation est un jeu de massacre à l’échelle planétaire, en faveur du moins-disant social, fiscal et écologique, la première étape est la démondialisation.

30À titre d’exemple, Maurizio Pallante cite le secteur agricole, dans lequel il est concevable de créer des emplois sans croissance à condition de sortir de l’agriculture industrielle qui nécessite l’emploi de pesticides et d’engrais chimique24. Une étude de la Federazione nazionale agricoltura biologica e biodinamica25 affirme que la création de 90 000 emplois est envisageable, si l’on passe des 6 % actuels de production agricole biologique à 9 % comme en Autriche. En extrapolant les résultats de cette étude, on peut supputer qu’avec une agriculture 100 % biologique, on avoisinerait le million d’emplois créés. Et cette utopie-ci ne ressemblerait pas pour autant à un retour au XIXe siècle, où 40 % de la population était dans le secteur agricole. Car il suffirait, avec les moyens contemporains, de revenir à un taux approchant entre 10 % et 12 % de la population (aujourd’hui cette population est d’environ 5 % en Italie).

  • 26 À titre d’exemple, Maurizio Pallante cite la Sardaigne, qui potentiellement pourrait être autosuf (...)

31Oui, relocaliser c’est d’abord démondialiser. La mondialisation tous azimuts provoque une uniformisation planétaire qui réduit les cultures au folklore et vide le politique de toute substance au profit de la loi du marché. Une nouvelle fois, cette incitation à la démondialisation ne vaut qu’au regard du contexte actuel26. Il ne s’agit pas de le faire de façon exclusive, ni même de viser une autoproduction totale et encore moins, comme s’amusent à le répéter certains détracteurs, de revenir au troc. Dans l’Histoire, les relations commerciales ont souvent été de pair avec des relations diplomatiques florissantes. De plus, ces relations commerciales permettent d’avoir accès à des aliments qu’on ne pourrait pas manger s’ils n’étaient pas importés. Mais c’est la déterritorialisation massive, systématique et systématisée qui est mise en cause.

  • 27 Serge Latouche, La Décroissance, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2019.

32Chaque jour, a lieu, au nom de la rationalité économique, un vaste déménagement planétaire, contraire au plus élémentaire bon sens. Les exemples d’aberrations écologiques sont innombrables : des crevettes danoises envoyées au Maroc pour être lavées, qui retournent au Danemark pour être mises en sachets avant d’être vendues dans le monde entier, jusqu’aux camions italiens transportant des tomates vers les Pays-Bas, qui croisent sur les autoroutes suisses des camions hollandais transportant des tomates cultivées sous serre, direction la Sicile. Et pour permettre la progression et la multiplication d’aberrations de ce genre, on construit de nouvelles routes, de nouveaux tunnels et de nouvelles lignes de TGV27.

  • 28 Maurizio Pallante, Monasteri del terzo millenio, Torino, Lindau, 2013, p. 61.

33Si la démondialisation partielle est une première étape inévitable, la relocalisation ne se résume pas pour autant à cet aspect défensif. Il s’agit également de réinventer une autonomie territoriale adaptée à la situation historique. De ce point de vue, rien d’utopique. Le retrait d’intervention de l’État dans les économies de nos sociétés a déjà provoqué, par contraste et depuis quelques décennies, un regain de gestion micro-territoriale. C’est le cas de tout un pan de l’économie sociale, solidaire et coopérative (coopératives en autogestion, communautés agricoles etc…). Cependant, le problème est que la plupart de ces microentreprises sont souvent à la merci de changements politiques et se voient ainsi condamnées à disparaître ou, pour survivre, à se fondre dans le système dominant. Maurizio Pallante parle de « territoires sans pouvoir à la merci de pouvoirs sans territoires28 ».

34La question est alors également politique.

Relocaliser le politique

35Le Mouvement de la décroissance heureuse n’a pas pour but de se présenter aux élections ni d’imposer sa vision. Cette non participation à la politique institutionnelle est d’ailleurs inscrite dans les statuts du mouvement. De façon assez utopique, les décroissants postulent que la seule instance qui peut prétendre à une légitimité pour dire la loi, est l’ensemble des citoyens, autrement dit le peuple (c’est également ce que disent Cornelius Castoriadis, Jean-Jacques Rousseau avant lui, ou encore Carla Ravaioli).

  • 29 Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une radicalisation de la (...)

36En ce sens le MDF et les mouvements décroissants en général sont clairement populistes au sens d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe pour qui il y a populisme de gauche quand se vérifie « cristallisation d’un conflit populaire et intégration de certaines catégories de population (en les opposant à d’autres qui leur font obstacle ou les renvoient à l’illégitimité) dans l’espace de ce qui est pensable et faisable en politique. Si le populisme est une manière de faire de la politique par les discours et les symboles, avant même de structurer un programme d’action cohérent, chaque fois qu’il apparaît, il entraîne une reconfiguration radicale des signifiants et des oppositions par lesquels on construit le jeu politique, ainsi qu’une refonte des types de « subjectivité politique29 ». En quelque sorte, un déplacement radical du cadre normatif, un populisme par le bas.

37Si cette réponse peut être satisfaisante en théorie, dans les faits le projet d’une démocratie écologique reste clairement une utopie. Mais il s’agit d’un horizon de sens qui permet néanmoins de préciser certains aspects d’une organisation sociale cohérente avec le projet.

  • 30 Takis Fotopoulos, Vers une démocratie générale. Une démocratie directe, économique, écologique et (...)
  • 31 Maurizio Pallante, Monasteri del terzo millennio, op. cit., p. 84.
  • 32 Marcel Mauss, Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques In Soc (...)

38Une fois qu’on a pris conscience des limites de l’action politique classique dans nos sociétés, que Takis Fotopoulos appelle sociétés post-démocratiques30, reste la possibilité de créer des niches à l’intérieur du corset de fer du système. Car si l’objectif final recherché est la conversion massive du peuple à la décroissance, ou à l’acroissance, la transition passe nécessairement par la formation de ce que Maurizio Pallante nomme les Monastères du troisième millénaire31. Il préconise une confédération de dèmoi, de petites unités homogènes de quelques centaines, voire milliers d’habitants. Un chiffre qui permettrait de satisfaire la plupart des besoins essentiels pour chacun et d’instaurer une véritable démocratie directe. Un retour à la communauté (cum-munus) donc, qui permettrait parallèlement à l’économie de marché de retrouver l’économie de don chère à Marcel Mauss32. Un aspect communautaire qui différerait cependant de la communauté des sociétés traditionnelles, en ce sens qu’aujourd’hui on pourrait choisir sa communauté en toute conscience, alors que dans le passé on en héritait à la naissance.

  • 33 Concept cher au sociologue italien Vilfredo Partoe. Voir à ce propos Vilfredo Pareto, Trattato di (...)

39Et pour en revenir à l’acception du populisme de Mouffe et Laclau, il faut souligner une différence majeure avec la pensée, la stratégie et les objectifs décroissants : si pour les politologues belge et argentin, les revendications populistes entrent en conflit avec le système dominant et peuvent potentiellement déplacer le cadre normatif par une circulation des élites33, les décroissants ne visent aucunement à prendre le pouvoir. Pour Maurizio Pallante, la potentielle volonté massive du peuple ne doit pas se convertir en un pouvoir « sur le peuple ». Il s’agit simplement d’obtenir des gouvernants qu’ils respectent la volonté du peuple s’il est majoritairement acquis à la décroissance.

  • 34 Serge Latouche, La décroissance, op. cit., p. 122.

40En conclusion, le MDF ne présente aucun modèle « clé en main ». La décroissance n’est pas une idéologie qui écrase ses disciples et leur indique comment ils doivent vivre. Pallante et son mouvement ne proposent pas un programme ni un modèle révolutionnaire mais plutôt une méthode. Une méthode applicable partout où règne le productivisme ; une méthode que tout partisan de la décroissance est libre d’appliquer comme il le veut, car l’objecteur de croissance est aussi nécessairement un artiste. La décroissance doit être un art de vivre, un art de vivre bien, en accord avec le monde, un art de vivre avec art34.

  • 35 Cité par Harry Bellet in « Georges Braque sous d’autres frondaisons », Le Monde, 19 septembre 201 (...)

41Finalement, ce que les partisans de la décroissance heureuse proposent est de nous faire retrouver le sens des limites. Et si l’on en croit les mots de Georges Braque, « le progrès ne consiste pas à étendre ses limites mais à les mieux connaître35 ». Car l’utopie du progrès infini risque de virer à la dystopie. Et les conséquences ont déjà commencé à pointer leur nez.

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Notes

1 Serge Latouche, « Cornelius Castoriadis ou l’autonomie radicale », Les précurseurs de la Décroissance, Paris, Le passager clandestin, 2014, p. 72.

2 Mathias Lefèvre, « “La décroissance soutenable. Bioéconomie, écologie et simplicité volontaire”. Compte rendu de colloque (Lyon, 26-27 septembre 2003) », Natures Sciences Sociétés, vol. 12, n° 1, 2004, p. 102-105.

3 Oscar Wilde, Setentiae, Montélimar, Voix d’encre, 2017, p. 35.

4 Maurizio Pallante, Sostenibilità equità solidarietà. Un manifesto politico e culturale, Torino, Lindau, 2018, p 9.

5 Fabrice Flipo, « La décroissance : une utopie au présent », Mouvements, vol. n° 41, 2005 n° 4, p. 36-42.,

6 Serge Latouche, Le pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006.

7 Carla Ravaioli, Il pianeta degli economisti, ovvero l’economia contro il pianeta, Torino, Isedi, 1992, 234 p.

8 Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive, Paris, Seuil, 2005.

9 Alain Caillé (dir.), De la convivialité. Dialogues sur la société conviviale à venir, Paris, La Découverte, 2011.

10 Alain Caillé, Dé-penser l’économique, Paris, La Découverte, 2005.

11 Edgar Morin, Pour une politique de civilisation, Paris, Arléa, 1997.

12 Dennis Meadows, Donella Meadows, Jorgen Randers, Limits to Growths, London, Chelsea Green Publishing, 1972, p. 205.

13 https://www.decrescitafelice.it page web consultée le 16 juillet 2021.

14 Maurizio Pallante, Meno e meglio. Decrescere per progredire, Milano, Mondadori, 2011, p. 5.

15 Maurizio Pallante, Destra e sinistra addio. Per una nuova declinazione dell’uguaglianza, Torino, Lindau, 2016, p. 12.

16 Ibid., p. 17

17 Le PIB est un indicateur illusoire et ses principales limites sont : de ne pas tenir compte de la répartition des richesses, de ne pas déduire l’amortissement du capital afin d’obtenir un PI net, de ne pas prendre en compte le « capital écologique » et, ce qui est certainement sa limite la plus absurde, de considérer comme valeur ajoutée toute production et toute dépense, quelle qu’elle soit. Cornelius Castoriadis emploie la métaphore du fil d’Ariane et donne les exemples des antidépresseurs, de l’industrie anti-polluante ou encore de l’argent dépensé pour la destruction de production alimentaire en excès.

18 Voir, par exemple, Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 2013.

19 Serge Latouche (dir), La décroissance, Paris, PUF, 2019, en particulier « Chapitre premier. Pourquoi sortir de la société de consommation ? », p. 23-49.

20 Mauro Bonaiuti, La grande transizione. Dal declino alla società della decrescita, Torino, Bollati Boringhieri, 2013.

21 Voir Simone Weil, L’enracinement, Paris, Gallimard, 1949.

22 Pertosa Alessandro, Santoni Lucilio, Maledetta la Repubblica fondata sul lavoro, Ancona, Gwynplaine, 2015.

23 Maurizio Pallante, Sostenibilità equità solidarietà, op. cit., p. 54.

24 Ibid., p. 49.

25 https://www.cambialaterra.it/rapporto/

26 À titre d’exemple, Maurizio Pallante cite la Sardaigne, qui potentiellement pourrait être autosuffisante en termes de production alimentaire, et qui importe 85 % de ce qui est consommé sur l’île. Voir l’interview de Maurizio Pallante https://www.youtube.com/watch?v=21WvTRww5rg visionnée le 21 juillet 2021.

27 Serge Latouche, La Décroissance, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2019.

28 Maurizio Pallante, Monasteri del terzo millenio, Torino, Lindau, 2013, p. 61.

29 Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une radicalisation de la démocratie, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2009.

30 Takis Fotopoulos, Vers une démocratie générale. Une démocratie directe, économique, écologique et sociale, Paris, Seuil, 2001.

31 Maurizio Pallante, Monasteri del terzo millennio, op. cit., p. 84.

32 Marcel Mauss, Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques In Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1973, p. 149 - 279.

33 Concept cher au sociologue italien Vilfredo Partoe. Voir à ce propos Vilfredo Pareto, Trattato di sociologia generale, vol. I, Firenze, Barbera, 1916 (edizione digitale).

34 Serge Latouche, La décroissance, op. cit., p. 122.

35 Cité par Harry Bellet in « Georges Braque sous d’autres frondaisons », Le Monde, 19 septembre 2013, article paru à l’occasion de l’exposition « Braque aux galeries du Grand Palais », Paris, du 16 septembre au 6 janvier 2014.

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Pour citer cet article

Référence papier

Giovanni Privitera, « Maurizio Pallante ou l’utopie pragmatique de la Decrescita felice »Italies, 25 | 2021, 139-151.

Référence électronique

Giovanni Privitera, « Maurizio Pallante ou l’utopie pragmatique de la Decrescita felice »Italies [En ligne], 25 | 2021, mis en ligne le 03 mars 2022, consulté le 01 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/italies/9153 ; DOI : https://doi.org/10.4000/italies.9153

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Auteur

Giovanni Privitera

Aix Marseille Université, Institut d’Études politiques, Aix-en-Provence, France

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