- 1 Les prénoms suivis d’un astérisque ont été modifiés pour préserver l’anonymat des enquêtés.
1Cela fait une bonne heure que nous errons sur les routes de l’Oise, à la poursuite d’un convoi fantôme. Partis à la rencontre des agriculteurs en colère, qui en ces derniers jours de janvier 2024 menacent de monter sur Paris, nous peinons à repérer les tracteurs de la révolte. Régulièrement, nous nous arrêtons pour faire le point et guetter l’arrivée des cortèges motorisés. À chaque fois, Antonin*1 se précipite hors du véhicule pour gravir talus et barrières de sécurité, en quête d’un poste d’observation. L’aisance avec laquelle il franchit les obstacles témoigne d’une longue expérience de l’« urbex » – cette pratique consistant à s’introduire, parfois par effraction, dans des bâtiments abandonnés ou interdits d’accès. C’est d’ailleurs dans le cadre de ces « explorations urbaines » qu’il a commencé à faire usage de la vidéo, pour partager sa fascination des sites soustraits au regard du public. Désormais, c’est surtout pour sa couverture des luttes sociales qu’Antonin est reconnu – au sens propre du terme, puisqu’il est souvent salué par des manifestants qui lui font l’éloge de son travail. Comme les autres passagers du véhicule, Antonin ne couvre pourtant les mouvements sociaux qu’à temps partiel. En dehors des moments de mobilisation, il est ouvrier boulanger. Assise à mes côtés, Camille* est quant à elle étudiante en Master d’affaires publiques en région parisienne. En parallèle de ses études, elle anime un compte X très suivi, réputé pour sa documentation des violences policières en manifestation. Au volant du véhicule, Amélie* est employée dans une compagnie aérienne mais c’est plutôt pour sa contribution à un média indépendant apparu dans le sillage des Gilets jaunes qu’elle nous accompagne aujourd’hui, sur les traces des très élusifs convois de tracteurs supposés converger vers la capitale.
2Inhérents au travail des reporters couvrant les luttes sociales sur le terrain, ces moments d’expectative sont propices à la conversation, sinon à la confidence. Et si, d’ordinaire, on se livre peu sur sa vie privée, il est en revanche courant de partager son vécu des luttes. Ainsi la discussion s’engage-t-elle entre nous autour du mouvement contre la réforme des retraites de 2023 – à l’occasion duquel j’ai fait la connaissance de Camille et d’Antonin, couvrant à leurs côtés les journées d’action appelées par l’intersyndicale autant que les manifestations spontanées sillonnant Paris à la nuit tombée. Grièvement blessé par des éclats de grenade GM2L alors qu’il couvrait la « manif’action » des Soulèvements de la Terre à Sainte Soline, Antonin a dû suspendre toute activité durant deux mois, alors même que la mobilisation contre la réforme des retraites battait son plein. Heureusement, cette période mouvementée lui a aussi apporté son lot de satisfactions, à commencer par celle d’avoir obtenu gain de cause contre la chaîne C8 en parvenant à se faire dédommager pour usage non autorisé de ses vidéos dans l’émission « Touche pas à mon poste ». « On a un peu braqué Hanouna », déclare-t-il fièrement, en référence aux démarches entreprises avec un camarade victime des mêmes malversations. Avec un brin de malice, Camille s’étonne qu’il soit parvenu à prendre connaissance du forfait – serait-il un spectateur assidu de TPMP ? Soucieux d’écarter tout soupçon de sympathie pour le présentateur controversé, Antonin affirme avoir été prévenu par ses « followers » (les abonnés à son compte X et sa chaîne YouTube). Et pour clarifier la nature de ces transactions, il ajoute : « Hanouna, c’est un fils de pute qui diffuse nos images avec nos logos floutés toutes les semaines sur une chaîne de Bolloré pour promouvoir des idées racistes. Son argent, on l’a pris pour lui voler, pas pour être payés par lui. C’est ça, la différence. On ne leur vend pas ! On leur reprend ce qu’il nous vole. »
- 2 À ce jour, je ne suis pas en mesure d’identifier précisément l’origine de la catégorie indigène de (...)
3Cet échange condense les principaux thèmes au cœur de cet article. Il met en présence deux jeunes gens, âgés d’une vingtaine d’années, qui en dépit de trajectoires sociales contrastées se reconnaissent personnellement et mutuellement comme des « street reporters » : des non-professionnels couvrant « au contact » les mobilisations et leur répression2. À la faveur d’un de ces moments où le temps semble suspendu dans l’attente fébrile du surgissement de l’événement, ils confrontent leurs pratiques en matière de diffusion des images, tout en réaffirmant des convictions et des inimitiés partagées. Si la prise d’images et leur mise en circulation obéissent à des règles tacites au sein de cette communauté de pratiques (notamment pour éviter de causer du tort aux manifestants), on devine pourtant dans cet échange qu’elles s’accompagnent de dilemmes lancinants. Soucieux d’indépendance et critiques acerbes des médias dominants, qu’ils accusent à la fois de dénaturer les mobilisations et d’invisibiliser leur répression, ces témoins engagés sont déterminés à proposer une couverture différente des mouvements sociaux, à travers des dispositifs alternatifs de production et de diffusion de l’information caractéristiques du « médiactivisme » (Cardon & Granjon, 2010). Pour autant, ce rapport conflictuel avec les médias mainstream n’exclut pas de les fournir en contenus audiovisuels – y compris contre rémunération. À la fois en marge de la profession journalistique et au cœur de l’économie de l’information, les street reporters confirment que « ceux qui font le choix de la protestation ouverte ne s’extraient pas pour autant nécessairement de ce qu’ils dénoncent » (Boulakia & Mariot, 2023, 267).
4Après avoir esquissé les contours sociologiques de ce phénomène médiatique questionnant les frontières entre journalisme et militantisme (Riboni, 2023), mais aussi entre amateurisme et professionnalisme (Ferron, Harvey & Trédan, 2015), c’est à cette tension que je m’intéresserai, avant de la dépasser pour montrer comment les images des street reporters et leurs usages finissent souvent par échapper aux intentions de leurs auteurs. Enfin, je conclurai en tentant d’apporter des éléments de réponse à ma question centrale : dans quelle mesure ces reporters indépendants participent-ils à l’élaboration d’un contre-récit, en images, sur les luttes sociales et environnementales du moment, à rebours de la couverture médiatique dominante ?
Pour une sociologie des street reporters : point d’étape sur une enquête en cours
Politiste spécialisé dans l’étude des mobilisations violentes en Asie du Sud, je suis aussi photographe et, depuis 2016, couvre les luttes sociales en France pour le compte de médias indiens et pakistanais. En 2019, je me suis également rendu à Hong Kong pour y documenter le mouvement anti-ELAB et l’occupation de l’université polytechnique (PolyU). Au cours du siège de l’université par les forces de l’ordre, j’ai fait la connaissance de Léo*, un vidéaste français installé sur place depuis plusieurs mois, qui réalisait des « directs » des manifestations pour un média en ligne se revendiquant des Gilets jaunes. De retour en France, Léo m’a introduit dans le petit monde des street reporters et, au cours de la mobilisation contre la réforme des retraites de mars-avril 2023, j’ai commencé à m’atteler à une ethnographie de ces vidéastes et photographes engagés. Celle-ci repose principalement sur des activités d’observation participante au sein d’un groupe affinitaire mixte, composé d’une quinzaine de street reporters et d’étudiants en journalisme. Au-delà du mouvement des retraites de 2023, j’ai couvert aux côtés de membres du groupe le mouvement des agriculteurs de 2024, les mobilisations pour la Palestine et les manifestations spontanées contre l’extrême droite survenues la même année, ainsi que les « manif’actions » des Soulèvements de la Terre contre le projet Greendock à Gennevilliers et contre la construction de l’autoroute A69 dans le Tarn.
Si l’ethnographie consiste à faire corps avec son sujet, il est impératif de s’extraire de ce corps-à-corps avec le phénomène étudié pour parvenir à l’objectiver (Wacquant, 2023, 195). Ce n’est qu’à ce prix que le chercheur peut échapper au piège de l’« ethnographisme », soit « l’erreur de raisonnement qui consiste à penser que tout peut se saisir et s’expliquer par le hic et nunc du terrain » (ibid., 197). Je m’efforce donc de prolonger mes observations in situ par des entretiens (N = 15, à ce jour), au sein de mon groupe affinitaire mais aussi avec des street reporters évoluant dans d’autres groupes similaires, ainsi qu’avec des journalistes professionnels et des avocats.
Parmi les personnes interrogées figuraient huit street reporters et quatre reporters indépendants aspirant à devenir journalistes profesionnels. Ces enquêtés étaient issus de milieux sociaux relativement divers, allant des classes populaires aux classes moyennes supérieures (avec une dominante, cependant, de la classe moyenne inférieure et une absence notable de représentants de la bourgeoisie culturelle ou de la haute bourgeoisie). Le niveau d’études des interviewés était lui aussi variable : l’intégralité des aspirants journalistes avaient suivi des études supérieures, contre seulement la moitié des street reporters interrogés. Parmi les aspirants journalistes, trois avaient suivi une formation spécialisée (mais non reconnue par la profession) après le Bac. La pratique du « reportage de rue » et l’acquisition de savoir-faire en matière de prise de vue ou de commercialisation des images semble donc peu affecter les parcours professionnels – il est extrêmement rare que des street reporters intègrent le monde du journalisme professionnel, tandis que les journalistes spécialisés dans la couverture des luttes sociales et environnementales semblent voués à une très grande précarité économique (parfois renforcée par leurs démêlés avec la justice).
- 3 À ce sujet, voir le film Burma VJ – Reporting from a Closed Country (Anders Østergaard, 2008).
5La figure du street reporter a fait irruption dans l’espace audiovisuel global à la faveur d’une série de révoltes visées par un « black-out » médiatique. Précipité par l’annonce d’une augmentation du prix de l’essence, le soulèvement populaire survenu en Birmanie en 2007 a été marqué par l’émergence de bloggeurs et de « vidéo-reporters » contournant la censure des médias locaux en diffusant anonymement du contenu sur l’Internet ou en l’adressant à des soutiens basés à l’étranger, à l’instar de l’organisation Voice of Burma, installée en Suède3. Mais c’est surtout avec le « Mouvement vert » iranien de 2009 et les révolutions arabes de 2011 que se démocratise la figure du vidéo-activiste, simultanément à l’usage des smartphones et des réseaux sociaux. Utilisant la vidéo comme arme de disruption massive face à des autorités déterminées à réduire les protestataires au silence, ces témoins engagés ont rarement été formés aux métiers de l’image et s’improvisent reporters en tirant parti des fonctionnalités du Web 2.0. Par contraste avec la situation observée en Birmanie quelques années plus tôt, les images des manifestations iraniennes, tunisiennes, égyptiennes ou syriennes – et celles de leur répression – font l’objet d’une diffusion plus massive et moins organisée, via les sites de partage de contenus et les réseaux sociaux (Riboni, 2016 ; Boëx & Devictor, 2021). Comme toutes les images de manifestations captées dans le vif de l’action, en parant au plus pressé, ces vidéos n’ont pas vocation à tout rendre visible ou audible. Rompant avec les codes journalistiques, elles s’inscrivent dans une « esthétique du ressenti » (Layerle, 2008, 66) où le tremblé de la caméra, les cadrages approximatifs et le son défaillant constituent moins des tares rédhibitoires qu’un gage d’authenticité.
- 4 Le « cortège de tête » est parfois perçu comme un phénomène essentiellement parisien. Cette vision (...)
6En France, l’émergence des « journalistes de rue », couvrant les manifestations avec leurs téléphones portables, coïncide avec l’apparition, quelques années plus tard, de nouvelles applications mobiles de diffusion en direct sur les réseaux sociaux (Periscope, Facebook Live). Le mouvement Nuit Debout puis celui contre la Loi El Khomri (ou « Loi Travail ») sont le creuset de nouvelles pratiques manifestantes mais aussi médiatiques. Marquées par le débordement des organisations syndicales, par l’avènement du « cortège de tête » – groupe de manifestants non affiliés à des organisations4 – et par un regain de conflictualité lors des défilés, les mobilisations de l’année 2016 s’accompagnent d’une couverture inédite. On assiste alors à la création d’agences indépendantes qui, telles Taranis News ou Line Press, se spécialisent dans la couverture en première ligne des manifestations et des affrontements qui les émaillent. Tandis que les fondateurs de ces agences (Gaspard Glanz et Laurent Bortolussi, respectivement), revendiquent le statut de journalistes, les nouvelles applications mobiles de diffusion en ligne permettent à de jeunes autodidactes de se faire un nom sur les réseaux sociaux – à l’instar du « périscopeur » Rémy Buisine, qui filme en direct les assemblées de Nuit Debout et qui fait figure de modèle pour toute une génération de street reporters.
7Avec son accent mis sur l’auto-organisation et sa critique virulente des médias mainstream (Lupovici, 2024), le mouvement des Gilets jaunes constitue une autre étape importante dans la formation de cette nouvelle scène médiatique. C’est dans les rangs de ce mouvement que nombre de street reporters, jeunes ou moins jeunes, se sont éveillés à la politique et qu’ils se sont initiés au vidéo-activisme. Comme l’explique Camille*, reportrice indépendante depuis 2019,
- 5 Entretien avec Camille*, Paris, octobre 2023.
La couverture médiatique mainstream me semblait tellement à côté de la plaque. J’ai commencé à filmer pour montrer ce qu’étaient vraiment les manifestations des Gilets jaunes. Il y avait une ambiance très festive, très solidaire, quelque chose que je n’avais pas connu avant, au collège ou au lycée. Et puis, bien sûr, il y avait la répression policière5.
8Alors que la répression s’intensifie et que les blessures graves de manifestants se multiplient, au fil des « actes » des Gilets jaunes, la volonté de documenter ces violences devient le moteur d’un engagement par l’image. Ancien haut fonctionnaire devenu gilet jaune, Laurent Bigot, qui a découvert le mouvement à Bordeaux et à Toulouse, se souvient :
- 6 Entretien avec Laurent Bigot, novembre 2023.
Au début, j’ai fait une ou deux vidéos avec mon téléphone portable pour montrer l’ampleur des cortèges, mais c’était juste pour envoyer à des amis. Et puis très vite, l’angle des violences policières s’est imposé parce qu’à chaque manifestation, on assistait quasiment à des scènes de guerre. Et tu auras beau dire que tu es un ancien sous-préfet, ça ne sert à rien. Il faut aller filmer au-devant, là où c’est chaud. Il faut que tu les constates toi-même, les violences policières6.
- 7 Entretien avec Léo*, Paris, avril 2023.
9Cette détermination à monter en première ligne, en s’exposant aux gaz, aux coups de matraque et aux projectiles des uns et des autres, entretient un fort sentiment de distinction vis-à-vis des journalistes traditionnels, qui préfèrent se tenir plus en retrait. Pour Léo, qui travaille dans le milieu de la nuit lorsqu’il ne couvre pas les manifestations et qui s’est lui aussi politisé dans les rangs des Gilets jaunes, « ceux qui ont la carte de presse et qui ont fait des écoles, on les voit jamais devant7 ». Cette affirmation mérite pourtant d’être nuancée. Le cortège de tête des manifestations intersyndicales mais aussi les actions coup de poing de plus en plus prisées par certains groupes militants attirent leur lot de journalistes professionnels ou en voie de professionnalisation, employés comme salariés ou comme pigistes par des agences de presse indépendantes (à l’instar de CL Press) et par un nombre croissant de médias en ligne (Brut, Loopsider, Blast, QG, Le Média…). Ces reporters-là sont souvent détenteurs d’une carte de presse, qui leur assure une certaine protection mais aussi une plus grande liberté de mouvement – par exemple pour s’extraire plus facilement en cas de nasse policière. Aspirant à faire carrière dans le journalisme, notamment comme journalistes reporters d’images (JRI), ils entretiennent un rapport moins critique à la corporation, ce qui suscite parfois des frictions avec les street reporters revendiqués. Au sein du groupe affinitaire que je suis depuis le début de l’année 2023 évolue par exemple un étudiant en journalisme, Maxime*, qui après un premier stage dans la presse quotidienne régionale à Toulouse a rejoint BFM-TV pour se former au travail de JRI pendant quelques mois. Même si ce stage ne présage aucunement d’un futur recrutement, il a valu à Maxime de nombreux quolibets. Antonin, en particulier, ne rate jamais une occasion de le taxer de « collabo » – avec un sourire qui n’enlève rien à la gravité de son accusation d’intelligence avec l’ennemi.
10Malgré les piques et les frictions, ce petit monde coexiste assez harmonieusement, s’entraide dans les coups durs et partage des moments de convivialité hors des manifestations. La complémentarité des uns et des autres favorise les interdépendances, sur lesquelles repose la cohésion du groupe. Tandis que les street reporters sont généralement mieux acceptés par les militants que les journalistes professionnels – même si une poignée de journalistes spécialisés sur les questions de maintien de l’ordre ou d’écologie font eux aussi l’objet d’une bienveillance –, les étudiants en journalisme ont une meilleure maîtrise des arcanes juridiques et administratives du monde audiovisuel. Au cours du mouvement contre la réforme des retraites, Maxime a ainsi aidé Léo à monter un dossier de réclamation contre la chaîne M6 suite à de multiples diffusions non autorisées de ses vidéos – une démarche de longue haleine, sur laquelle ils faisaient le point à chaque fois qu’ils se retrouvaient en manifestation. Et si certains street reporters se plaignent que les étudiants en journalisme les suivent d’un peu trop près, pour obtenir des informations sur les événements à venir ou pour tirer profit du capital de sympathie dont ils bénéficient au sein des premières lignes, ils ont tendance à oublier que la fréquentation assidue d’aspirants journalistes a souvent été essentielle pour compenser leur absence de formation aux métiers et surtout au droit de l’image.
11Il est donc difficile, ici, d’opposer radicalement les « amateurs » aux « professionnels » – une partition du monde social historiquement contingente, dérivant de l’institutionnalisation de champs professionnels spécialisés. Dans le domaine médiatique, ce clivage – qui, en France, s’est imposé avec la professionnalisation du groupe des journalistes durant l’entre-deux-guerres (Ruellan, 1997) – a été ébranlé par le « sacre de l’amateur » à l’ère numérique (Flichy, 2010). Si la contribution des photographes amateurs est aussi ancienne que la presse illustrée (Gunthert, 2015, 45 ; Beurier, 2007), l’avènement du Web participatif (ou 2.0) a offert des opportunités sans précédent aux reporters non-professionnels pour se faire connaître et reconnaître – bien au-delà des univers profanes où les amateurs ont traditionnellement fait valoir leurs accomplissements (Weber & Lamy, 1999, 4). Ces transformations sont au cœur d’une littérature émergente consacrée aux amateurs dans les médias (Ferron, Harvey & Trédan, 2015), mais ces travaux se sont encore peu intéressés aux interactions en situation entre « amateurs » et « professionnels » du champ journalistique, ainsi qu’à leurs affinités extra-professionnelles.
- 8 Sur les clivages de genre et les tensions qu’ils nourrissent au sein du milieu des reporters indépe (...)
- 9 Les photographes sont pour l’instant très minoritaires parmi mes enquêtés.
12Ces liens de connivence contribuent à leur tour à la cohésion du groupe que je suis en manifestation et par le biais d’échanges réguliers sur diverses messageries instantanées. Les liens d’interdépendance esquissés plus haut ne sont pas seuls à transcender les statuts professionnels. Si elle prend différentes déclinaisons, allant d’une sensibilité libertaire au soutien à LFI, une commune affiliation à la « gauche de gauche » (Bourdieu, 1998) constitue un facteur additionnel de rapprochement – rehaussé par une méfiance très largement partagée à l’égard de la participation électorale. À cela s’ajoute une certaine proximité sociale qui, sans annuler les différences de statut (mais aussi de genre, autre source de diversité et de tensions potentielles dans un milieu très masculin8), tend à les relativiser. Malgré les exceptions, notamment du côté des femmes – qui, à ce stade de mon enquête, me paraissent souvent issues de milieux plus dotés en capital économique et/ou culturel –, la plupart de mes enquêtés ont grandi en milieu urbain (en banlieue parisienne ou dans d’autres métropoles comme Bordeaux, Metz ou Strasbourg) et sont issus de milieux populaires ou de la classe moyenne inférieure (voir encadré). En outre, ces vidéastes9 se trouvent réunis par une communauté de pratiques, axées sur la production et la diffusion de contenus audiovisuels en lien aux manifestations et à leur répression. Cette convergence repose sur un objectif partagé (documenter les manifestations, les occupations et les actions coups de poing, avec une prédilection pour les moments de tension), un format commun (courtes vidéos ou « directs » diffusés sur les réseaux sociaux) et une méthode similaire (filmer « au contact », en immersion au sein des premières lignes, ce qui implique une importante mise en danger de soi, tant au plan physique que judiciaire, au vu des risques d’interpellation).
Photo 1. Une partie du groupe de street reporters que j’accompagne régulièrement en manifestation, étoffée par quelques camarades venus de province pour la manifestation du 1er mai 2024.
© Laurent Gayer, 2024
- 10 On trouve déjà mention d’une « quasi-addiction à l’odeur des lacrymos » – c’est-à-dire aux stimuli (...)
13Ces pratiques communes ne concernent pas uniquement les temps forts des mobilisations mais aussi la préparation en amont. Tous ceux qui couvrent les manifestations en première ligne ont un jour ou l’autre été matraqués, bousculés dans une charge policière, touchés par des éclats de grenade ou atteints par des projectiles lancés par les manifestants. L’usage fréquent du gaz lacrymogène par les forces de l’ordre incite lui aussi à se doter d’équipements de protection individuels – même si certains street reporters prétendent avoir développé une véritable « addiction à la lacrymo », confirmée par l’annonce de l’un de mes enquêtés, au départ d’une manifestation marquant la rentrée sociale de 2023, qu’il ne passerait pas son masque à la première salve10.
Photo 2. Le street reporter Jules Ravel, pris dans un nuage de gaz lacrymogène durant une manifestation contre la réforme des retraites à Paris, en mars 2023. On notera les trois sources de captation audiovisuelle : un appareil photo, un téléphone portable (arrimé au boîtier de l’appareil) et une Go-Pro fixée sur le casque.
© Laurent Gayer, 2023
14Choisir son équipement de protection ne va pas de soi. L’équipement recèle ses propres risques et peut se retourner contre celui ou celle qu’il est censé protéger. Plus il est visible et sophistiqué, plus il conduit à dépareiller vis-à-vis des manifestants et à éveiller leur méfiance. Les non-détenteurs d’une carte de presse s’exposent en outre à la confiscation de leur matériel de protection lors des fouilles en amont des manifestations, voire à une interpellation. J’ai moi-même passé 31 heures en garde à vue en novembre 2019, après avoir tenté de rejoindre une manifestation avec un masque à gaz à cartouches. Accusé de « participation à un groupement en vue de commettre des violences et des dégradations », j’ai finalement écopé d’un simple rappel à la loi mais suis resté durablement marqué par cet épisode, que j’ai relaté ailleurs (Gayer, 2019).
- 11 Entretien avec Anna, street reporter et observatrice des pratiques policières à la LDH, Paris, juin (...)
15Face à ces dilemmes, chacun y va de ses solutions pour assurer sa sécurité sans se mettre en danger. Tandis que certains revêtent un harnachement complet – casque de ski ou de moto, masque à gaz intégral, gilet tactique, pantalon ignifugé, protège-tibia, coquille –, d’autres privilégient le combiné lunettes de piscine/masque FFP2. Si ces solutions paraissent de prime abord fortement idiosyncrasiques, certains matériels bénéficient d’une certification de la part des collectifs prônant l’autodéfense militante. Street reporter et observatrice des pratiques policières à la Ligue des droits de l’homme, Anna* se rend à chaque manifestation avec un masque FFP3 et des lunettes de piscine de la marque Nabaiji, discrètes mais supposément efficaces : « Elles sont censées pouvoir supporter un tir de LBD parce qu’elles s’appuient sur l’arcade [sourcilière]. Elles sont recommandées par la Défense collective de Rennes, et quand la Défense collective recommande un équipement, en fait, tu le prends11. » Anna est pourtant bien placée pour savoir que même cet équipement minimal peut susciter l’ire des policiers : en mars 2023, alors qu’elle accompagnait Camille lors d’une manifestation contre la réforme des retraites à Rennes, elle a été prise à partie par des policiers qui exigeaient que les deux jeunes femmes se défassent de leurs protections. Elle a reçu un coup de matraque dans le tibia, avant qu’un policier d’une compagnie d’intervention ne lui arrache brutalement ses lunettes et son masque. Camille a eu le courage de filmer la scène, avant de devoir à son tour se délester de son équipement de protection. Postée sur son compte Twitter (aujourd’hui X), la vidéo est rapidement devenue virale et comptabilise à ce jour 2,5 millions de vues. Suscitant plus d’un millier de commentaires, elle est devenue emblématique des atteintes de la police à la liberté d’informer – et plus prosaïquement de l’hostilité virulente de certains membres des forces de l’ordre envers les street reporters et autres observateurs de leurs pratiques controversées.
1620 mars 2023, dans le quartier des Halles, à Paris. Quelques heures plus tôt, les députés ont rejeté, à neuf voix près, la motion de censure déposée contre le gouvernement d’Élisabeth Borne dans le cadre de la mobilisation contre sa réforme des retraites. Place Vauban, où quelques centaines de manifestants s’étaient réunis dans l’attente des résultats du vote, la police est intervenue pour disperser la foule. Celle-ci s’est alors répandue dans les rues de la capitale, envahie par des cortèges spontanés allumant ici ou là des feux de poubelle – pleines à craquer en raison de la grève des éboueurs.
17Avec Léo, Antonin et quelques autres, je suis un cortège qui ne cesse de grossir. Celui-ci ne sera finalement dispersé qu’aux Halles, à l’issue d’une violente charge de la BRAV-M, qui n’hésite pas à matraquer des jeunes femmes pourtant pacifiques. D’une grande violence, la scène est filmée par Léo, qui avait anticipé le moment et la direction de la charge. Je suis frappé par son sens de l’anticipation mais aussi par son sang-froid : alors que les policiers casqués chargeaient dans sa direction, matraque télescopique au poing, il n’a pas cillé. Ce n’est pas mon cas : les « voltigeurs » de la BRAV-M ont le don de m’intimider et, sans surprise, les clichés que j’ai tenté de prendre aux côtés de Léo sont affreusement flous. Son hiératisme force mon admiration. Face au spectacle de la violence policière, je suis encore loin d’exercer une telle maîtrise sur mon corps et mes émotions.
18Dans la foulée de cette charge brutale, Léo s’empresse de poster la vidéo sur son compte X. Très vite, elle devient virale et suscite l’attention de divers médias. Dans les minutes qui suivent, Léo commence à recevoir des SMS de la part de journaux ou de chaînes télévisées qui souhaiteraient diffuser ses images. Ces requêtes ne font que se multiplier au cours des jours suivants : spectaculaire et techniquement irréprochable, la séquence est diffusée dans de nombreux journaux et émissions télévisées pour illustrer – et, plus rarement, dénoncer – les méthodes musclées de la BRAV-M. Feignant de s’adresser à un amateur peu au fait des tarifs en vigueur pour ce type de vidéos, certains journalistes tentent d’obtenir une autorisation de diffusion sans contrepartie financière, en proposant simplement à Léo de le créditer (en mentionnant son nom). Léo refuse systématiquement ces propositions malhonnêtes et prend soin de rappeler à ses interlocuteurs qu’il cède uniquement ses images via une pige, une note d’auteur ou une facture, avec des droits non-exclusifs – autant de termes avec lesquels il s’est familiarisé au contact des étudiants journalistes du groupe et des reporters professionnels. C’est aussi grâce à ces échanges qu’il est au courant du prix du marché : 350 euros, pour une vidéo diffusée dans les conditions précitées.
- 12 Entretien avec Léo*, Paris, avril 2024.
19Comme on l’a vu en introduction, les transactions commerciales liant les street reporters aux médias mainstream suscitent des dilemmes éthiques et politiques, au point que certains, à l’instar d’Antonin, s’interdisent d’adopter une posture proactive vis-à-vis de ces médias et se contentent de leur demander des comptes en cas de « vol ». D’autres ont moins de scrupules à commercer avec des médias qu’ils vouent pourtant aux gémonies – à commencer par BFM-TV. Pour eux, il ne s’agit nullement d’une compromission, qui irait à l’encontre de leurs convictions. En faisant le choix de vendre essentiellement des images de violences policières, Léo estime ainsi servir le « bien commun », au nom d’un « devoir communautaire » – une terminologie qu’il juge moins dépolitisante que celle de l’engagement « civique » ou « citoyen12 ».
Photo 3. Le street reporter Jules Ravel filmant une charge de la BRAV-M durant une manifestation contre la réforme des retraites à Paris, mars 2023.
© Laurent Gayer, 2023
- 13 SMS de Camille, juin 2024.
20Camille conçoit elle aussi son activité de reporter comme un « devoir », qu’elle associe à une éthique personnelle de l’engagement : « L’obligation de filmer que je ressens vient de moi et pas de l’extérieur ». C’est d’ailleurs ce qui l’amène à distinguer cette activité d’un « travail » – un mot qu’elle associe à « une contrainte externe et quelque chose de pénible qui me demande un effort13 ». Cet engagement par l’image, sur une base libre et volontaire, ne s’accommode pas seulement d’arrangements marchands avec les médias dominants : il y trouve un aboutissement logique, consacrant le succès d’une stratégie d’entrisme et de disruption massive. Pour ces non-professionnels, arracher de l’argent aux grands médias s’apparente à une forme d’entrée par effraction, de « braquage », d’autant plus grisante qu’elle permet de diffuser un récit contre-hégémonique, à rebours d’une couverture médiatique dominante qui tend à invisibiliser les violences policières. Ainsi Camille m’expliquait-elle, en juin 2024 :
- 14 Conversation téléphonique avec Camille*, juin 2024.
Je n’ai aucun problème à vendre certaines images aux grands médias et à leur gratter des thunes, tant que ces images ne mettent pas en danger les manifestants. Moi, je vends surtout des images de violences policières et, à la limite, je préfère vendre à BFM pour diffuser auprès du plus grand nombre14.
- 15 Entretien avec un street reporter de sensibilité anarchiste, Paris, avril 2023.
21Comme la plupart des street reporters, Léo et Camille s’interdisent en revanche de filmer « la casse ». Ce refus est au cœur du contrat de confiance qui lie les street reporters aux manifestants : si les premiers sont tolérés au sein des premières lignes, c’est uniquement parce qu’ils ne mettent pas en danger les seconds en prenant des images d’actions illégales susceptibles de les incriminer. Ce contrat ne va pourtant pas de soi et s’accompagne de frustrations, tant chez les défenseurs d’une ligne éditoriale équilibrée que chez les partisans de la « propagande par le fait15 ». Si le choix de filmer principalement les violences policières s’inscrit dans un engagement par l’image, qui vise à prendre en défaut la prétention de l’État à exercer une violence légitime, il s’agit pour certains d’un choix sous contrainte.
22Attester visuellement les violences policières, en s’exposant à des risques importants, pour soi comme pour son matériel, ne constitue pourtant que l’une des pratiques documentaires des street reporters. Filmer les cortèges en liesse, la masse des protestataires ou les coups d’éclat de petits groupes de militants dont ils partagent les convictions complète leur répertoire d’action. Choisir les causes auxquelles on souhaite donner un écho médiatique constitue une ligne supplémentaire de démarcation avec les journalistes professionnels. Si bien que, plus que la commercialisation per se, c’est la professionnalisation – avec ses garanties de qualification et de rémunération (Weber & Lamy, 1999, 3), mais aussi avec ses contraintes institutionnelles –, qui est perçue comme une menace pour son intégrité politique et morale. Ainsi, pour Camille,
- 16 E-mail de Camille, avril 2024.
Faire [de la couverture des manifestations] son activité principale, c’est se retrouver dans le stress de l’obligation de vendre et ça change ta façon de couvrir les évènements. Tu ne vas plus sur telle ou telle action parce qu’elle te semble légitime et importante à couvrir, à mettre en lumière, mais tu vas sur des actions qui peuvent potentiellement créer du buzz, peu importe la cause, les profils des personnes qui se mobilisent, etc. Ta logique passe de « qu’est-ce que je peux apporter à cette mobilisation » à « qu’est-ce que cette mobilisation peut m’apporter » ? En te professionnalisant, tu perds ta liberté et ta sincérité16.
23Exercer une activité professionnelle en parallèle de ses activités de street reporter constituerait finalement la meilleure garantie d’intégrité. C’est ce que tente de faire valoir Antonin auprès des autres membres du groupe à la fin de la journée de mobilisation du 1er mai 2024, en leur suggérant de se trouver un travail alimentaire pas trop contraignant, qui leur permette d’assouvir leur passion sans se préoccuper d’en faire un métier. Tout en revendiquant une compétence experte dans le suivi des manifestations et des opérations de maintien de l’ordre, ces non-professionnels par choix refuseraient donc les contraintes et les compromis inhérents à l’institutionnalisation de leurs pratiques.
24Brandie comme un étendard, cette défiance à l’égard du champ médiatique ne condamne-t-elle pas les street reporters à la marginalisation, en les reléguant au statut d’amateurs qui, tout aussi experts soient-ils, souffriraient d’un « déficit d’adossement aux institutions » (Le Bart, 2015, 11) ? Comme tous les amateurs affichant leur désintéressement, ne s’exposent-ils pas au soupçon d’inaptitude ? L’ébranlement des rapports statutaires entre amateurs et professionnels au cours des deux dernières décennies, dans le champ journalistique comme ailleurs, joue sans doute en faveur de ces figures libres. C’est ce que j’ai pu constater en couvrant les mobilisations de 2019 à Hong Kong aux côtés de Léo, dont la faculté à se mouvoir au sein des premières lignes et à en rapporter des images spectaculaires, tout autant que son mode de vie itinérant, faisaient l’admiration de certains correspondants étrangers. Si cette hypothèse mériterait une enquête plus approfondie, il me semble cependant que le regard condescendant porté par la majorité des journalistes professionnels sur les street reporters les condamne à la condition de dominés traditionnellement réservée aux amateurs dans leur champ d’activité respectif. Les relations qui les lient à certains journalistes en voie de professionnalisation tendent à le confirmer : loin d’être des figures dominantes du milieu, ces jeunes aspirants au métier de journaliste sont systématiquement issus d’écoles non-reconnues par la profession et tendent à compenser leur propre marginalité par un surinvestissement des premières lignes et une conduite à risque qui les distingue autant qu’elle les stigmatise.
Photo 4. Julien*, street reporter venu de Lorraine pour couvrir la manifestation du 1er mai 2024 à Paris, se frictionne à l’arnica pour apaiser sa douleur après avoir reçu un coup de matraque.
© Laurent Gayer, 2024
25Nanterre, 29 juin 2023. Depuis la fin de l’après-midi, des affrontements opposent jeunes émeutiers et forces de l’ordre – CRS et policiers de la BAC, bientôt appuyés par des effectifs de la BRI – autour de l’esplanade Charles de Gaulle. La « marche contre l’impunité policière et pour la justice » appelée par la mère de Nahel, l’adolescent tué par la police deux jours plus tôt après un refus d’obtempérer, a rassemblé des milliers de personnes dans le calme, avant de s’achever dans la plus grande confusion, sous les tirs de grenades lacrymogènes et les jets de projectiles des jeunes des quartiers environnants. J’accompagne cette fois un groupe de street reporters dont je suis moins familier, où se mêlent photographes et vidéastes, pour la plupart âgés d’une vingtaine d’années. Il est près de 21 heures lorsque, sur l’esplanade, nous assistons à l’incendie d’une agence du Crédit mutuel, qui menace de s’étendre aux appartements des étages supérieurs. Des habitants du quartier et des manifestants interpellent la police, en la pressant d’alerter les pompiers. Rien n’y fait ; au contraire, quand la BAC finit par intervenir, c’est pour tirer au LBD sur les personnes présentes sur l’esplanade. Parmi elles, une jeune femme de 21 ans, Inès*, qui connaissait Nahel et dont la rage se trouve décuplée par l’attitude des forces de l’ordre. Dans un élan de colère, elle se saisit d’une cannette de soda vide et la jette en direction de deux policiers. Elle manque sa cible mais, après un instant d’hésitation, l’un des deux hommes se rue sur la jeune femme et tente de l’extraire du groupe qu’elle accompagne. Le second policier vient prêter main-forte à son collègue et attrape Inès par le bras. Celle-ci résiste, se débat. Un attroupement se forme autour des policiers, qui ne tardent pas essuyer des jets de projectiles. Ils ripostent en faisant usage de gaz lacrymogène, avant de dégoupiller une grenade assourdissante pour disperser la foule. La vidéo tournée par Anthony*, l’un des membres du groupe que j’accompagne ce jour-là, s’arrête ici. Elle dure 42 secondes et s’ouvre par le lancer de cannette d’Inès pour s’achever par le jet de grenade de la part d’un des policiers pris pour cible.
26Contre toute attente, Inès est relâchée par les policiers et, après avoir réajusté son voile, quitte les lieux en compagnie de ses amies. Nous faisons de même, pour nous rapprocher du parc André Malraux, en bordure de la Cité Pablo Picasso où, ce soir encore, la révolte couve. Alors que nous profitons d’un moment de répit, un camarade d’Anthony nous rejoint et commence à agonir d’injures le jeune vidéaste. Il lui reproche notamment d’avoir posté la vidéo sans avoir préalablement coupé au montage le geste de colère d’Inès. Massivement retweetée par des comptes d’extrême droite pour stigmatiser les musulmans et les jeunes des quartiers populaires, la vidéo aurait en outre fourni des éléments à charge à la police, qui une fois l’attroupement dispersé a fini par interpeller Inès. Penaud, Anthony tente de se défendre en affirmant que le montage n’est pas de sa responsabilité mais de celle de son collègue qui gère le compte X du média indépendant diffusant ses images.
Photo 5. Inès* interpellant les policiers suite aux risques d’embrasement d’un immeuble d’habitation à Nanterre.
© Laurent Gayer, 2023
27Les images sont pourtant notoirement indociles ; polysémiques, elles se prêtent à des usages contradictoires et de spectaculaires retournements de sens. Ainsi, lorsque des journalistes de Mediapart retrouvent Inès en comparution immédiate au tribunal de Nanterre, après 48 heures en garde à vue, ils constatent que, loin d’avoir scellé son destin judicaire, la vidéo tournée par Anthony lui a en réalité permis d’échapper à la prison. Dans le procès-verbal d’interpellation, le policier qui, le premier, s’est jeté sur Inès, l’accuse de lui avoir porté « deux coups de poing au niveau du visage et de la nuque ». Ce témoignage vaut à Inès d’être accusée de « violences volontaires sur personnes dépositaires de l’autorité publique ». Après avoir visionné la vidéo, projetée par l’avocate d’Inès durant l’audience, le procureur renonce cependant à requérir une condamnation pour les supposés coups de poing et demande une requalification des faits en « rébellion ». Le tribunal suit et Inès, également condamnée pour « violences volontaires », écope finalement de 105 heures de travaux d’intérêt général – une peine minime par rapport aux faits qui lui étaient initialement reprochés et dont la vidéo a permis de la disculper (Martelet & Rito, 2023).
- 17 Entretien téléphonique avec Arié Alimi, avril 2024.
28Comme celles des reporters indépendants plus professionnalisés, les images des street reporters – ainsi que le son qui les accompagne (Jobard, 2023) – sont de plus en plus sollicitées dans le cadre de procédures judiciaires impliquant des manifestants ou des membres des forces de l’ordre accusés de violence. Ces sollicitations peuvent venir des manifestants eux-mêmes, de leurs avocats ou des instances de contrôle des forces de l’ordre (IGPN pour la police, IGGN pour la gendarmerie). Comme l’explique l’avocat Arié Alimi, qui fait lui-même un usage intensif de ce matériau audiovisuel, la reconnaissance du statut probatoire des vidéos ne va toutefois pas de soi : « Les juges sont souvent très embêtés par les images. Ils ont un logiciel d’appréciation de la preuve qui repose sur la confiance à l’égard de la parole policière. » À cela s’ajoutent le conservatisme de nombreux magistrats et leur méfiance à l’égard de la vidéo. Pour Arié Alimi, ces réticences ont cependant tendance à s’estomper : « Les juges ont commencé à s’habituer, et puis il y a une évolution parce qu’ils se rendent compte que la parole des policiers est battue en brèche » – une remise en cause à laquelle la prolifération de vidéos de violences policières a largement contribué17.
29Les contenus audiovisuels des reporters indépendants alimentent aussi un nouveau genre d’investigation journalistique : l’enquête vidéo en source ouverte, pratiquée par Libération, Mediapart ou Le Monde, ce dernier lui ayant même dédié une « cellule » spécifique. Si les sujets explorés par ces journalistes tendent à se diversifier, c’est d’abord par la reconstitution de faits de violence policière que l’enquête vidéo s’est imposée dans le paysage médiatique français. Dans la reconstitution du tir de grenade ayant coûté un œil au Gilet jaune Manuel Coisne ou, plus récemment, de celui ayant grièvement blessé Serge Duteuil-Graziani à Sainte-Soline18, les images des reporters indépendants ont été décisives. Comme l’explique Arthur Carpentier, de la cellule d’enquête vidéo du Monde, la vidéo, même amateur, même pixélisée, présenterait un avantage par rapport aux témoignages oraux :
- 19 Entretien avec Arthur Carpentier, Paris, janvier 2024.
Dans ces situations chaotiques, où ça pète dans tous les sens, c’est normal qu’on ne soit pas capable de restituer avec précision ce qui s’est passé. Ça, on le sait depuis l’assassinat de Kennedy : un tel va entendre deux coups de feu, un autre trois. Donc on ne peut pas se passer de revenir aux images, pour mettre le moins de filtres entre ce qui s’est passé et ce qui nous est restitué19.
30Ces enquêtes judiciaires et journalistiques prolongent l’engagement par l’image des street reporters, en mettant à leur tour l’exercice de la force publique à l’épreuve de ses captations audiovisuelles. En sens inverse, les contenus audiovisuels des street reporters peuvent cependant servir la police dans ses enquêtes à charge. C’est là un usage de leur travail dont les reporters indépendants sont moins enclins à s’honorer, parce qu’il leur rappelle combien ils contribuent – certes, à leurs corps défendant – à resserrer les mailles du filet de la surveillance.
Photo 6. Graffiti accusant les street reporters d’être des informateurs de la police.
© G. Favarel-Garrigues, 2024
*
- 20 C’est le cas des actions coups de poing prisées de certains groupes militants (écologistes, notamme (...)
- 21 En l’absence de médiation de la part d’une rédaction, les rapports entre les street reporters et le (...)
31Les street reporters participent à un mouvement de fond dans le paysage médiatique contemporain : l’utilisation des plateformes numériques (à commencer par YouTube) et des réseaux sociaux (Twitter/X, Facebook, TikTok…) comme alternative aux médias classiques, dans un contexte de concentration médiatique et d’uniformisation croissante du traitement de l’information (Gunthert, 2015, 65). À tel point que ces canaux d’information constitueraient un « contre espace public » (Mercier & Charon, 2022), pour une audience qui ne se reconnaîtrait plus dans la couverture médiatique traditionnelle. Pour ce public, souvent jeune et hyper-connecté, ces productions semblent bien présenter un caractère alternatif, dont elles tirent leur attrait. Si les vidéos des street reporters se sont imposées durant le mouvement des Gilets jaunes comme la « source robuste d’une médiation alternative », c’est d’abord en documentant les brutalités policières sans s’embarrasser de la « contrainte de décence » qui s’impose aux grands médias (Gunthert, 2020, 191). À cela s’ajoute la couverture d’événements négligés par les médias dominants20, ainsi qu’un rapport interactif, parfois teinté d’affectivité, entre les « reporters de rue » et leur public21.
32La rupture avec les médias traditionnels est pourtant loin d’être consommée. Bien au contraire : depuis le mouvement des Gilets jaunes, qui a constitué un défi pour de nombreuses rédactions – par sa durée, par son caractère acéphale ou encore par l’hostilité de ses protagonistes envers les médias mainstream –, agences de presse, chaînes d’information en continu et presse écrite ont renforcé leurs activités de veille sur les plateformes numériques. Ces médias ont en outre augmenté leur acquisition de contenus circulant sur les plateformes, quitte à revoir à la baisse leurs exigences de qualité. L’esthétique immersive des vidéos des street reporters, la promesse d’authenticité que semble receler leur relatif amateurisme (souvent mis en avant sur les chaînes télévisées par la mention « images amateurs »), mais aussi leur caractère bon marché expliquent l’engouement croissant des médias classiques pour ces images tournées en première ligne de la contestation. Au point que l’on peut se demander si l’on n’est pas en train d’assister à une sous-traitance du « sale boulot » journalistique – et des risques attenants – à un nouveau précariat de l’information, d’autant plus aisément exploitable qu’il voit dans la diffusion de ses images un geste politique plutôt qu’une source d’enrichissement. Cette vulnérabilité à l’exploitation (et, ici, à la mise en danger) par les professionnels du champ incite à tempérer l’enthousiasme des apologues du « Pro-Am » – cet amateur-expert qui bousculerait les modèles organisationnels d’antan par son esprit innovant, son adaptabilité et son sens de l’économie (Leadbeater & Miller, 2004).
33S’ils sont pleinement insérés dans le marché de l’information et participent activement à la plateformisation des médias, les street reporters ne restent pas moins déterminés à faire entendre une voix dissonante. Dans la lignée des initiatives de cop-watching apparues aux États-Unis dans les années 1990 (Bock, 2016), ils entendent policer la police en la filmant et en publicisant ses violences. Parfois accusés de fournir des éléments à charge aux forces de l’ordre, ils ont surtout contribué à ériger les violences policières en problème public, tout en participant à ébranler la présomption de vérité accordée à la parole policière dans les prétoires. Cette contribution est pourtant irréductible aux témoignages directs des street reporters et passe aussi par les usages dérivés de leurs images, dans le cadre de procédures judiciaires ou d’enquêtes vidéo auxquelles ils fournissent un précieux matériau probatoire. En se focalisant sur les intentions des preneurs d’images, au détriment de la vie sociale de leurs productions (Riboni, 2022), la notion de vidéo-activisme risque donc de manquer l’essentiel.