1Le mouvement social contre la réforme des retraites qui a secoué la France au printemps 2023 a été le moment de la production et de l’usage massif d’objets militants de toutes sortes, confirmant que l’histoire des luttes sociales est aussi, si ce n’est avant tout, une histoire des objets. En effet, ils sont omniprésents de nos jours : ballons des syndicats, dossards orange de la CFDT, rouges de la CGT ou encore bleus de la CFTC, pancartes revendicatives écrites au feutre Posca sur un morceau de carton, badges, banderoles de toutes les couleurs sont devenus consubstantiels des mouvements sociaux et de leurs images. Ils sont également essentiels pour distinguer les mouvements les uns des autres : ils permettent d’être visibles et reconnaissables. Chaque objet véhicule une représentation et symbolise une parole politique particulière. Cependant, dans le cas de la CFDT il est intéressant de noter que « la couleur orange, caractéristique de la CFDT d’aujourd’hui n’est adoptée que tardivement : c’est au cours du congrès de 1988 à Strasbourg qu’une nouvelle charte graphique est adoptée associant le gris au orange, et laissant désormais à la couleur une place aussi importante que la graphie » (Archives et Mémoires CFDT, 2016). Ainsi, il y a une histoire de ces objets militants, qui découle d’un processus sur un temps long.
2Par « objet militant », nous entendons des artefacts principalement utilisés durant des manifestations, mais aussi du matériel de communication, produits par des mouvements sociaux, ou en contexte militant. Certains outils du quotidien peuvent être détournés par des manifestants afin de devenir revendicatifs, bien que ce ne soit pas toujours leur fonction première. Les affiches, tracts, autocollants et autres matériels en deux dimensions possèdent également une matérialité qui les inclut dans la vaste catégorie des objets militants, bien que nous privilégiions les éléments en trois dimensions. Cependant, à la différence des « objets politiques » tels qu’ils sont notamment définis par Carlotta Sorba, nous n’étudions pas les « choses qui prennent une signification politique comme vestiges d’un événement ; comme représentation d’un personnage, d’une époque ou d’une expérience politiquement connotée » (Sorba, 2022). Selon notre approche, les objets doivent avoir été produits par les mouvements sociaux et ceux qui sont réappropriés par les militants doivent porter un signe les associant à du matériel de manifestation et être utilisé dans ce contexte. Par exemple, dans ses organes de presse, la CGT vendait parfois des objets produits en URSS. Un torchon soviétique est bien un artefact politique mais pas militant, car il ne porte pas le sigle de la CGT et n’est pas employé en contexte de manifestation pour traduire des revendications ou son appartenance au syndicat.
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3Dans l’introduction du catalogue de l’exposition londonienne Disobedient Objects, les auteurs expliquent que ces « objets désobéissants » ont une histoire aussi longue que la lutte sociale elle-même étant donné que les gens ordinaires s’en sont toujours servis pour exercer un contre-pouvoir (Flood & Grindon, 2014, 9). Catherine Flood, historienne de l’art et commissaire de l’exposition, précise également : « L’exposition réunissait plus d’une centaine d’objets protestataires produits dans le monde entier depuis la fin des années 1970, une période qui a vu l’émergence de formes toujours plus créatives d’activisme en réponse à la diffusion de politiques économiques néolibérales et aux changements qu’elles ont introduit dans le champ des techniques, du travail et des loisirs » (Flood, 2020). La décennie 1970, avec l’émergence des Nouveaux Mouvements Sociaux (NMS) et les héritages de Mai 68, apparaît comme un moment de profusion, de diversification et de création d’objets militants, dont la place est de plus en plus prépondérante et centrale dans les manifestations. En tant que décennie protestataire, les années 1970 regorgent de mouvements sociaux variés et tous extrêmement riches dans la production d’objets militants. Dans cette étude, nous avons fait le choix de nous focaliser sur trois cas : la lutte du Larzac, le Mouvement de libération des femmes (MLF) et la Confédération française démocratique du travail (CFDT). La lutte du Larzac, s’organise autour des 103 paysans de ce plateau menacé d’expropriation par l’agrandissement d’un camp militaire, dès 1971. Ces paysans se réunissent au sein d’une association pour la promotion de l’agriculture sur le Larzac (APAL) en 1973, mais réunissent aussi des « comités Larzac » dans plusieurs villes et des sympathisants partout en France. Souvent défini comme un « formidable laboratoire de nouveaux modes d’action » (Artières, 2021), ce mouvement a organisé des manifestations particulièrement visibles, à l’image de la marche en tracteur sur Rodez (1972), de celle vers Paris (1978) ou encore de l’action sur le Champ-de-Mars durant laquelle un troupeau de brebis larzaciennes avait été installé pour paître l’herbe sous la Tour Eiffel. Une multitude d’objets ont été produits dans le cadre de ces manifestations : banderoles, autocollants, pin’s, pancartes, dont une partie est conservée aux archives départementales de Millau1. Après 10 ans de lutte, l’année 1981 est l’année de la victoire des militants, avec l’abandon du projet d’extension du camp militaire par François Mitterrand lorsque celui-ci accède à la présidence de la République. Le Mouvement de Libération des femmes (MLF), quant à lui, naît médiatiquement le 26 août 1970 lorsqu’un groupe de neuf militantes réalisent une action sous l’Arc de Triomphe, « armées » d’une gerbe de fleurs et de deux banderoles : « Un homme sur deux est une femme », « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu – sa femme2. » Sans présidente, sans porte-parole, le MLF s’organise dans une forme autogestionnaire, dans la continuité des idées de Mai 1968. Quant à la CFDT, notre dernière étude de cas, elle diffère des deux précédents par son mode d’organisation, son histoire plus longue, son ampleur et par les thématiques de ses luttes. En effet, il s’agit d’une confédération syndicale, qui nait d’une scission de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), lors d’un congrès exceptionnel en 1964. La confédération coordonne à l’échelle nationale les actions de la CFDT, qui regroupe différentes fédérations, des syndicats issus d’un même secteur d’activité, des sections syndicales, des unions départementales et régionales. Les années 1971-1974 sont marquées par de nombreuses grèves, comme l’explique l’historien Frank Georgi (2014, 158) qui suggère que pour le syndicat, nous sommes, jusqu’en 1977, face à un « Mai rampant ». Ensuite, le recul de la contestation, l’approfondissement de la crise et du chômage marquent « les prémices d’une désyndicalisation qui se révélera massive dans les années 1980 » (Georgi, 2014, 130). Si la confédération des années 1970 se réclame de l’autogestion, le passage aux années 1980 apparaît également comme un tournant vers le réformisme. La CFDT entretient durant cette période des liens avec diverses luttes, notamment les mouvements féministes et la lutte du Larzac. Elle a d’ailleurs édité un autocollant montrant son soutien aux paysans et les militants syndiqués de la CFDT à Millau étaient très présents dans la lutte des paysans, ce qui a guidé notre choix vers la CFDT plutôt que vers la Confédération Générale du Travail (CGT) pour étudier les objets militants d’une confédération syndicale. Ainsi, ces trois mouvements de thématiques, d’histoire, de mode d’organisation différents permettent d’étudier les différences dans les pratiques liées aux objets militants ou dans leur fabrication mais aussi les points communs éventuels. En outre, ils donnent l’occasion de mettre en lumière différents états de conservation des objets militants. En ce qui concerne la CFDT, un nombre important est conservé aux archives de la confédération à Paris, dans une série spécifique3. Quelques artefacts de la lutte du Larzac sont conservés, comme nous l’avons dit, aux archives départementales de Millau. Au contraire, très peu d’objets du MLF sont parvenus jusqu’à nous.
4Nous avons analysé les objets militants selon le concept de social life ou de « biographie » des choses, défini dans un ouvrage d’Arjun Appadurai (2020) et utilisé par l’anthropologue Thierry Bonnot (2002). Ainsi, nous avons suivi leur itinéraire, depuis les réflexions sur leur création à leur conservation, en passant par leur fabrication, leur diffusion, leur utilisation dans la rue. Thierry Bonnot (Bonnot & al., 2018) rapproche cette méthode « d’enquête-critique » de la microstoria italienne et du travail d’Alain Corbin sur Louis-François Pinagot, car étudier les objets permet d’éclairer la période dans laquelle ils évoluent et circulent. Effectivement, l’étude du matériel militant n’est pas déconnectée de tout contexte, au contraire, cela peut mettre en lumière les pratiques des mouvements sociaux et les usages qu’ils en font, ainsi que l’agentivité (agency) de ces objets, c’est-à-dire leur capacité d’action dans les manifestations. Ils ne sont ni des accessoires, ni des détails des luttes sociales mais bien des acteurs d’un monde qu’ils contribuent à changer et des traces matérielles de la mémoire de ces luttes passées. En détaillant les différentes « phases contextuelles » de la vie des objets militants, de leur production à leur conservation, nous nous sommes rendu compte que peu étaient parvenus jusqu’à nous. Néanmoins, lorsque nous observons des images de presse, des photographies et des vidéos de manifestation, les objets sont omniprésents. Ceux qui sont conservés ne représentent ainsi qu’une petite partie des artefacts produits par le MLF, la CFDT et les partisans de la lutte du Larzac dans les années 1970. À ce propos, dans son livre La culture matérielle de la France, xvie-xviiie siècle, Marjorie Meiss (2016, 18) témoigne du désenchantement du chercheur qui travaille sur les objets : « À première vue, il paraît plus que logique de fonder une histoire de la culture matérielle sur l’étude approfondie des objets du passé parvenus jusqu’à nous. Toutefois, à qui s’engage sur cette voie, l’aventure réserve bien des pièges et des déceptions. La très grande majorité des objets produits au cours de l’époque moderne ont purement et simplement disparu, cédant aux ravages du temps. » Si son propos porte ici sur les objets de l’époque moderne, nous pouvons observer le même phénomène concernant l’époque contemporaine et les artefacts militants. Prendre en compte uniquement ceux qui sont parvenus jusqu’à nous reviendrait à évincer une trop grande partie de la production des mouvements sociaux dans les années 1970. L’image apparaît ainsi comme une source primordiale pour avoir accès aux objets disparus, ceux dont la « vie » a été d’une certaine manière « amputée », c’est-à-dire ceux qui ont été détruits, jetés aux ordures ou perdus. Mais comme nous le verrons, les sources audiovisuelles permettent également de documenter leur fabrication, les pratiques qui leur sont associées dans les manifestations – en somme des informations dont il existe peu de traces dans les archives.
- 4 Recherche dans l’Hyperbase de l’Inathèque (Bibliothèque nationale de France-Paris), TV Nationale, à (...)
5De fait, nous avons eu recours à de nombreuses sources iconographiques afin de documenter la « vie » des objets militants. Tout d’abord, un important fonds de photographies de manifestations et de grèves est conservé aux archives de la CFDT à Paris. Étant donné le nombre très important d’images, le choix d’un échantillonnage d’une boîte par an, entre 1968 et 1981, a été privilégié, ce qui permet de constituer un corpus très large d’images, parfois prises par des anonymes, parfois dont le nom de l’auteur a été conservé. Des militants, qui étaient également des photographes, ont mis en image les mobilisations, à l’instar de Catherine Deudon, qui a publié une sélection de ses photographies dans le livre Un mouvement à soi. Images du mouvement des femmes (1970-2001) (2003). Des images de presse, et notamment des reportages diffusés lors des journaux télévisés, ont été étudiées afin d’avoir plus d’images de manifestation, notamment pour la lutte du Larzac et pour le MLF4. Tout cela constitue un corpus d’images diversifiées provenant d’auteurs différents et induisant des biais qu’il convient d’étudier. À noter qu’il est très compliqué, si ce n’est impossible, de revendiquer l’exhaustivité dans notre analyse des images, que ce soit à cause de la dispersion des fonds, du nombre très important de photographies, de vidéos mais aussi de photographes.
- 5 Cet article est largement tiré de notre mémoire de master 2 intitulé Objets en lutte dans l’entre-d (...)
6Si, sur ces images, les objets apparaissent comme centraux dans les manifestations de la lutte du Larzac, du MLF et de la CFDT, beaucoup ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Cependant, comme nous l’avons dit, ils ne sont ni des détails ni de simples accessoires des luttes, mais les archives et le peu d’objets conservés nous donnent finalement peu d’informations sur leur création, leur utilisation. Les photographies et les vidéos sont ainsi des sources essentielles pour étudier cela. Cet article est une proposition méthodologique pour étudier la « vie » des artefacts disparus. Il s’agit de se demander comment les images permettent de faire l’histoire des objets sans les objets. Que nous apprennent-elles sur eux ? Comment les utiliser ? Dans quelle mesure ces sources audiovisuelles saisissent-elles pleinement toute la capacité de création des mouvements sociaux des années 1970, ainsi que la capacité d’action des objets dans les manifestations5 ?
- 6 Battais Louisette, « Inventaire Objets série B », mars 1995. Conservée aux Archives de la CFDT (Par (...)
7Les objets conservés dans le centre d’archives de la CFDT ou aux archives départementales de Millau représentent une faible proportion des productions de ces mouvements dans les années 1970. Nous pouvons d’abord interroger ces disparitions. Dans le premier inventaire des objets CFDT, réalisé par Louisette Battais en 1995, celle-ci expliquait que « les objets n’ont jamais rallié l’intérêt des syndicalistes. Objets utilitaires, à l’usage d’une action immédiate, ou objets de publicité, ils sont par définition éphémères, périssables. À quoi bon en garder quelques-uns, témoins d’une action passée ? Seuls restent alors, les objets oubliés au fond d’une armoire ou d’un tiroir, ou les objets qui sont, mode oblige, partie intégrante d’une collection, porte-clés des années 60 ou pin’s des années 906 ». Selon elle, les objets militants sont donc liés à une action particulière et ont de fait une durée de vie limitée à ce moment précis ; il n’y a pas forcément d’intérêt pratique pour les militants de conserver le matériel qui a servi lors d’une manifestation et qui ne sera plus utile pour une autre. De plus, beaucoup de ces objets sont artisanaux, construits dans des matériaux peu résistants comme les pancartes en carton. Or, ceux qui sont aujourd’hui dans les centres d’archives sont majoritairement en plastique ou encore en métal, c’est-à-dire dans des matériaux qui endurent plus facilement les affres du temps.
- 7 Source : 1re chaîne, JT 20 heures, 20 novembre 1971, « Manifestation de femmes à Paris ». Conservé (...)
- 8 Ibid., time code : 00.35.
- 9 Source : Antenne 2, JT 20 heures, 13 janvier 1973, « Manifestation Larzac ». Conservé à l’Inathèque (...)
- 10 Source : TF1, JT 20 heures, 2 décembre 1978, « Manifestation des paysans du Larzac à Paris ». Conse (...)
- 11 Ibid., time code : 00.30.
8Sur les images des manifestations du MLF ou de la lutte du Larzac diffusées dans les journaux télévisés, on relève, effectivement, beaucoup de pancartes dessinées et peintes à la main sur des morceaux de carton. Certaines sont très simples avec un slogan écrit au marqueur, comme sur celle « METRO BOULOT OMO MARMOT Y’EN A MARRE7 » d’une militante féministe lors de la manifestation du 20 novembre 1971. D’autres sont plus décorées, avec des dessins et de la peinture, comme celle sur laquelle on peut lire « Lever petit-déjeuner du mari ! lever des enfants vite ! départ crèche école… » avec un dessin d’horloge8. De même, dans le journal diffusé à 20 heures sur Antenne 2, le 13 janvier 1973, un reportage sur la lutte du Larzac est illustré par des gros plans sur les pancartes des militants. Sur la pancarte « Notre résistance est un droit et un devoir9 », des imperfections sont visibles, il s’agit peut-être de taches de peinture. Ce caractère imparfait rappelle le caractère artisanal de la production de ces objets de lutte, qui ont peut-être été fabriqués rapidement avant de partir en manifestation sans que le militant n’ait eu le temps de laisser sécher la peinture. Dans la manifestation du 2 décembre 1978, des pancartes ont un aspect plus recherché que d’autres, c’est-à-dire que leurs auteurs innovent par rapport au simple morceau de carton, comme celle en forme de fleur « Non à la bombe10 » ou celle en forme de mouton « Larzac des moutons pas de canons11. » Sur cette dernière, la pancarte devient le slogan : le visuel est tout aussi important que ce qui est écrit. Alors que sur celles qui sont plus simples, moins sophistiquées, c’est le mot d’ordre qui prend le dessus sur l’aspect esthétique.
9Ces images mettent en lumière une forme d’« artisanat contestataire » (Fraenkel, 2011, 9), une compétence dans la création d’objets acquise par les militants grâce à leur expérience mais elles enregistrent également des objets faits main, uniques ou créés en petit nombre. Cette production relève de la spontanéité des militants et d’une forme de débrouillardise, puisqu’ils produisent leur pancarte avec les moyens disponibles. S’ils sont parfois évoqués au cours d’entretiens que nous avons réalisé avec les militants et militantes, les archives ne laissent que peu d’informations sur ce type d’objets éphémères et fragiles, aujourd’hui disparus ainsi que sur leur mode de production. Il est important de prendre en considération les capacités physiques des différents centres de conservation. Ceux-ci ne sont en effet pas toujours en mesure de recevoir une multitude d’objets volumineux, surtout ceux qui nécessitent des formes de conditionnement spécifiques. Les banderoles, par exemple, sont en ce sens particulièrement difficiles à conserver, elles demandent des conditions de conservation propre au textile et nécessitent beaucoup de place, ce qui explique en partie la disparition de certains objets et rend les images d’autant plus nécessaires.
- 12 Nous avons notamment étudié les objets militants d’Act Up-Paris dans les années 1990, qui sont issu (...)
- 13 Lancé en 2022, ce projet comprend un volet basé au CHS coordonné par Barbara Bonazzi et Paul Boulla (...)
- 14 Par ailleurs, si nous prenons l’exemple d’Act Up-Paris, nous pouvons signaler que de nombreuses ban (...)
10Plus généralement, les objets militants post Mai 68 sont peu conservés dans les musées, ou du moins semblent moins représentés que les objets politiques, peut être à cause de leur caractère fragile ou bien parce que l’intérêt qu’on leur a porté est arrivé plus tardivement. Il faut noter quelques exceptions comme la collection VIH/SIDA au MUCEM, hérité de l’enquête-collecte du MNATP « Histoire et mémoire du sida » de 2002 à 2005, qui conserve notamment beaucoup de banderoles, de pancartes, de pin’s, de costumes de l’association Act Up-Paris12 (Chantraine, 2021) ; mais aussi les archives de la CFDT où l’inventaire des objets a été réalisé dès les années 1990. L’artiste contemporain Jean-Luc Moulène a également collecté des objets de grève, c’est-à-dire produits dans le cadre d’une occupation d’usine, dès les années 1980, afin de les photographier. Ces images, aujourd’hui conservées au Centre George Pompidou, ont notamment été étudiées par Jean-Charles Leyris (2007) qui souligne le fait qu’elles gardent une trace de cette mémoire matérielle des luttes. Nous pourrions ajouter qu’elles sont d’autant plus importantes dans le cas où ces objets sont perdus, détruits ou jetés, car c’est la seule source qui subsiste. Enfin, il convient de noter aujourd’hui un intérêt grandissant autour de ce patrimoine militant. Les objets de la lutte du Larzac, par exemple, sont majoritairement entrés aux archives en janvier 2022 lors du second versement de l’APAL (49J), qui venait compléter celui de 1990 (2J). Enfin, le projet MATOS, Mémoires Archives Transmissions des Objets militantS témoigne du dynamisme et de l’intérêt autour de ces questions. En collaboration avec le CODHOS, le collectif des centres de documentation en histoire ouvrière et sociale, le projet cherche donc aussi à encourager ces centres à réaliser des inventaires de leurs objets lorsque ce n’est pas déjà le cas13. Ces exemples illustrent un nouveau regard porté sur ce matériel, par leur capacité à matérialiser la mémoire des luttes du xxe siècle. Si beaucoup ont été jetés après leur utilisation, les militants et militantes en conservent également chez eux, comme des trésors. Durant les différents entretiens que nous avons réalisés, ils et elles nous avaient confié en garder et nous ont par la suite envoyé des photographies de pin’s, d’autocollants, de cartes postales. Malgré l’attachement émotionnel, ils et elles confessent avoir, au gré du temps et des déménagements, jeté une grande partie et ne conserver que les plus petits. Effectivement, il est difficile de conserver une banderole ou une pancarte chez soi, de la même manière qu’un mouvement qui ne possède pas de local propre peut difficilement archiver des objets de cette taille14. Peut-être sommes-nous aussi moins attachés à une pancarte en carton qu’à un badge avec le sigle de son association. En somme, à cause de cet intérêt tardif, des conditions de fabrication dans des matériaux précaires, et d’une durée de vie limitée à une action, beaucoup d’objets sont perdus et les images sont notre seule source pour les approcher.
- 15 Source : TF1, JT 20 heures, 2 décembre 1978, « Manifestation des paysans du Larzac à Paris ». Conse (...)
11Si les objets apparaissent aussi centraux dans les manifestations, c’est aussi parce que celles-ci s’organisent autour d’eux. Dans son livre La Banderole. Histoire d’un objet politique, Philippe Artières (2013, 35) explique comment cet objet « structure aussi la manifestation, elle en forme le squelette autour duquel les participants vont s’agréger. Si la banderole de tête unit, les différentes bannières qui lui succèdent permettent, au contraire, d’isoler des groupes et de lui donner ainsi son organisation propre ». Effectivement, sur les images d’actions publiques, il semble flagrant que les manifestations sont structurées autour des banderoles. Par exemple, lors de la manifestation unitaire des compteurs Schlumberger, la banderole de tête est signée « C.G.T – C.F.D.T – F.O – C.F.T.C – C.G.C » (figure 01) : elle symbolise ainsi l’union des syndicats de ce secteur pour lutter contre les licenciements et le démantèlement. L’ordre du cortège est symbolique : on ne met pas n’importe quelle banderole en tête. De fait, dans un extrait du Journal de 20 heures de TF1 consacré à la manifestation des paysans du Larzac à Paris, diffusé le 2 décembre 1978, le cameraman filme en plongée la tête de cortège avec sa banderole « LARZAC VIVRA15 ». Au même moment, une voix annonce au mégaphone : « Laissez passer la manifestation. Rejoignez les comités derrière le cortège. Ne restez pas devant, n’avancez pas sur les côtés. » Un autre militant complète : « Sur les côtés, vous allez derrière s’il vous plaît… rejoignez vos comités locaux. » Les comités locaux arrivent ensuite et défilent dans l’ordre, chacun derrière sa banderole. Se placer derrière telle ou telle banderole a aussi son importance car cela marque l’appartenance d’un individu à un groupe. Nous pouvons noter qu’il y a également dans les manifestations des « électrons libres », c’est-à-dire des manifestants qui ne sont pas directement affiliés à un groupe et qui gravitent sur les côtés et passent de cortèges en cortèges. Cependant, sur cette image du 2 décembre 1978, le fait que tous restent derrière la banderole de tête produit un effet de masse et d’unité derrière les militants du Larzac. Ainsi, le cortège est mis en scène : les paysans sont devant, car il s’agit de leur lutte et les autres militants doivent se placer en retrait, derrière la banderole de leur comité, structurant les différents groupes. Sur d’autres manifestations, la présence des paysans en première ligne est renforcée par la présence de tracteurs qui ouvrent la marche, suivis par la banderole des paysans et enfin des diverses banderoles d’organisations, de comités locaux accompagnés de pancartes et drapeaux en tout genre.
12Ainsi, le cas des banderoles illustre le rôle des objets placés au cœur des manifestations pour leur capacité à traduire les revendications, à les matérialiser et à les rendre visibles dans l’espace. Les banderoles agrègent les militants, elles structurent, organisent les cortèges, en devenant « la colonne vertébrale » des manifestations. Or, ces moments d’occupation de la rue par les militants sont éphémères. Une fois le cortège passé, les photographies et vidéos sont les seules sources pour étudier cette organisation. Les objets sont à tout jamais figés dans une posture, dans un contexte qui est celui de leur utilisation.
Figure 01. Manifestation syndicale des travailleurs de Schlumberger, Paris, 1975
Source : WEISS Christian, photographie sans titre (manifestation syndicale des travailleurs de Schlumberger à Paris), 7 février 1975. Conservée aux Archives de la CFDT (Paris), série : photographies, sous-série : 6 E Photographies actions syndicales, boite : Janvier-Juin 1975, cote : CE/6/1975/3944.
13L’exemple des banderoles que nous venons d’aborder montre l’importance de remettre les objets dans leur contexte d’utilisation, dans la manifestation, afin de saisir toutes les pratiques militantes qui leur sont associées. Dans son article sur l’exposition Disobedient objects, Catherine Flood (2020) explique que, dans l’exposition londonienne, beaucoup d’images et de films étaient utilisés afin de montrer « les objets performatifs en action ». Par exemple, dans le fonds d’objets de la CFDT, une pancarte rouge et blanche, sans inscription, est conservée (figure 02). Nous retrouvons cet objet sur de nombreuses photographies de manifestations durant la décennie 1970, mais avec des slogans, des dessins inscrits dans l’espace blanc. Les militants s’approprient donc les objets distribués par la confédération, ceux-ci ne restent pas vierges d’inscriptions. Une photographie de Gérald Bloncourt (figure 03), issue d’une manifestation de la justice et de la fonction publique du 9 mars 1976, indique également que cet objet standardisé, fait en série et de manière industrielle, ne remplace pas la production artisanale ; au contraire, il côtoie d’autres pancartes faites main qui, elles, ont disparu.
- 16 Ibid., time code : 00.38.
- 17 Ibid., time code : 00.46.
14Les images peuvent aussi nous aider à analyser la manière dont les militants détournent des objets qui ne sont pas initialement militants afin d’être utilisés en manifestation. Nous voyons, sur les images de manifestations des paysans du Larzac, comment ces derniers « déguisent » par exemple leurs tracteurs en outils militants. Sur les images de la marche sur Rodez (1973), diffusées dans le 20 heures d’Antenne 2, les paysans peignent en blanc sur les roues de leur tracteur le slogan « Sauvons le Larzac16 », ils les ornent également avec des pancartes « LARZAC17 ». L’outil de travail est ainsi « déguisé », « maquillé » en objet militant. Cette réorientation symbolique des tracteurs, afin d’appuyer l’aspect identitaire d’une revendication transparaît peu dans les sources écrites, ce qui explique le recours nécessaire aux images.
15Enfin, nous pouvons saisir grâce aux images les évolutions des pratiques associées à certains objets. Les militants de la CFDT au début de la décennie 1970 utilisent peu d’autocollants, ou bien ils les collent sur leurs pancartes artisanales, afin de se rattacher à leur syndicat en y faisant apparaître le logo officiel (figure 04). Cependant, au début de cette période, peu en portent sur eux, comme nous le voyons sur les images de la manifestation des intérimaires à Paris, le 11 mars 1969 (figure 05). En parcourant les photographies durant cette décennie, nous remarquons que l’autocollant apparaît progressivement sur les vêtements des militants, à l’instar d’un badge mais qui serait peut-être moins coûteux. En 1980, les manifestants arborent tous un autocollant du sigle CFDT (figure 06). Cette nouvelle pratique de l’autocollant se diffuse durant la décennie, le marquage de soi s’ajoute au marquage de la rue, ce qui permet d’affirmer son appartenance au syndicat.
16Les photographies ou les vidéos de manifestations comblent ainsi les vides des archives, que ce soit pour étudier des objets disparus mais aussi pour saisir un moment éphémère et l’évolution des pratiques. Si ces images sont complémentaires de l’étude en archives, elles sont également nécessaires pour remettre les objets en contexte et pour leur rendre le caractère performatif d’objets de lutte. Si, aujourd’hui, les archives de la CFDT collectent systématiquement les nouveaux artefacts produits par le service confédéral de la communication, ils n’ont jamais été utilisés dans la rue. Ils sont ainsi décontextualisés, comme la pancarte qui est restée vierge (figure 02). Pour l’étudier, il faut donc avoir recours à des photographies afin de saisir comment les militants se l’approprient et l’utilisent et dans quel contexte. Nous pouvons ainsi nous demander si, finalement, ce ne sont pas ces objets, qui n’ont pas accompli ce pourquoi ils ont été créés, à savoir ici porter des revendications, qui n’ont pas une vie « amputée » et « inachevée », plutôt que les objets disparus.
Figure 02. Pancarte rouge et blanche CFDT
Source : CFDT, pancarte rouge et blanche avec logo, 1977. Conservée aux Archives de la CFDT (Paris), série CO : objets, sous-série CO/6 : objets CFDT, cote : CO/6/92. (Photographie prise par Salomé Diné).
Figure 03. Manifestation justice et fonction publique, 1976
Source : . BLONCOURT Gérald, photographie sans titre (manifestation justice et fonction publique), 9 mars 1976. Conservée aux Archives de la CFDT (Paris), série : photographies, sous-série : 6 E Photographies actions syndicales, boite : Janvier-Mars 1976, cote : CE/6/1976/2650.
Figure 04. Manifestation des grévistes de la Snecma, Paris, 1969
Source : MOUSSEAU Ph., photographie sans titre (Manifestation des grévistes de la Snecma – Société nationale d’étude et de construction de moteurs d’aviation à Paris), 20 novembre 1969. Conservée aux Archives de la CFDT (Paris), série : photographies, sous-série : 6 E Photographies actions syndicales, boite : 1969, cote : CE/6/1969/3811.
Figure 05. Manifestation Paris, 1969
Source : MOUSSEAU Ph., photographie sans titre (manifestation à Paris), 11 mars 1969. Conservé aux Archives de la CFDT (Paris), série : photographies, sous-série : 6 E Photographies actions syndicales, boite : 1969, cote : CE/6/1969/2345.
Figure 06. Manifestation CFDT-CGT des fonctionnaires, Paris, 1980
Source : DAMIEN Patrick, photographie sans titre (manifestation CFDT-CGT des fonctionnaires sur les conditions de travail à Paris), 25 mars 1980. Conservée aux Archives de la CFDT (Paris), série : photographies, sous-série : 6 E Photographies actions syndicales, boite : Janvier-Mars 1980, cote : CE/6/1980/3572.
17Les banderoles et les pancartes portent, comme nous l’avons vu, un message revendicatif, ainsi qu’une image, celle du mouvement social. Les objets permettent d’être reconnaissables rapidement, que ce soit dans la rue ou par la suite sur les images des manifestations. Les militants ont conscience de ce pouvoir qu’ont les choses inanimées, c’est pourquoi ils les pensent aussi en fonction de cela. Durant les années 1970, une réflexion émerge de plus en plus sur le sigle, la charte graphique, et plus généralement l’identité visuelle d’un mouvement. Cela va de pair avec une uniformisation des objets militants qui sont de plus en plus produits en série et manufacturés afin de leur apposer le logo d’une association ou d’un syndicat.
- 18 Par exemple : Yves Ducos, « Note du secteur information », 1er avril 1975. Conservée aux Archives d (...)
- 19 Secteur Information, « Point sur le matériel de propagande », 1er juillet 1976. Conservée aux archi (...)
18En effet, au sein de la CFDT, une réflexion se met en place durant cette période sur « l’image de marque » de la confédération, expression que l’on retrouve notamment dans les archives de la Commission exécutive confédérale18. Cette notion empruntée au marketing peut être définie comme la représentation que le syndicat veut véhiculer de lui-même, notamment sur ses objets, brochures et autres productions. De plus en plus d’objets sont ainsi estampillés par le logo du syndicat, ce qui permet de faire la différence dans les manifestations entre les cortèges de la CFDT, de la CGT ou de la CFTC par exemple. Une note du service de propagande datée du 1er juillet 1976, dans les archives de la commission exécutive, indique « Pour les 15 à 20 rassemblements du 23 octobre : étudier la sortie de ballons CFDT. (la CGT vient de sortir les casquettes en toile des dossards… Copier peut-être, faire autre chose, c’est mieux19 !) ». Sur une photographie d’une manifestation de 1977 à Valencienne (figure 07), nous pouvons voir que l’idée de produire des ballons a bien été reprise, en y apposant le sigle CFDT. Ainsi, le groupe de militants est facilement identifiable et assimilable au syndicat, grâce un jeu d’échelle multipliant le logo CFDT sur les ballons, sur la pancarte et sur les militants eux-mêmes. Cela permet dans le cortège, mais aussi sur les images de se distinguer des autres, et de s’affirmer comme un syndicat de masse.
- 20 Rouaud Christian, Tous au Larzac, 2011, Sociétés de production Elzévir Films et Arte France Cinéma, (...)
- 21 Source : 1er chaîne, JT 20 heures, 20 novembre 1971, « Manifestation de femmes à Paris ». Conservé (...)
19Tous les mouvements n’ont pas forcément de sigle ou de charte graphique très définie comme à la CFDT, mais ils mettent en place une identité visuelle en lien avec leurs revendications. La brebis, par exemple, symbole de la lutte des paysans du Larzac, se retrouve sur de nombreuses pancartes. Cet animal, symbole des exploitations de Roquefort du plateau, est aussi assimilé à la non-violence prônée par le mouvement, en opposition avec les armes, les chars, les bombes utilisés par l’armée. C’est un animal qui véhicule une image de douceur et de paix auquel les paysans souhaitent s’associer. Le militant Michel Courtin, dans le documentaire Tous au Larzac, souligne comment les partisans de la lutte ont cultivé cette image : « La brebis sur le Champs de Mars, la brebis à la Cavalerie. Y a un journaliste qui avait écrit : Le Larzac serait-il aussi populaire si c’était un gîte d’éleveurs de porcs dans une plaine boueuse ? Le Larzac ça faisait figure de rêve quoi, l’endroit perdu en France, les vieux paysans avec les bérets, la brebis… la brebis c’est une bête sympathique par définition, hein les gentils moutons, c’est horrible hein les brebis et tout… enfin bon ils ont jamais fréquenté de brebis20. » De même, nous identifions aisément les mouvements féministes comme le MLF grâce au signe féminin sur les pancartes21. Cette identité graphique et visuelle, associant les mouvements à des symboles constitutifs de leur lutte permet d’associer les manifestants à des revendications. Les objets deviennent des métonymies des groupes.
Figure 07. Manifestation à Valencienne, 1977
Source : MAILLAC Didier, photographie sans titre (manifestation à Valencienne), 23 février 1977. Conservé aux Archives de la CFDT (Paris), série : photographies, sous-série : 6 E Photographies actions syndicales, boite : Janvier-Mars 1977, cote : CE/6/1977/1975.
20Si les objets sont des métonymies des mouvements, ils le sont également de la manifestation elle-même, comme l’explique Philippe Artières dans La banderole (2013, 24) : elle n’est pas un simple accessoire mais un véritable « relais matériel et visuel des revendications patiemment élaborées ». Elle porte effectivement le mot d’ordre de la manifestation et en résume les revendications. Sur les diverses photographies de notre corpus, la profusion de l’écrit sur des pancartes, sur des banderoles et même sur des vêtements ou des badges va dans le sens d’une comparaison de la manifestation avec un tract vivant et en mouvement (Pigenet, in Tartakowsky, 2011, 113). Par exemple, sur la photographie de la manifestation des travailleurs de Schlumberger du 7 février 1975, que nous avons déjà citée (figure 01), les revendications sont inscrites sur les banderoles, mais aussi sur les différentes pancartes CFDT et CGT. Les militants eux-mêmes arborent des autocollants avec le sigle de leur syndicat. L’image se découpe en trois parties : sur le tiers supérieur, la banderole dépasse légèrement du cadre, nous distinguons le texte « Compteurs Schlumberger C.G.T – C.F.D.T – F.O – C.F.T.C – C.G.C Non aux licenciements. Halte au démantèlement. » En dessous de ce texte qui sert de mot d’ordre à la manifestation, les pancartes portent quant à elles des textes moins longs comme « Adhérez à la Cgt ; Garantie de l’emploi et des ressources », « CFTC Non au licenciement », « CGT pour des changements dans le travail, la vie… rien sans nous ! » Nous ne pouvons pas distinguer l’intégralité des slogans écrits sur ces pancartes : certaines sont trop loin et elles se mêlent les unes aux autres. Enfin, sur le bas de la photographie, les militants ont collé sur leurs vêtements des autocollants « CFDT ». Sur cette image, un jeu d’échelle donne à voir les différentes revendications : celle de la banderole, qui est une revendication unitaire ; celle de chaque syndicat sur les pancartes ; et enfin celle de chaque individu grâce à l’autocollant qui montre son appartenance à la CFDT ou à la CGT. Cette abondance d’objets qui diffusent des textes écrits est aussi nécessaire afin d’informer le passant de la cause de la manifestation, bien qu’assez paradoxalement sur cette image le mot d’ordre de la banderole n’est pas tout à fait visible – peut-être à cause du vent. Ainsi, ils matérialisent et popularisent la lutte. Si, sur le moment, elle informe le passant, par la suite elle sert de légende aux images : la banderole est, dès lors, pensée pour être « photogénique, filmable, numérisable » (Artières, 2013, 25). Elle permet de conserver les revendications d’une manifestation même après son passage. Les objets militants sont pensés comme des sujets photographiques par leur capacité à matérialiser les revendications. Ils sont des traces visuelles de la manifestation, qui elle est éphémère, ils en gardent la mémoire.
21Les objets militants sont également pensés pour les caméras, dans le sens où ils participent à des mises en scènes durant les manifestations. La théâtralisation des manifestations attire les médias, cela permet d’avoir de « belles » images à diffuser et de rendre visibles les revendications des mouvements sociaux. « Les mouvements sociaux sont d’abord pour beaucoup de journaux des événements comme les autres. Aussi ont-ils plus de chance de bénéficier d’une large attention s’ils déploient des dimensions inédites, s’ils permettent la captation d’images spectaculaires ou s’ils autorisent une personnalisation de l’information en faisant émerger des figures singulières » (Delporte, Blandin & Robinet, 2016, 318). En effet, les mouvements sociaux produisent de l’image, c’est-à-dire du contenu pour les médias. Les marches en tracteurs sur Rodez (14 juillet 1972) puis sur Paris (janvier 1973) ont particulièrement retenu l’attention des journaux télévisés. La première fut diffusée dans le JT de 13 heures de la première chaîne le 15 juillet et la seconde eut le droit à plusieurs reportages au 20 heures de la deuxième chaîne (le 8 janvier 1973 ; 13 janvier 1973) et de la première chaîne (12 janvier 1973 ; 13 janvier 1973). Dans toutes ces images, nous pouvons noter les gros plans faits sur différents objets dont les roues des tracteurs, peintes avec des slogans contre l’extension du camp militaire. Ces outils du travail agricole ne sont pas des objets habituels de manifestation, ce qui crée des images hors du commun qui intéressent particulièrement les médias. L’image télévisuelle garde une trace de ces actions puisque bien évidemment les tracteurs ne sont pas conservés dans les archives et que, le lendemain de la marche, les slogans inscrits sur les roues sont effacés.
22Sans une bonne revue de presse dans les médias nationaux, les manifestations et actions publiques n’ont pas de visibilité et les mouvements ne peuvent pas prétendre à faire entrer leur cause dans l’agenda politico-médiatique (Neveu, 1999). Or les médias sont un moyen de toucher l’opinion publique et par ricochet le politique. Les journaux télévisés sont aussi un moyen pour les mouvements de pénétrer dans les foyers, de diffuser leurs images et leurs représentations, d’où la nécessité d’un recours à des objets marquants.
- 22 Burguiere Pierre, Courtin Michel, Gastal Robert, Monron Jean, Paloc Gérard & Tarlier Guy, « Moutons (...)
23Ainsi, les médias participent à la création de l’événement (Granjon, in Fillieule & al., 2022) et rendent visibles les actions des mouvements sociaux, et par la même occasion leurs objets. Par exemple, la naissance médiatique du MLF est attribuée à l’action sous l’Arc de Triomphe, le 26 août 1971, comme l’analyse l’historienne Mathilde Larrère (2022, 80) : « L’action aurait pu rester confidentielle. Mais voilà, il n’y avait pas tant d’actualité à se mettre sous la dent en cette fin d’août, alors les grands titres de la presse, avertis pour l’occasion, relaient l’événement et parlent de la naissance du “Mouvement pour la libération de la femme” – une expression qu’ils tirent de l’existence, aux États-Unis, d’un mouvement similaire et sans doute de la banderole ». Un reportage, diffusé pendant le journal de 20 heures de la première chaîne, colporte justement les images de cette action sur lesquelles on peut voir la banderole « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu – sa femme », avec la gerbe de fleurs qui devait être déposée sous l’Arc de Triomphe. Les médias étaient ainsi à la recherche de spectaculaire, ce que cette mise en scène leur a offert, en s’appuyant sur des objets militants. Cependant, Mathilde Larrère précise que des journaux comme l’Aurore et Combat inventent des faits, notamment que des militantes auraient brûlé leur soutien-gorge. Les médias contribuent parfois à donner une mauvaise image des mouvements sociaux, ce que ces derniers critiquent souvent. Par exemple, les paysans du Larzac ont remis en cause la vision de la lutte donnée par les médias, en ciblant particulièrement l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF). Les paysans qui ont emmené leurs brebis sous la Tour Eiffel en 1972 témoignent par ailleurs de cela : « Nous pensions depuis longtemps qu’il nous faudrait aller un jour expliquer nous-mêmes aux Parisiens, ce qu’était le Larzac. Pour informer les Français, il y a bien l’O.R.T.F. mais sur cette “affaire” c’est surtout Monsieur Michel Debré qui, “en toute objectivité”, s’est beaucoup expliqué… Nous non !… Alors, si l’information ne venait pas vers nous il fallait aller vers elle. Il nous fallait savoir ce que les Parisiens et les Français pouvaient penser de ce choix entre nous et les militaires, entre nos moutons et leurs chars22. » Les journaux laissent en effet peu de possibilités aux militants d’expliquer leurs revendications. L’ORTF diffuse une certaine vision de la lutte à la télévision et, conformément à la vision de l’État, présente le plateau larzacien comme un espace archaïque et en retard par rapport au reste du pays. Pierre-Marie Terral parle d’un « manque d’impartialité des images diffusées par l’ORTF », phénomène dénoncé par les paysans (Terral, 2017, 156). On retrouve également l’importance des banderoles et pancartes, qui, en matérialisant les revendications, servent de légendes aux images diffusées dans la presse lorsque celles-ci ne donnent pas la parole aux militants.
24Enfin, nous pouvons pointer les limites des images des journaux télévisés lorsqu’il s’agit d’étudier les objets militants puisqu’ils ne s’intéressent qu’aux actions les plus spectaculaires, ils ne diffusent pas toutes les manifestations de tous les mouvements. Les plus grandes manifestations sont souvent filmées mais cela induit donc une sous-représentation des manifestations de moindre ampleur et des mouvements sociaux moins connus et moins visibles. Les médias restent néanmoins pour les mouvements un moyen accès privilégié pour parvenir à toucher l’opinion publique, ce qui explique l’intérêt de les attirer avec des mises en scènes et des objets spectaculaires. Cette source n’en reste pas moins une source de premier ordre pour approcher des objets disparus, sans pour autant permettre de les saisir dans leur entièreté.
25Une autre partie importante de notre corpus est constituée de photographies prises par ce que l’on peut qualifier de photographes militants, c’est-à-dire souvent des adhérents aux associations, aux syndicats, ou du moins sympathisants, et qui prenaient des images des manifestations en tant qu’amateur ou professionnel. En réponse aux représentations qui étaient diffusées dans la presse, les mouvements sociaux se sont donc mis à produire eux-mêmes leurs propres images afin de diffuser une autre représentation d’eux-mêmes, plus conforme à leurs attentes. Ces sources interrogent également la mise en scène dans ces images de manifestations, les choix de cadrages particuliers qui sont faits pour transmettre ces représentations. Pour reprendre les mots de Bertrand Tillier (in Tartakowsky, 2011), il existe une « construction photographique » de la manifestation : « Par son pouvoir d’attestation, la photographie, qui se propose de témoigner d’un fait évanoui au moment même où elle le montre, et d’en diffuser la part visible à des fins édifiantes, propose néanmoins des images cadrées, composées, parfois théâtralisées, voire esthétisées, qui conditionnent notre rapport à l’objet représenté. » En effet, les photographies réalisées par des photographes-militants induisent un choix de cadrage particulier, accentuant l’impression d’une ville envahie, occupée et investie par la manifestation. Par exemple, pour amplifier l’ampleur d’une mobilisation, le hors-champ d’une photographie permet de suggérer la masse d’une manifestation. Sur une photographie de Catherine Deudon du 8 mars 1980 (Deudon, 2003, 91), au premier plan, des militantes marchent sous une banderole, derrière elles, la foule s’étend à perte de vue. Nous distinguons difficilement les banderoles à l’arrière-plan et celle que nous voyons sur le premier plan est coupée par le cadre de la photographie. La manifestation semble ainsi déborder du cadre et donne l’impression d’une masse militante. Sur une autre photographie de la même manifestation (Deudon, 2003, 71), les banderoles s’entremêlent, rendant difficile la lecture des slogans et donnant une impression de désordre, que Catherine Deudon commente, (2003, 71) : « Pas très disciplinées, encore joyeusement bordéliques ». Les nombreux objets sur cette image participent à créer une surcharge, amplifiant le côté massif de la mobilisation, ils donnent l’impression que la rue est assaillie. Ainsi, les compositions en « trop-plein » et le hors-champ prennent part à la construction de l’image de la manifestation par la photographe, dont les objets sont partie prenante.
- 23 On peut citer un exemple parmi tant d’autres : celui des inverti·e·s qui, durant le mouvement contr (...)
26Ces photographies sont d’autant plus de sources pour étudier les objets militants disparus qu’elles capturent des moments que nous ne voyons pas dans les journaux télévisés, des moments de vie quotidienne des mouvements et les préparations des manifestations. Une photographie anonyme de la grève d’usine à Yssingeaux (Haute-Loire), datée de 1971, conserve la trace de militants CFDT en train d’inscrire leurs slogans sur des pancartes, de les fabriquer ou de les coller sur des morceaux de bois (figure 08). On ne peut pas observer ces préparatifs dans les reportages télévisés, car ces moments intéressent moins les médias, sont moins spectaculaires. Ces photographies sont néanmoins très importantes pour approcher la fabrication collective du matériel : les militants ne fabriquent pas seuls chez eux des pancartes, au contraire, c’est bien souvent un moment de sociabilité importante. Encore aujourd’hui, de nombreux collectifs organisent, avant les manifestations, des ateliers de fabrication de banderoles ou de pancartes. C’est un moment pour discuter dans un cadre moins normatif qu’une assemblée générale, pour se rencontrer, pour intégrer de nouveaux militants23. Ainsi, ces photographies de moments plus banals sont des sources précieuses afin d’avoir accès à des informations que nous trouvons peu dans les archives, comme la préparation et la création des objets militants. Dans le livre 40 ans de slogans féministes, Béatrice Fraenkel parle du film Où est-ce qu’on se mai ? réalisé par le collectif Les Muses qui montre « en une longue scène le tout début de la manifestation du 1er mai 1976. Nous y voyons les manifestantes arriver petit à petit, seules ou en groupe, avec leurs panneaux, leurs banderoles, leurs pancartes. La caméra se promène, capte ce foisonnement d’objets plus ou moins bricolés, de lettres, de couleurs qui s’affichent librement. Certaines fabriquent leur panneau sur place, juste avant de partir » (Fraenkel, 2011, 9). Ces images montrent donc l’avant-manifestation, le moment où les militantes fabriquent leurs objets sur le trottoir juste avant de partir, ce qui nous renseigne également sur un mode de production très spontané puisque les pancartes ici ne sont pas fabriquées en amont. Les objets ont donc une place très importante dans ce moment de pré-manifestation, bien que peu aient été conservés, cette description tirée d’un film militant nous permet tout de même d’affirmer que les militantes du MLF en ont produit de nombreux. Nous avons accès à ce type de scène, et donc à ce type de fabrication, uniquement à partir de ce film puisque les chaines de télévision filment moins voire pas du tout ces moments de flottement. La spontanéité de la création ne se retrouve pas dans des archives papiers, les images produites par des militantes sont le seul moyen pour nous d’y accéder.
- 24 Retranscription d’un entretien au téléphone, le mardi 14 février 2023, durée 13 min 51, avec Claude (...)
27En outre, on peut se demander si ces photographies ne transforment pas les objets militants en œuvre d’art, à l’instar du travail de l’artiste Jean-Luc Moulène. Dans son cas, il isole les objets de grève de leur environnement habituel, ainsi il les décontextualise de leur environnement de production, à savoir une usine occupée afin de mieux interroger leur nature et leur signification. Comme l’explique Jean-Charles Leyris (2007), le but du photographe était de transformer ces objets en œuvre plastique : « Jean-Luc Moulène raconte : “Il s’agit de rendre le poids et la matière de l’objet car c’est sur cette matière que les ouvriers ont travaillé. Je fabrique un objet photographique, pas une photographie, qui a tous les caractères d’un produit industriel”[…] Nous sommes donc en présence d’un dispositif complexe : les objets de grève sont des altérations d’objets industriels transformés ensuite en œuvres plastiques. » Cependant, si nous appliquons son travail à notre propos, ses photographies conduisent, pour nous, à une perte d’information sur la fabrication des objets, sur leur contexte d’utilisation ou sur les pratiques qui leur sont associées dans les manifestations. Durant les entretiens que nous avons réalisés avec les militants et les militantes, nous avions demandé si certains objets militants étaient conçus comme des œuvres d’art au moment de leur fabrication. Même lorsqu’ils sont le fruit d’artistes, comme au MLF ou dans la lutte du Larzac, ils ne sont jamais perçus comme tel, bien qu’un aspect esthétique soit souvent recherché. Par exemple, Claude Baillon, un artiste habitant de Millau, qui a fabriqué des affiches et des banderoles pour la lutte des paysans nous expliquait : « Alors ce qu’il y a c’est qu’il y a eu… y a quelques années, une exposition au musée de Millau sur les affiches, avec un bouquin. Mais à l’époque où on les faisait, on pensait pas du tout faire des œuvres d’art, c’était spontané, on était pas du tout dans cette perspective [ …] On essayait d’être efficace le plus possible, avec les moyens dont on disposait mais c’est tout. C’est après, 10 ans, 20 ans, 30 ans après, 40 ans après, on peut… voilà, on peut constater… comment dire, des sédiments, enfin voilà. Mais à cette époque, là on avait pas du tout cette conscience-là24. » Ainsi, les objets ont été investis d’une valeur artistique a posteriori, selon lui. Ils étaient pensés pour être efficaces, pour atteindre un but. Une affiche devait communiquer une information sur un rassemblement, une banderole ou une pancarte devaient porter un mot d’ordre, un message revendicatif. Selon Thierry Bonnot (2014, 13) « la valeur patrimoniale ou mémorielle […] résulte d’une opération ou d’une série d’opérations effectuées par les individus et/ou les groupes sociaux », la valeur que l’on donne à un objet change durant son parcours. » Ainsi, ce qu’il écrit à propos de la valeur patrimoniale peut s’appliquer également à la valeur artistique d’un objet, exactement comme le disait Claude Baillon. Les objets militants n’étaient pas pensés comme des productions artistiques par leur fabricant mais c’est en les mettant en scène dans des expositions, dans des musées qu’ils acquièrent cette valeur ou encore, dans le cas des photographies que nous avons étudiées, mais aussi des travaux de Jean-Luc Moulène, c’est peut-être à travers l’objectif des artistes, qui mettent en scène et enregistrent ces objets que ceux-ci deviennent des œuvres d’art.
Figure 08. Grève dans une usine à Yssingeaux, 1971
Source : Anonyme, photographie sans titre (grève dans une usine à Yssingeaux, en Haute-Loire), 1971. Conservée aux Archives de la CFDT (Paris), ), série : photographies, sous-série : 6 E Photographies actions syndicales, boite : Janvier-Avril 1971, cote : CE/6/1971/1380.
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28Comme l’explique Jean-Charles Leyris (2007), « au-delà de ses caractéristiques matérielles, l’objet est considéré comme porteur de la culture d’un groupe particulier, de ses rites, manières de faire, visions du monde ». Faire l’histoire des objets militants permet de montrer comment leur vie recoupe celle des hommes, celles des militants qui les conçoivent et les fabriquent mais pas seulement. Ils nous donnent à voir l’organisation des mouvements, entre spontanéité et directives, la manière dont les mouvements se représentent et se montrent à travers eux ou encore les pratiques militantes et manifestantes. Cependant, face aux lacunes des archives et aux objets disparus, les images apparaissent comme des sources essentielles pour documenter la « vie » des artefacts militants. Comme nous l’avons vu, elles donnent accès à des informations que nous trouvons peu, si ce n’est pas du tout, dans les archives – que ce soit sur leur fabrication ou sur les pratiques. Si les entretiens sont également très utiles pour combler ces vides, il n’y a que les images qui contextualisent une banderole ou une pancarte afin d’étudier tout leur potentiel d’action. Du fait de leur caractère éphémère, lié à une action et de leurs matériaux souvent peu résistants, ils sont détruits, jetés, perdus. Notre article interroge ainsi la disparition de certains objets, malgré leur place centrale dans les manifestations, et propose une approche méthodologique pour les étudier à travers les images. Celles produites par les mouvements sociaux et celles diffusées dans les médias sont complémentaires, elles ne donnent pas les mêmes informations. Dans le premier cas, nous avons accès à des moments qui n’intéressent pas les seconds, comme les coulisses des manifestations, les moments avant celles-ci, sur lesquels on voit la préparation des objets. Cependant, les photographies produites par des militants relèvent également d’une construction de l’image, par le cadrage par exemple, qui met en scène le mouvement et ses objets. Dans les journaux télévisés, les plans larges sur les manifestations et l’intérêt pour les actions spectaculaires et visuelles sont aussi des traces qui enregistrent les objets dans un moment éphémère de leur vie. Le matériel militant a un lien direct avec ce type d’images, car il produit des images spectaculaires, recherchées par les médias, ils sont pensés dès lors comme des sujets photographiques et filmiques pour avoir une visibilité dans la presse et dans l’opinion publique.
- 25 Fonds 49 J, documents d’archives de l’APAL, 2e versement, cote 49J37, 49J44, 49J45, 49J50, par exem (...)
29Ce questionnement sur l’image comme trace peut nous amener, enfin, à questionner le statut même de ces images. Sont-elles simplement des archives visuelles pour documenter l’organisation matérielle des luttes ? Ou au contraire, sont-elles des objets comme les autres permettant aux mouvements sociaux de reprendre une forme de pouvoir ? Manifestement, certaines photographies possèdent une matérialité propre et deviennent elles-mêmes des objets militants, notamment lorsqu’elles deviennent des cartes postales par exemple, véhiculant de cette manière une certaine image du mouvement social et une représentation qu’il a cherché à mettre en scène. On peut penser aux photographies tirées et mises sous cadre comme on en trouve aux archives départementales de Millau25. Peut-être plus que l’image, c’est l’appareil photographique ou la caméra qui devient un objet militant, pour créer ses représentations comme le font d’autres objets.