Arborio A.-M. (2012) Un Personnel invisible. Les aides-soignantes à l'hôpital, Paris, Anthropos-Economica, coll. « Sociologies ».
Les petites mains des pieds : un atelier de chaussures dans les années 1950
Texte intégral
- 1 L’album me vient d’une aide-soignante dont je suis proche (Arborio, 2012).
1Cette ancienne ouvrière, devenue aide-soignante à l’hôpital1 a entrepris de constituer un album photo pour ses 20 ans. Tous les clichés ont les mêmes contours dentelés mais celui-ci, où elle figure sur la droite, tranche par son format. Son objet et son décor le distinguent aussi : il est le seul à avoir été pris au travail, alors même que tous les membres de cette famille consacrent à l’activité professionnelle l’essentiel de leur temps. Les autres photos ne renvoient qu’à des moments partagés en famille ou à des événements festifs. Une légende manuscrite rappelle la date du jour de la prise de vue, comme c’est le cas pour les souvenirs de pique-nique ou de tout autre rassemblement familial. Ce 30 mars 1957 est la date d’un jour ordinaire de travail, sinon que les ouvrières de l’atelier sont photographiées ensemble devant leur établi.
2Assise à côté d’une collègue qui, alliance au doigt est sans doute un peu plus âgée qu’elle, elle semble une écolière photographiée à son banc de classe. Mais l’école est déjà un lointain souvenir. À 20 ans et demi, elle travaille depuis six ans « dans la chaussure » : à l’usine d’abord, qu’elle a quittée ensuite pour l’un de ces nombreux petits ateliers, moins « durs », où l’on travaille le cuir. La fabrication de chaussures s’y fait toujours en série mais pour des séries plus petites. Au premier plan, les tiges sont empilées, toutes identiques. « Tige » désigne, dans le langage de la profession, le dessus de chaussure, fait de découpes de cuir que ces ouvrières doivent d’abord travailler à plat et assembler. Cette pièce sera mise en forme et montée sur la semelle et le talon mais ces ultimes étapes se font dans un autre atelier où n’opèrent que des hommes. Ce sont des hommes aussi qui réparent les machines sur lesquelles les femmes piquent les tiges.
3Là, les ouvrières préparent le cuir qui sera ensuite piqué et c’est cette opération demandant plus d’habileté que les autres qui leur donne leur nom de « piqueuses de tiges ». La jeune ouvrière a le pinceau de colle appuyé sur les bords de la tige qui doit être « rempliée », c’est-à-dire rabattue sur elle-même comme cela se fait pour un ourlet. Elle l’a auparavant « parée » avec un outil tranchant : amincir des bords est nécessaire pour éviter que les bords rempliés de la tige ne fassent une surépaisseur qui résisterait aux aiguilles des machines ou qui ferait mal aux pieds auxquels sont destinées les chaussures. La plus âgée tient un poinçon avec lequel elle écrase le bord de la tige après l’avoir rabattu. La tige est ainsi prête à être piquée. Les plus jeunes apprennent les gestes un à un dans l’atelier jusqu’au piquage.
4L’ouvrière ne se rappelle plus si le patron a pris lui-même la photo ou s’il a dépêché un photographe professionnel pour cela. Mais seul le patron a pu faire arrêter un travail qui se fait sous contrôle et dans un temps qui est compté. Dans cet atelier, une partie de la rémunération se fait aux pièces mais les pauses pour se rendre aux toilettes ne sont pas minutées comme elles l’étaient à l’usine. Le tablier, enfilé par-dessus les habits, est obligatoire pour toutes afin d’éviter de tacher les vêtements avec de la colle. Chacune fournit le sien et se charge de l’entretenir. La montre et les autres bijoux sont autorisés. Les mains pressent la tige qui ne doit pas bouger. Elles ne sont pas protégées. La colle forte diffuse son odeur entêtante mais « on s’habitue » ; elle devient presque agréable, mêlée à celle du cuir. Les deux filles sont-elles au courant de ses effets nocifs ? Cancer des sinus et des voies nasales ? Troubles neurologiques ou intestinaux ? Le patron n’a pas à être inquiet : les deux quittent l’atelier avant tout symptôme, dès la naissance de leur premier enfant. Une fois mères, elles continueront à parer le cuir, passer la colle, rabattre les bords et assembler les pièces pour ce même patron ou pour un autre mais à leur domicile, « chez elles », le berceau à leurs pieds, sur une machine qu’elles auront achetée avec leurs économies.
5Au fil des années, la fabrication de chaussures s’industrialise, se concentre, se délocalise. Et chacune abandonne le secteur. La photo de cet instant où le travail s’est arrêté dans l’atelier reste comme une des rares traces matérielles des petites mains de la chaussure, des petits pas de la carrière d’une piqueuse de tiges.
Table des illustrations
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Légende | Deux ouvrières d’un atelier de chaussures (Nice, 1957) |
URL | http://journals.openedition.org/itti/docannexe/image/5943/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 535k |
Pour citer cet article
Référence électronique
Anne-Marie Arborio, « Les petites mains des pieds : un atelier de chaussures dans les années 1950 », Images du travail, travail des images [En ligne], 18 | 2025, mis en ligne le 28 janvier 2025, consulté le 06 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/itti/5943 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138r3
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