1Depuis le mouvement de Gilets Jaunes, auquel j’ai participé tout en l’observant, j’ai pris l’habitude de photographier les écrits des manifestant∙es, sur les dos de leurs gilets (Monchatre & Têtu, 2023) ou sur leurs pancartes, afin de documenter leurs revendications. La demande d’autorisation de photographier constitue un moment d’échange, qui peut être approfondi ou plus bref, comme ce fut le cas ici, le 7 février 2023, lors de l’une des manifestations massives contre la réforme des retraites. Cette pancarte fait partie des milliers qui ont été brandies dans les rues de Lyon. Quel rapport entretient-elle avec la contestation d’une réforme visant le report de l’âge légal de départ à la retraite ? Les mots d’ordre de la manifestation dénonçaient l’allongement imposé des vies de travail et du temps passé en emploi pour l’ouverture du droit au retrait du marché du travail. Or cette pancarte parle de conditions de travail, dans l’ici et maintenant de l’activité. Loin d’être isolée, elle fait partie de tout un bouquet d’affiches, écriteaux et inscriptions, brandies par des professionnelles de la petite enfance, les « agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles » (ATSEM), qui sont venues en force. Tous les supports, papier, boisés ou cartonnés, qu’elles ont fabriqués évoquent ce qu’elles font au travail, tout ce qu’elles font au travail, rien que ce qu’elles font au travail, dans un geste de lassitude et de fierté mélangées.
2Dans ce groupe d’ATSEM qui défilent en rang serré, cette pancarte se distingue des autres par le soin apporté à la représentation d’un corps hébété. Elle a été réalisée avec une grande application, d’une façon presque précautionneuse. La représentation qu’elle donne de ce métier serait-elle susceptible d’offusquer les esprits chagrins ? Quoi ? Des travailleuses exerçant auprès d’enfants ont l’audace de se plaindre ? Nous ne sommes pourtant plus au temps révolu des « femmes de service », chargées de l’entretien des locaux et de l’hygiène des enfants des écoles maternelles. Les missions d’ATSEM ont été enrichies, leur territoire d’intervention s’est étendu au-delà du ménage. Ces intervenantes constituent désormais un groupe professionnel à part entière, mandaté pour la prise en charge d’enfants, aux côtés des enseignantes avec qui elles travaillent en binôme (Imbert, 2022). Elles font donc partie des « adultes référents » et jouent un rôle actif d’auxiliaires pédagogiques. Comment leur activité, significativement rehaussée dans la hiérarchie des fonctions au sein de l’école, pourrait-elle ne pas être gratifiante ?
- 1 Les ATSEM continuent de n’exister que dans l’ombre des enseignantes et se sont constituées en colle (...)
3Or cette pancarte d’« ATSEM en colère » donne à voir l’envers de cette revalorisation avant tout symbolique1. L’adulte référent qu’elles sont censées être apparaît malmené, exposé à toutes sortes de dommages, précisément pointés à l’endroit du corps où ils font mal. L’« ATSEM en colère » pointe la pénibilité des « gros nettoyages » et les « doigts détruits par les détergents ». L’« ATSEM en colère » pointe la pénibilité d’un travail pédagogique qui impose une posture éreintante, « le dos vouté à force d’être penchée sur les petites tables ». Les pieds s’invitent dans cet inventaire des parties du corps meurtri. L’« ATSEM en colère » indique qu’elle doit travailler en « baskets » pour les ménager. Les oreilles ne sont pas épargnées. Comme les enseignantes, l’« ATSEM en colère » endure les cris de joie, de peur, de colère et de rage de têtes blondes ou brunes en ébullition, qu’elle s’efforce de ramener en climat tempéré pour sauver son « système auditif » au bord de la combustion. Pour les yeux, ce n’est pas mieux. L’« ATSEM en colère » en voit de toutes les couleurs. Sa « qualité de vision » s’est réduite « à force de déchiffrer le prénom des enfants » sur des étiquettes illisibles ou froissées. Elle ne parvient pas non plus à protéger ses « vêtements usés et tachés » des œuvres d’art plastiques dont elle accompagne l’éclosion.
4Comment pourrait-elle en vouloir à tous ces enfants qui lui sont confiés ? Les pancartes alentour énumèrent, dans une liste à la Prévert, l’ensemble des rôles que les ATSEM sont appelées à jouer pour eux : « maman-bis », « infirmière », « psychologue », « cantinière », « dame-pipi », « animatrice », « pâtissière », « agent d’entretien », « surveillante », « standardiste », « maîtresse low cost ». La pancarte photographiée parachève ce tableau d’ensemble. Elle donne accès à la totalisation de cette expérience vécue en montrant l’effet incarné de ces performances répétées. Elle dépeint une travailleuse échevelée, aux pieds boursoufflés, les mains déformées et les yeux hagards. Son « sourire obligatoire » et figé lui creuse des « rides profondes », qui défigurent son visage au regard perdu. Son corps de créature multitâche, appelée sur tous les fronts de l’activité d’apprentissage des enfants, du sol au plafond, du cahier au gouter, du crayon au pinceau, semble confondu avec la fonction. L’« ATSEM en colère » apparaît désarçonnée par le tourbillon du puits sans fond de ce qu’il lui reste à faire et qui n’en finit pas (Avril & Ramos Vacca, 2020). L’« ATSEM en colère » brandie en manifestation se représente frappée d’immobilité par « 43 ans » de vie active. Médusée de se voir vieillir en accéléré quand elle aide à grandir les jeunes générations. Médusée de se voir précocement décatie et ankylosée. Médusée de voir s’évanouir l’espoir d’une retraite en santé.