1En 2023, une réforme du système des retraites (Fridenson, 2020), fait descendre une grande partie de la population française dans la rue. Le seuil d’âge légal de départ va passer de 62 à 64 ans. C’est une réforme qui impacte les actifs nés après 1961. Les appels à la grève et à manifester se multiplient. La France n’avait pas connu une telle mobilisation intersyndicale depuis 2010 (il s’agissait déjà d’une réforme des retraites).
2Lors de ces événements, je viens de terminer une thèse sur le sens du travail. Différentes manifestations me donnent envie d’aller les observer. C’est sans réel but professionnel, pas vraiment militant non plus. De la citoyenneté. Face à la montée progressive mais certaine de la capacité à agir violemment (Rigouste, 2021) des Compagnies Républicaines de Sécurité (CRS), je m’interroge sur le cadre de leur formation, ce qui les motive à devenir les professionnels qu’ils sont. Thierry Pillon dans une sociologie des corps au travail (Pillon, 2016), exprime le fait que la sociologie doit inclure corps et matériel dans le dispositif d’action qu’elle observe. Rien de nouveau mais dans le cadre du travail, la sociologie l’oublie souvent. Agir c’est au-delà d’une compétence intellectuelle ou physique, au-delà d’une mise à disposition des outils nécessaires à l’action. Agir c’est embarquer un ensemble de dispositions collectives et individuelles, physiques et matérielles, psychiques et juridiques. Agir c’est mettre en œuvre un réseau à disposition qui embarque le corps avec le reste. C’est cette question de l’agir au sens large, éco-social, que je traite dans mon ouvrage sur la fabrique de l’hypermodernité (Djouad, 2025).
- 1 Salon Focus 2025 – 6e édition, du 5 au 8 juin 2025, Marseille.
3Depuis deux ans j’essaie de produire des images et des enregistrements qui, contrairement à mon travail initial, interrogent les liens entre activité professionnelle et réalisation de soi au-delà de la vie de travail. Cette photographie que je prends lors d’une manifestation parisienne dans le cadre de la réforme du système des retraites est l’élément qui a déclenché l’envie de réaliser une série de diaporamas sonores présentée dans son processus de travail au Salon Focus 20251.
- 2 J’ai volontairement modifié la balance des couleurs pour cette publication, afin de faire le focus (...)
- 3 « Vous servez, avec force et détermination pour affronter les difficultés du quotidien ». M. Brice (...)
4Je prends cette photo le mardi 7 février 20232. Un appel à la grève massif, intersyndicale a réuni des milliers de personnes dans les rues de Paris (700 000 selon la CGT et plus de 2 millions sur le territoire). Il est 15 h 30, je veux m’éloigner du cortège pour mieux l’observer. Nous sommes au niveau de la Porte Saint-Martin du 10e arrondissement parisien. Un quidam me tape l’épaule : « Madame, vous ne devez pas rester là, regardez à gauche. » Il n’a peut-être pas tort. À ma gauche c’est un bloc de CRS qui s’est agglutiné dans toute la largeur de la rue Sainte-Apolline, minuscule comme le montre la photo. Il faut imaginer qu’à leur gauche s’érige la Porte Saint-Martin. Les CRS peuvent voir le cortège mais pas l’inverse. Un cache-cache. Ils sont immobiles, boucliers repliés. Je leur fais face depuis l’autre trottoir. Ils patientent et l’ordre va bientôt venir, le cortège passe et ils attendent, ils ne s’inquiètent pas de ce qui vient. L’un d’eux regarde une carte et quelques feuillets qu’il semble lire comme des consignes à se rappeler avant le début du labeur. Comme une routine ? Les corps sont prêts, silence paisible. Dans cette attente de l’action à venir, scénarisée, anticipée, il s’agit de « servir3 » un ordre, protéger, sécuriser. Je m’imagine un instant dialoguer avec le CRS du centre de l’image, lui demander s’il n’a pas plutôt envie de faire grève lui aussi. Et ses collègues, aucun ne veut crier son refus de la réforme ? Eux, qui gagnent environ 1 500 euros net par mois et ont déjà connu un allongement de la vie de travail en 2019, rejoindront l’âge standard du jeune retraité, pour un métier dont la pénibilité n’est plus à discuter. Ils n’ont pas envie ? Rien n’est moins certain. Ils ont du travail pour l’instant, ils se préparent à agir en professionnel. Ils doivent exister à travers des règles explicites et connues, des objectifs à atteindre. « Servir ». Mon flot de pensées est coupé net alors que je croise les lunettes noires de celui que je désigne comme le chef. La foule hurle des slogans entrecoupés de bruits de casseroles, des musiciens dispersés semblent vouloir s’accorder sans y arriver vraiment. Lui, le CRS au centre de la photo reste là, en équilibre sur ses deux jambes, comme s’il me fixait. Mais je n’en suis pas certaine. Il se tient droit. Les autres sont comme légèrement écartés de lui ; à sa gauche un collègue consulte un plan, à sa droite un autre réajuste son casque. Parce qu’il est au centre, je décide qu’il est le chef mais rien ne semble l’indiquer. Il a l’air déjà au travail. Il travaille puisque déjà il porte le vêtement obligatoire, un bleu de travail dispositif, agencement technique du corps et son matériel qui ne le quitte pas mais le transforme ; la technologie est masquée, on oublierait presque qu’ils sont connectés, la carte et les feuilles dans la main de celui qui révise efface d’autant plus la technologie. J’ajuste la mise au point, quelle légitimité donne-t-il aux ordres qu’il reçoit ? Je prends une première photo et baisse mon appareil sans lâcher du regard la scène. J’ai l’impression que je touche à la sociologie dans l’image. Ce qui est nouveau c’est que je suis en train de produire l’image qui me fait raconter. Et cela comme une nécessité.
5C’est parce que des salariés de tous secteurs, citoyens de toutes conditions, défilent en masse et risquent de « générer de la violence », que cette troupe de CRS va pouvoir faire son travail. Je suis en quelque sorte sur le lieu de leur activité professionnelle. Quoi qu’ils pensent de la réforme, ils ont signé un contrat qui les engage à agir quand le contexte le demande. À agir dans une totale déliaison : délié du corps social, le corps des forces de l’ordre forme société à part ; une séparation du corps citoyen, visible ce jour-là particulièrement puisqu’en jeu le travail, cet élément d’interrelations et d’interdépendances, rhizomes multiples, exponentiels puisque nous faisons société. Mais là, celui qui me regarde comme pour me demander mon camp, va bientôt se confronter au corps opposant. Celui qui n’a ni la légitimité de la violence, ni celle du pouvoir. Les câbles du rhizome sont rompus, il n’y a plus d’attaches pour empêcher à chaque réalité de s’entretenir avec elle-même, il y a maintenant deux corps distincts l’un de l’autre.
6Et puis la brigade de CRS a chargé, elle s’est mise au travail.