Gwenaële Rot (dir.), Travailler aux chantiers
Gwenaële Rot (dir.), Travailler aux chantiers, Paris, Hermann, 2023, 304 p.
Texte intégral
1À la fin de son introduction, Gwenaële Rot, qui a coordonné l’ouvrage, écrit : « En dépit de leur diversité, les activités de chantier étudiées […] peuvent être regroupées en trois modes archétypiques : la construction, l’excavation ou enlèvement, la maintenance. » (25) La distinction entre ces trois modes d’activité lui a fourni le principe d’organisation de l’ouvrage en trois parties, sobrement intitulées : « Bâtir », « Enlever » et « Maintenir ». La présentation que nous esquissons aurait donc pu, tout naturellement, se conformer à cette organisation et égrener les uns après les autres les différents chapitres qui composent chacune de ces trois parties. Or, outre qu’il s’avère souvent difficile de séparer ces trois types d’activité sur un même chantier à un moment donné, il nous a paru plus intéressant, dans le but d’inciter les lecteurs de cette note à la lecture de l’ouvrage lui-même, de les y amener en choisissant de mettre en lumière une autre partition possible, qui repose plutôt sur les statuts des différents documents qui composent l’ouvrage.
2S’ils peuvent être répartis d’abord en deux grandes catégories, les textes d’un côté et les images de l’autre, il est aussi possible de distinguer, dans l’une et l’autre de ces deux catégories, les documents selon les démarches qui ont présidé à leur réalisation. Pour les textes, selon qu’ils restituent les résultats d’une enquête de terrain menée par le ou les auteur·es ou qu’ils rapportent des propos recueillis auprès d’agents concernés, voire le point de vue particulier, plus détaché, de l’auteur·e du texte ; pour les photos, selon qu’elles ont, de même, été réalisées par l’auteur·e du texte qu’elles accompagnent ou plutôt par une tierce personne, la coordinatrice de l’ouvrage notamment, ou qu’elles proviennent d’une autre source. Nous proposons donc d’entrer dans cet ouvrage foisonnant, d’une grande richesse liée tant à la diversité des objets analysés qu’à la qualité des documents eux-mêmes ou à leur agencement, par les statuts que leur mode de production leur confère. Nous aborderons d’abord les textes dont les matériaux ont été produits par leurs auteur·es, les autres textes ensuite. Puis nous nous pencherons sur les photos, celles réalisées par les auteur·es des textes dans lesquels elles apparaissent avant celles proposées par une tierce personne.
3Arrêtons-nous auparavant sur le mot chantier. S’il a d’abord désigné un lieu de stockage de matériaux divers, son usage s’est élargi pour inclure progressivement les activités qui s’y déroulent, au point de renvoyer désormais à ce « lieu en transformation », siège provisoire « d’une forme d’organisation tournée vers la réalisation d’une production unique » (6). Cette définition posée, Gwenaële Rot s’attache à caractériser le travail effectué sur les chantiers, jusqu’ici moins étudié que le travail en milieu industriel. Or le travail de chantier s’avère aisément observable, d’autant qu’il « se donne en spectacle ». « Des hommes armés d’outils, en dialogue ou non avec des machines, agissent de façon visible et plus ou moins compréhensible, parfois sous les yeux même du public » (7). La bonne exécution des travaux en cours, effectués dans des situations « où les aléas sont fréquents, où les risques dus à la coactivité menacent en permanence » (7-8), réclame la coopération et la solidarité de tous les intervenants. Alors que « l’engagement corporel sur les chantiers est souvent intense » (8), alors que « les réputations d’agilité, de force ou de courage » (8) reposent sur la virtuosité individuelle, « s’accorder et s’ajuster » (10) n’en demeure pas moins nécessaire. Malgré les incertitudes inhérentes à l’activité, les flous de la prescription et de la division du travail (12), la part de la « débrouille » ou du « bricolage » dans les situations d’urgence qui manifeste « les arrangements avec les normes » (12), malgré la diversité des statuts d’emploi (15) des personnels ou les difficultés induites par la sous-traitance, l’exigence de la coopération s’impose généralement. Comme le chantier « déborde toujours sur son environnement » (17), il peut donner lieu à des contestations (18) qui accentuent encore la pression temporelle qui s’exerce sur les agents en cas de retard. Si le chantier ouvre ainsi la possibilité d’une « approche de l’activité au plus près de l’expérience des acteurs » (6), c’est au fil des chapitres qui relatent les résultats d’enquête que la pertinence de cette affirmation trouve sa plus ample vérification.
41. Dix enquêtes, menées sur des chantiers très divers. Dix chapitres rendent compte d’autant d’enquêtes menées par différents auteur·es sur différents chantiers, dans des secteurs les plus divers. Cette variété des terrains constitue l’une des grandes richesses de l’ouvrage. Précisons, avant d’entrer dans le contenu de chaque chapitre, que les caractéristiques de l’enquête sont présentées en début des articles, dans un encadré d’autant plus visible qu’il se présente sur un fond bleu.
5Dans le premier chapitre, Pauline Seiller nous invite à bord d’un paquebot de luxe en construction à Saint-Nazaire. L’auteure souligne d’emblée, outre la « grande fierté » (37) que les ouvriers du bord retirent du prestige de la production à laquelle ils contribuent, leur attachement à un espace de travail « relativement protégé du regard des chefs » (39), malgré la présence régulière de « superviseurs qui veillent à la coordination des travaux » (39-40). Les difficultés liées à la coactivité dans un espace souvent réduit, encore plus intense lorsque l’échéance des travaux approche, « alimentent fortement les critiques de l’organisation du travail » (42). La grande variété des métiers exercés à bord et la sous-traitance de nombreuses activités produisent aussi « un espace hiérarchisé qui fait des ouvriers de l’entreprise donneuse d’ordre une fraction “dotée” sur le chantier, qui délègue le “sale boulot” à une frange de la sous-traitance » (46). Cette segmentation du groupe ouvrier n’empêche pas pour autant l’entraide et les coopérations, même lorsqu’elles échappent au contrôle de la hiérarchie, soutenant ainsi « une “ambiance” de chantier propre à l’univers du bord » (49).
6Le chapitre rédigé par Brianne Dubois nous transporte également dans un univers clos mais radicalement différent du chantier naval. Il s’agit ici du « chantier de la construction de l’exposition de l’artiste Katinka Bock à la fondation de l’Après » (64) en 2019 et plus particulièrement de l’installation dans le hall de la galerie d’une œuvre exceptionnelle, au moins par ses dimensions, puisqu’elle ne mesure pas moins de huit mètres de haut. L’auteure découpe la production matérielle de cette œuvre monumentale en trois sous-chantiers, encastrés les uns dans les autres : « Un premier chantier de conception est suivi d’un chantier de fabrication et enfin d’un chantier de montage » (63), dans l’objectif de montrer comment la construction d’un univers symbolique s’appuie sur une construction matérielle (64), quand bien même la présentation finale de l’œuvre tend à effacer, jusque dans les documents qui accompagnent l’exposition, sa construction matérielle au profit de sa construction symbolique. La dissociation entre construction matérielle et symbolique de l’œuvre, survenue dès sa conception, s’achève avec l’effacement « de toute trace avant le vernissage » (74) de l’exposition.
7Marie Ngo Nguene aborde, dans l’avant-dernier chapitre de la première partie de l’ouvrage, une pratique cruciale dans la vie des chantiers du bâtiment : la consommation fréquente d’alcool, certes devenue « moins visible » (109) depuis l’adoption de réglementations plus strictes de la consommation d’alcool au travail et de politiques de prévention des accidents du travail plus rigoureuses. Certains rituels d’intégration dans le groupe ouvrier, comme l’obligation de « payer sa tournée » (111) ou la persistance des « pots visant à fêter un recrutement » (ibid.), n’en continuent pas moins de témoigner du rôle de la consommation collective d’alcool dans la sociabilité de chantier et dans la cohésion des groupes. L’alcool peut même, dans certaines circonstances, jouer comme « monnaie d’échange » (115) : « tolérance vis-à-vis de la consommation d’alcool » (116), voire « implication du chef d’équipe dans la sociabilité collective organisée autour de l’alcool » (ibid.) contre acceptation de petits arrangements, par exemple au sujet d’heures supplémentaires. L’encadrement de proximité s’avère ainsi souvent « partie prenante » (ibid.) de ces formes de sociabilité.
8Le premier chapitre de la deuxième partie de l’ouvrage nous éloigne des espaces clos de production évoqués précédemment. Charlotte Glinel ne nous emmène pas seulement en forêt mais nous suggère de la considérer comme « un espace politique » (127) dans la mesure où « l’acte de transformation de l’espace renvoie dans le cas forestier à une politisation du travail dans la mesure où les forêts font l’objet de définitions normatives antagonistes » (127-128). Se pose dès lors la question de « la “bonne” gestion forestière » (128) que l’auteure aborde du point de vue des « temps de réception des chantiers forestiers en forêt publique » (ibid.). Dans cette perspective, « les gardes sont donc attentifs à ce que l’espace [forestier] paraisse quasiment inchangé » (133). Cette « pratique du regard », qui exige de « mettre en relation une multitude de variables de différents registres » (134), est « constitutive de l’identité des gardes forestiers » (ibid.) et de leur expertise. Elle est à l’œuvre dans les pratiques de bornage et de martelage, qui consistent à marquer des arbres pour délimiter des parcelles et régler l’exploitation forestière.
9Hugues Bonnefon se penche sur un type de chantier qui souvent s’impose à l’occasion d’un autre chantier : le chantier de fouille archéologique. Or l’ouverture du second risque bien souvent de provoquer des retards dans l’accomplissement du premier, si bien que « les archéologues n’arrivent pas en terrain conquis » (146). L’embarras peut toutefois changer de camp selon l’état d’avancement de l’un ou l’autre chantier. Si, en l’occurrence, les parties prenantes peinent à s’accorder sur l’ampleur des travaux de fouilles à réaliser – le nombre de sépultures et de cadavres à excaver –, le maître d’ouvrage a d’abord pu s’inquiéter des répercussions possibles du chantier de fouille sur la réalisation du chantier de construction tandis que les archéologues engagés dans la réalisation des fouilles ont ensuite été submergés par l’ampleur de leur tâche. Ainsi, alors que les conflits qui, « en même temps qu’ils opposent les acteurs et rendent saillantes leurs divergences, organisent les modalités de leur affrontement » (159), « les chantiers tirent peut-être leur spécificité de la solidarité précaire qui tient les acteurs entre eux mais qui se recompose de façon continue » (ibid.).
10Le prolongement de la ligne 14 du métro parisien aura constitué une « aventure épuisante » (177). L’enquête sur laquelle repose le chapitre, réalisée par Gwenaële Rot et Elsa Gisquet, portait sur « l’organisation du travail de chantier dans un contexte fortement contraint par l’exiguïté de l’espace sous-terrain et la multiplicité des équipes en coactivité » (178). Si de nombreux incidents ont ralenti la progression du chantier, « l’avancée des tunneliers […] a été perturbée à plusieurs reprises » (182), du fait de « la variété des couches géologiques » (183), par exemple, ou de « la découverte de poches d’hydrocarbure » (ibid.), voire par les difficultés d’évacuation des remblais. « Pour éviter l’accumulation des retards, la maîtrise d’ouvrage a demandé aux entreprises d’aménagement de commencer à travailler alors que les travaux de génie civil n’étaient pas achevés. » (184) Dans une telle situation les risques d’incidents sont démultipliés et « le chantier devient une menace pour lui-même » (187). Lorsque l’échéance approche, « tout devient urgent et on cherche à avancer “coûte que coûte” » (191) Quitte pour le chantier à « se glisser ensuite dans les interstices des activités d’exploitation » (194).
11Céline Rosselin-Bareille, dans le premier chapitre de la troisième partie de l’ouvrage, ne situe pas son propos à « l’échelle de la conception ou de la gestion des chantiers mais davantage à celle des sujets présents sur les chantiers » (205). Elle nous plonge dans des milieux « liquides souvent turbides » (ibid.), où travaillent plongeurs et scaphandriers, toujours en lien avec un collègue en surface. L’activité relève ici d’un « faire ensemble » (207). La gestion du temps est essentielle : « sous l’eau, on ne voit pas le temps passer » (212) alors que le travail immergé requiert de « savoir prendre son temps pour ne pas en perdre » (214). Les temps d’attente sont fréquents, parfois longs, pour celui qui, depuis la surface, surveille les conditions du travail immergé. Mais l’attente est toujours « active » (215) : « les corps sont sollicités de façon continue, toujours prêts à s’engager plus avant dans l’activité » (ibid.). L’exigence de vigilance est de tous les instants, « entre une anticipation des risques et la sanction immédiate de l’hostilité, les scaphandriers introduisent une temporalité intermédiaire : un sens de l’intuition, entre disponibilité sensorielle et disposition sensible aux environnements hostiles » (220).
12Stéphanie Tillement nous ramène aux travaux souterrains, dans un chantier de modernisation du métro. « Invisible le jour, le chantier (ré)apparaît chaque nuit, pour disparaître à nouveau au petit matin » (227). L’objectif est « de comprendre comment les chantiers atteignent les buts qui leur sont assignés » ou, plus concrètement, comment « la distribution des tâches et des rôles se négocie, sur le chantier et, en amont, pendant sa préparation. » (ibid.) Les nuits sont courtes sur ces chantiers et, « en dépit des plannings et des plans de travaux, les différents intervenants entament des négociations avec différents objectifs : obtenir davantage de place, modifier en partie l’organisation de la nuit pour terminer un travail qui n’a pu l’être la veille, chercher à déplacer des trains pour libérer plus d’espace… » (230). Il ne suffit pas toujours que l’un des intervenants « se positionne comme “agent d'articulation clef” » (231). Les intervenants évitent toutefois tout conflit. « Devenir un bon professionnel, c’est apprendre très tôt comment interagir avec les autres métiers » (232). Ce qui n’empêche pas pour autant, en cas d’« incident sérieux » (234), que le chantier se grippe.
13Les industries de flux nécessitent des opérations de maintenance régulières qui peuvent, comme nous l’explique Gaëtan Godefroy, se dérouler selon trois modalités temporelles différentes : l’arrêt complet pendant un long moment pour réaliser d’importants travaux de rénovation, la suspension de la production pour permettre une intervention urgente, enfin pendant la production elle-même. L’activité de maintenance prend des formes différentes selon ces trois modalités. La suspension de l’intervention se pratique essentiellement dans les industries de flux qui « comprennent une phase importante de traitement mécanique de la matière » (245). Dans le cas de l’arrêt complet l’activité, les agents de maintenance « procèdent à une véritable chasse à la panne » (244). Lorsque le process continue, la maintenance consiste en « un ensemble de tâches programmées à réaliser, qui donnent lieu à une myriade de petits chantiers » (250). « La maintenance industrielle, avec ses trois temporalités de travail […] permet de mettre en évidence un continuum entre ces idéaux-types productifs » (252) que constituent la production d’un objet unique et la production continue.
14Le dernier chantier présenté relève de l’entretien d’un lieu : le ménage exceptionnel effectué dans le grand salon des appartements Napoléon III au musée du Louvre. Si l’enquête a reposé sur une démarche de sociologie visuelle – « pendant douze jours, répartis sur la durée du chantier, deux caméras filmaient chacune une partie de l’action tandis que l’enquêtrice se déplaçait avec une troisième caméra mobile » (256) – et des entretiens individuels avec une dizaine d’intervenants du chantier, elle visait à « comprendre en quoi consiste l’expertise des différents intervenants et comment ils travaillent ensemble dans un environnement saturé de contraintes techniques, économiques, spatiales et temporelles » (255-256). Les auteures, Léonie Hénaut, Anne Krebs et Jasmina Stevanovic, ont travaillé à partir des matériaux recueillis lors de l’enquête ethnographique mais aussi à côté, avant et après le tournage. Ce « grand ménage » a, en effet, mobilisé non seulement divers personnels du département du musée concerné, conservateurs, électriciens ou agents de nettoyage, mais aussi de prestataires extérieurs et même des personnels d’autres départements du musée ou des journalistes.
152. Entretiens, récits, témoignages et contributions diverses. Dans son introduction à l’ouvrage, Gwenaële Rot relève que « les chantiers produisent beaucoup de papier et de photos » (7). Pour attester du travail accompli, par exemple. En témoigne l’entretien mené par Gwenaële Rot et Pauline Seiller avec Bernard Biger qui, entré « aux chantiers » – entendre aux chantiers navals de Saint-Nazaire – comme ouvrier puis devenu employé de bureau, y a poursuivi sa carrière au service de communication, auquel il avait accédé en raison de sa pratique de la photographie hors travail. L’entreprise a longtemps fait appel, pour illustrer divers documents de communication externe, à des photographes industriels ; mais les hommes apparaissaient peu sur les photos réalisées, au grand dam du chef du service qui souhaitait « qu’on [les] montre un peu plus » (54). Bernard Biger a, après que l’entreprise eut renoncé à solliciter ces photographes extérieurs, fait surtout des photos pour constituer des archives, montrer l’avancement des travaux aux commanditaires et les rassurer, voire documenter des dossiers d’assurance. Lorsqu’il part à la retraite, il s’installe comme photographe indépendant, continue de travailler pour l’entreprise et donc de faire de la photographie industrielle. Mais il réalise aussi une série qu’il intitule « Hommes au travail ». Voici ce qu’il dit de cette partie de sa production : « Quand je photographie des hommes au travail sur le chantier certains ne sont pas avertis : je fais beaucoup de photos où on voit les gestes mais on ne les reconnaît pas, ils sont de dos. Parce que voir un type en train de travailler et lui demander si on peut le prendre en photo, ça va manquer de spontanéité ! Mais je fais toujours attention. » (56) Bernard Biger rend compte aussi des situations dans lesquelles il photographie le chantier ou les bateaux. « Tout au long de la construction, je me balade partout… » (57). Il se rappelle la fois où Marc Riboud était venu photographier le paquebot France.
16La première partie de l’ouvrage comporte aussi un long entretien avec Nayel Zeaiter, auteur d’une frise dessinée qui raconte l’histoire du Grand Palais, affichée sur la palissade qui entoure le chantier de restauration de l’édifice. Celle-ci devait rendre compte de l’histoire du bâtiment ; à travers elle, « Nayel Zeaiter a cherché à raconter une histoire croisée de l’art et de la nation » (83). « Le résultat est une œuvre colossale qui combine la lecture de longue durée des tapis de Bayeux avec la légèreté des bandes dessinées et les meilleurs exemples du street art », selon le propos d’un critique (83). L’artiste explicite les conditions dans lesquelles la frise a été réalisée, les incertitudes et les difficultés, les solutions trouvées aux problèmes rencontrés. Un livre devrait retracer l’aventure. Un autre entretien clôt la première partie : Gwenaële Rot et François Vatin ont rencontré un jeune homme, Bastien, qui a cumulé une expérience du travail de chantier avec une démarche d’enquête sociologique, menée dans le cadre d’un cursus universitaire. Un entretien en « deux parties : la première porte sur l’approche sensible du chantier à travers les expériences successives de Bastien, la seconde porte sur les enjeux de la logistique de chantier en relation avec les modalités d’allotissement et les problèmes de coordination entre les entreprises présentes sur le site » (96). Son parcours universitaire aurait pu mener Bastien à la préparation d’une thèse de doctorat si les conditions strictes – notamment la contrainte de durée – dans lesquelles il aurait dû la réaliser ne l’en avait dissuadé. Reste qu’il développe, tout au long de l’entretien, un exposé circonstancié sur divers aspects de la vie d’un chantier de construction, appuyé sur un regard qui procède à la fois de son expérience du travail de chantier et d’une attention aiguisée par la démarche réflexive propre au sociologue engagé dans une recherche.
17La première partie de l’ouvrage se clôt sur un récit : Patrick Castel rapporte les souvenirs de deux étés de sa jeunesse, durant lesquels il a travaillé sur des chantiers, souvenirs que « la lecture de certains chapitres du présent ouvrage a fait remonter » (119). « Expériences marquantes » dit-il : l’épreuve de la fatigue du corps, surtout au début, l’impact de la force physique, la nécessité d’apprendre « à gérer son effort » et de « prendre des instants de repos » (120), l’importance du collectif et de « la confiance en son coéquipier » (122), l’habitude de trinquer qui confirme à sa façon l’importance du collectif. Deux autres récits scandent la deuxième partie de l’ouvrage. Dans le premier, François Vatin rapporte à son tour un souvenir, souvenir d’enfance cette fois, du temps où il accompagnait son père sur des chantiers de fouille archéologique, ces chantiers où « on avance à l’envers du temps puisque, plus on creuse profond, plus on recule dans l’histoire » (162). « Un vrai chantier, avec des ouvriers, des instruments, de l’organisation du travail, de la hiérarchie » (ibid.) dit-il. Il décrit ensuite différents aspects d’un travail manuel mais réclamant une vigilance constante, les tentatives d’optimisation de l’organisation du travail. Dans le second, la photographe Juliette Paulet raconte comment elle a travaillé sur et avec des personnes exerçant des « métiers cachés » du chantier et des riverains. Elle « souhaitait [dans le premier projet] suspendre l’activité [des personnes], les photographier aux abords du chantier mais en focalisant la lumière eux » (ibid.). « Comme dans un portrait en studio, le décor ne devait pas être trop présent. » précise-t-elle (171-172). Dans le second projet, elle fournissait aux personnes rencontrées un appareil photo jetable « avec pour seule consigne qu’ils réalisent des photographies du chantier ». Puis elle en parlait avec elles, afin de saisir leur « regard sur le chantier » (174), et tirer leur portrait.
18À la fin de la deuxième partie de l’ouvrage, Nadège Mariotti revient sur un film de commande, Dix minutes d’aventures souterraines, qui « évoque la mécanisation des techniques d’abattage mises en œuvre dans les mines » (197-198) après la Seconde Guerre mondiale. Le film fait l’objet, en 1958, d’un reportage intitulé Quand la mine devient studio, qui « interroge la manière dont un chantier d’exploitation souterraine devient un chantier cinématographique » (198). Pour ce faire, le reportage « révèle l’envers du décor », ce à quoi les spectateurs du film n’avaient pas eu accès. À la fin de la troisième partie de l’ouvrage, Jasmina Stevanovic révèle de même, à l’occasion d’un témoignage sur la réalisation du film sur le chantier d’entretien du grand salon Napoléon III au Louvre, comment a été menée l’enquête de sociologie visuelle dont a rendu compte le chapitre, cosigné avec Léonie Hénaut et Anne Krebs (cf. plus haut), qui précède son témoignage. Son titre : Coopérer en contexte patrimonial, le chantier du grand salon des appartements Napoléon III. Le film « montre les multiples facettes du chantier et met au jour les difficultés concrètes de son déroulement » (271). Il lui aura fallu, nous dit Jasmina Stevanovic, « faire sa place » (272) : « ne pas gêner le travail des professionnels » et « expliquer sa démarche », « créer du lien en étant attentif à ce qui se passe pour les uns et pour les autres au travail mais également dans le hors travail » (273) tout en tenant compte des attentes suscitées et des perturbations induites par la présence de la vidéaste. « Savoir être là », dit-elle, en reprenant une formule de Christian Lallier. Et savoir qui et quoi filmer : « capturer l’ambiance physique du lieu » (274) et ses temporalités, filmer les intervenants, répondre aux demandes, etc. Enfin, faire le tri parmi les rushs, « saisir au mieux les situations emblématiques » (275), « problématiser les choix » (ibid.), entamer le montage, peaufiner…
193. La place des images dans l’ouvrage. Lorène Duret revient, dans un texte qui clôt l’ouvrage, sur les chantiers de Marc Riboud. Elle rappelle que le photographe s’installe à Paris au début des années 1950, au moment où la tour Eiffel est en train d’être repeinte ; il réalise alors l’une de ses photos les plus connues. Lorène Duret nous apprend aussi que « le travail de Marc Riboud en France, aux débuts de sa carrière, recèle des reportages encore méconnus » sur des usines mais aussi sur « la construction des barrages de Tignes en 1952 et de Serre-Ponçon en 1959, le percement du tunnel du Mont-Blanc – côté français en 1960 puis côté italien en 1961 –, l’entretien des rails du métro parisien en 1963, etc. » (280) Autant de grands chantiers ! Les planches contact et des tirages, tel celui qui est reproduit à la page 281, permettent de se rendre compte de l’intérêt du photographe pour le travail humain et de l’intérêt de son travail de photographe. Comme le reportage réalisé sur la construction du paquebot France, évoqué déjà par Bernard Biger (cf. plus haut) et dont une photo est reproduite page 283. Accueilli par Bernard Biger en 2011, Marc Riboud revient à Saint-Nazaire photographier les ouvriers du chantier. Une photographie présentée à la page 61 de l’ouvrage le montre à l’œuvre. Le photographe a suivi aussi le chantier de la pyramide du Louvre : l’avant-dernière dernière photo de l’ouvrage montre un ouvrier nettoyant les vitres de la pyramide (285). Elle rappelle celle du peintre de la tour Eiffel.
20Il est impossible d’évoquer ici, comme nous venons de le faire à propos de Marc Riboud, la totalité des photos présentées dans l’ouvrage : plus de 80, hors celles de Marc Riboud. Elles ont été réalisées, pour la plupart, par les auteurs des articles dans lesquels elles apparaissent et témoignent de l’usage de la photographie dans les enquêtes de terrain. C’est le cas de Brianne Dubois, Charlotte Glinel, Céline Rosselin-Dubois ou Jasmina Stevanovic et, en particulier, de Gweanële Rot. Cette dernière a non seulement réalisé les photos qui accompagnent le chapitre qu’elle a consacré, avec Elsa Gisquet, au chantier souterrain du prolongement de la ligne 14 du métro (8 photos) mais aussi les près de vingt photos qui apparaissent dans l’introduction de l’ouvrage (17 photos) et la quinzaine de photos disséminées dans d’autres chapitres de l’ouvrage. Plus de 40 photos au total. Celles qui accompagnent le chapitre de Stéphanie Tillement, sur les travaux de modernisation du métro, s’attachent à montrer des situations de travail dans les galeries souterraines, étroites et sombres malgré les jets d’étincelles provoqués par l’activité de l’un des ouvriers (cf. pages 224 à 239). Les photos de Jasmina Stevanovic montrent de même les individus en pleine activité physique. L’abondance et la qualité des photos présentées dans l’ouvrage contribuent non seulement à montrer la diversité des situations de travail sur les chantiers mais permet aussi d’en entrevoir la pénibilité.
21Il n’en est pas moins nécessaire de s’arrêter sur les « partis pris d’illustration » (27) des auteurs de l’ouvrage, pour reprendre le sous-titre de l’encadré qui suit immédiatement l’introduction. « Le chantier est éphémère […] raison pour laquelle nous avons souhaité illustrer cet ouvrage par des photographies de chantiers » (27) écrit l’auteur de l’encadré, qui précise, plus loin : « photographier les différentes étapes d’un chantier lorsque l’on enquête en sociologue ou anthropologue sur les activités qui s’y déroulent permet de garder en mémoire certaines étapes du processus de production qui seront effacées par l’avancée du chantier lui-même » (ibid.). Dans le souci, donc, de figer l’éphémère pour entretenir la mémoire et nourrir les analyses à venir, à l’instar des auteur·es qui mobilisent, dans le compte rendu de l’enquête réalisée, des photos prises au cours de celle-ci. Les autres textes bénéficient de photos tirées d’archives personnelles ou réalisées à la demande par une personne proche, des photos prises par des photographes ou documentalistes, dont le statut diffère donc de celui des photos prises sur les terrains d’enquête. Le détail des sources photographiques est donné aux pages 27 à 29 et permet de prendre connaissance des conditions de production des photos et images. Mais les photographies présentées dans l’ouvrage ne se bornent pas à illustrer les propos tenus dans les différents chapitres.
22Il est possible d’entrevoir d’autres rapports entre les textes et les photos, dans certains cas du moins. La photo publiée à la fin du chapitre sur les rythmes du chantier qui a prolongé la ligne 14 du métro parisien, basé sur une enquête réalisée par Gwenaële Rot et Elsa Gisquet, semble se donner, à première vue, comme une illustration banale. Elle n’apprend rien au lecteur sur le travail effectué toutes les nuits dans les galeries du métro, ni même sur les conditions dans lesquelles le travail est effectué. Mais, pour cette raison précisément, elle intrigue et pousse le lecteur à s’interroger sur les raisons pour lesquelles les auteures du chapitre ont décidé de l’insérer à cet endroit-là du texte. La photo représente une statuette de Saint-Barbe, installée dans une niche quelque part sur le chantier. Pourquoi cette photo ? La légende qui l’accompagne, rappelle que Sainte-Barbe est la sainte patronne des mineurs et, par extension, de tous ceux qui travaillent sous terre. Le lecteur ne peut pas, dès lors, ne pas se souvenir cette phrase, lue un peu plus haut dans le texte : « Or le BTP est, de façon générale, un secteur caractérisé par un taux élevé d’accidents et, en son sein, le travail souterrain apparaît particulièrement dangereux. » (185). L’idée lui vient aussi de retourner à la photo de la page 183, qui représente des cylindres de béton entreposés dans un coin du chantier, sur lesquels ont été écrits, en lettres rouges, à côté d’un triangle encadrant un point d’exclamation, les mots accès interdit, en lettres rouges également, qui sautent d’abord aux yeux, et, au-dessus en lettres bleues plus épaisses, zone polluée + terrassement. Des liens se tissent entre photos et textes, qui suggèrent qu’elles ne s’en tiennent pas à illustrer le texte mais pointent, dans l’exemple évoqué, vers le rapport subjectif des travailleurs du chantier à la réalité à laquelle ils sont confrontés. Des liens qui se nourrissent des connotations entre les mots et les images, donnant à entendre plus que le propos discursif seul ou celui des photos seules. Qu’un traitement combiné de l’un avec l’autre pourrait exhiber.
23Reste qu’il convient, pour finir, d’insister sur la remarquable richesse de l’ouvrage, qui tient à la pertinence des analyses proposées comme à celle des photos qui les accompagnent.
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Pour citer cet article
Référence électronique
Henri Eckert, « Gwenaële Rot (dir.), Travailler aux chantiers », Images du travail, travail des images [En ligne], 18 | 2025, mis en ligne le 28 janvier 2025, consulté le 19 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/itti/5972 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138r9
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