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Comptes rendus

Sandrine Kérion, Mon rond-point dans ta gueule. Portraits de gilets jaunes Cyril Pédrosa & Loïc Sécheresse, Carnets de manif. Portraits d’une France en marche

Jean-Paul Géhin
Référence(s) :

Sandrine Kérion, Mon rond-point dans ta gueule. Portraits de gilets jaunes, Saint Avertin, La boîte à bulles, 2021, 153 planches.

Cyril Pédrosa & Loïc Sécheresse, Carnets de manif. Portraits d’une France en marche, Paris, Seuil & Éditions du sous-sol, 2021, 206 planches

Texte intégral

1En 2021, deux bandes dessinées se sont intéressées à des mouvements sociaux en cours comme les Gilets jaunes mais aussi ceux contre la loi travail, la réforme des retraites, les manifs climat, les manifestations féministes, la mobilisation contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et la défense de la ZAD ou encore Black lives matter. Dans Mon rond-point dans ta gueule. Portraits de gilets jaunes, Sandrine Kérion s’est centrée comme le sous-titre de son ouvrage l’indique sur le mouvement des Gilets jaunes dans sa région, la Bretagne, en dressant dix portraits de manifestant·es. Dans le second ouvrage, deux amis dessinateurs, Cyril Pédrosa et Loïc Sécheresse se sont engagés dans des Carnets de manifs. Portraits d’une France en marche, au fil des manifestations auxquelles ils ont participé, seul ou ensemble à Paris, Nantes ou Saint Nazaire, à la fois témoins et acteurs.

2Les gilets jaunes, un mouvement pluriel, insaisissable et réprimé. L’autrice, qui a participé dès le début au mouvement des Gilets jaunes, a voulu rendre compte de l’occupation des ronds-points, signe d’un ras-le-bol collectif contre la vie chère, la croissance des inégalités et la crise démocratique. Pour ce faire, elle a réalisé de nombreux entretiens entre novembre 2018 et août 2020, esquissant des portraits de gilets jaunes, prépubliés sur son blog de Médiapart. L’ouvrage reprend ces neuf minibiographies, largement enrichies et remaniées, portrait de groupe de ces individus en train de faire l’’histoire. Un premier portrait, celui de l’autrice, dresse l’origine du mouvement, son contexte politique et économique, sa diversité, source de richesse, de conflits internes et de violence, surtout à partir de l’émeute du 1er décembre 2018 sur les Champs Élysées… Elle souligne les réactions de mépris de classe qu’il a entraînées, comme le rappelle Yves Bolloc’h dans la préface : « “foule haineuse”, “séditieux”, “antisémites”, “analphabètes”, “fans de Johnny désœuvrés”, “beaufs qui fument des clopes et roulent au diesel”. Ces insultes, ce mépris de classe, je l’ai pris pour moi, pour mes grands-parents (ouvrier chaudronnier à l’Arsenal de Brest et cheminot à la RATP), pour mes amis chauffeurs de taxi, chauffagistes, pour mes copains d’école, intérimaires ou infirmières, et ça m’a donné envie de pleurer » (4)

3Ces dix portraits brossent un tableau d’ensemble du mouvement et proposent une vision diversifiée des gilets jaunes des Côtes d’Armor en termes de sexe, d’âge, de profession, de situation sociale, de choix politique, de raison de l’engagement… Sur ce dernier aspect, l’autrice note nombre d’apolitiques et quelques personnes engagées plutôt à gauche ou pour l’écologie. La question de l’engagement à l’extrême droite d’une partie des gilets jaunes est à peine esquissée dans quelques entretiens qui soulignent des dérives autoritaires, des propos racistes et des tensions internes de plus en plus fortes. Même si elle affirme dans l’avant-propos : « Je ne suis ni sociologue, ni journaliste. Ni intellectuelle, ni militante » et qu’elle est clairement partie prenante du mouvement, l’autrice traite avec beaucoup de rigueur les informations recueillies. Tous les portraits sont organisés en trois parties : histoire sociale de l’interviewé·e, engagement dans le mouvement et réflexions sur l’après. Elle mobilise la boîte à outils des sciences humaines et sociales : notes de bas de page, références bibliographiques, entretiens semi directif, données statistiques, réflexivité… Les dessins en noir et blanc avec de nombreux à plats jaunes (en particulier les gilets mais aussi les cartouches, quelquefois les yeux, les bonnets…) sont réalistes et nous introduisent au cœur du mouvement. On découvre une solidarité à l’intérieur des ronds-points et des cabanes qui y ont été construites, quelques scènes de violence dans les manifs et surtout une richesse et une diversité des slogans et des revendications.

Image 1. Couverture de Mon rond-point dans ta gueule

Image 1. Couverture de Mon       rond-point dans ta gueule

© La Boîte à Bulles - 2021

4Par ses dessins, Sandrine Kérion donne à voir les revendications, les slogans, leurs contenus et leurs formes assez originales. Les gilets jaunes, symboles du mouvement sont aussi d’importants supports des revendications et d’expressions : « Je suis jaune de colère », « Colère », « Tête d’anchois, un gilet pour vivre, pas pour survivre », « Les riens sont dans la rue », « Mon nom est personne », « Macron, t’es foutu, on a traversé », « RIC », « Pouvoir d’achat TVA réduite sur les produits essentiels », « Rétablissement de l’ISF », « Hausse des minimas sociaux ». Concernant les slogans sur des pancartes, des murs ou des panneaux, à côté

5des slogans plutôt classiques (« Qui sème la misère, récolte la colère », « On ne peut à la fois serrer la ceinture et baisser le froc », « reprenons le pouvoir », « Lorsque l’injustice devient loi, la révolution devient obligation »), on notera ceux directement orientés et prenant à partie le président de la République : « Manu, traverse la rue, va chercher du boulot. Le peuple te vire sans indemnités », « Macron dehors », « Tu n’es pas un roi », « Abat les seigneurs et les nantis » , « Macron tu ruines la France ! tu vas plier ou on va te dégager », « Macron, roi du bla bla », « Macron tu pousses un peu trop loin le bouchon », « Macron, tu sors ou je te sors !! Il faut prendre une décision !!!! » Le ton peu respectueux et l’adresse directe au président de la République constituent une marque de fabrique du mouvement.

Image 2. Portrait de Benjamin, Mon rond-point dans ta gueule, page 64.

Image 2. Portrait de Benjamin, Mon rond-point dans ta gueule, page 64.

© La Boîte à Bulles – 2021

6Une volonté de rendre compte de mouvements et d’individus qui résistent et qui marchent. Cyril Pédrosa et Loïc Sécheresse, deux amis dessinateurs engagés politiquement disposent aussi de blogs à Médiapart. Ils décident d’accompagner et de comprendre avec leurs outils et leurs convictions les mouvements sociaux inattendus, qui fleurissent en France : ainsi, munis de leurs crayons et carnets, ils nous donnent à voir des personnes debout et engagées malgré la répression et ensuite la pandémie, de mai 2019 à juillet 2020 : gilets jaunes à partir de l’acte 26 ; procès des décrocheurs de portraits de Macron ; réforme des retraites ; mouvement des universitaires précaires ; luttes contre les violences sexistes et sexuelles ; manifestations Black Lives Matter. Plus qu’à des foules ou des mouvements collectifs, Sécheresse et Pedrosa s’intéressent en priorité à des individus en chair et en os, à leur parole, pour les portraiturer mais surtout pour les écouter.

7On notera la volonté des auteurs d’expliciter leur démarche avec un long entretien en deux parties par un journaliste radio, Henri Landré. La première partie (13 p. en intro) intitulée « Quelle est la vérité de l’instant ? ». Et la seconde (7 p. en conclusion) : « Ne rien faire, c’est admettre que rien n’adviendra. » On remarquera aussi, trois petites BD plus classiques de Loïc Sécheresse : 1 p. avant l’intro intitulée « Révolution », 3 p. après l’intro « Et moi ça va ? » et 5 p. après la conclusion, « Le fil », une jolie fable sur la violence et la domestication.

8Pour les auteurs, dessiner c’est agir, intervenir dans le champ politique. Leurs partis pris et leurs intentions affichées sont des garants de leur recherche de vérité et d’honnêteté, dans une démarche généralement qualifiée de subjectivité assumée, qui se rapproche d’ailleurs de la notion de réflexivité mise en avant par les sciences sociales. L’originalité de ces carnets réside dans l’étroite articulation entre dessins et textes qui prend des formes diversifiées et enrichit la lecture associant adroitement messages écrits et graphiques. Ainsi l’écrit prend la forme classique de bulles et de cartouches dans les BD, de textes manuscrits assimilables à des notes de terrain dans de nombreux portraits et de commentaires dactylographiés (avec un titre précisant en général le prénom, l’âge, la situation professionnelle) donnant des extraits du discours du manifestant, indiquant notamment sa situation sociale, ses motivations et les raisons de son engagement.

9L’écrit c’est aussi les slogans des manifestants sous forme de chants, de banderoles, de pancartes individuelles ; c’est enfin le long entretien des auteurs et la quinzaine de pages de titres qui rythment tout l’ouvrage, qui sont autant de slogans lus, entendus et répétés : « Ouf les gens se réveillent », « Je manifeste pour l’équité », « Rien ne bougera si on ne renverse pas la table », « Joie et bonheur, bienvenue », « Humanité en chute libre », « Class war », « on s’en prend plein la gueule, mais on fait des choses », « J’veux des paillettes pour ma retraite », « Je te crois », « Pas de justice, pas de paix », « Même si Macron ne le veut pas nous on est là », « Agresseur ni dans la rue ni au pouvoir ».

10Dessiner les manifs… Outre le fait qu’ils s’intéressent aux manifestations qui se sont déroulées entre 2018 et 2020, les deux ouvrages présentent de nombreux points communs. Ils se veulent à la fois documentés et engagés. Les deux auteurs et l’autrice ne cachent pas leur participation aux mouvements sociaux, leur intérêt, leur sympathie et éventuellement leurs interrogations. Une partie significative des deux ouvrages est consacrée à présenter leur point de vue sur les manifestations : Sandrine Kerion, dans le premier des dix portraits de gilets jaunes des côtes d’Amor, montre sa découverte du mouvement, la place qu’elle s’est faite dans les ronds-points. Elle tente aussi de l’expliquer par la crise agricole, la concentration de la production de viande en Bretagne, l’émergence de mastodontes de l’agro-alimentaire, la montée de l’intérim, de la paupérisation, du désespoir et de la radicalisation.

11Dans un long entretien réalisé par un journaliste, Cyril Pedrosa et Loïc Sécheresse soulignent leur engagement et assument une certaine subjectivité même s’ils recherchent aussi à saisir avec honnêteté, la vérité des manifestants. Ils allient ainsi leurs convictions politiques et leurs pratiques artistiques, leur métier ; et ceci en documentant ce qui leur semble une nouvelle façon de manifester : « Pas simplement pour défiler mais être dans l’action ; violente ou non violente mais on est dans l’agir et non dans le flot » (6). Pour Loïc Sécheresse, dessiner, c’est ainsi une manière d’être dans l’agir, de rencontrer des gens, de capter les mouvements dans l’urgence, presque dans l’instantané, et ceci d’autant plus qu’il dessine au Bic qui ne permet ni correction, ni repentir. Pour Cyril Pedrosa, la question est politique, celle de la relation entre l’engagement du citoyen et le savoir-faire du dessinateur. Avec les gilets jaunes, il fallait d’abord dépasser les a priori, comprendre le mouvement et les gens qui l’animaient :

Le dessin servait à quelque chose. Il nous donnait une place juste : on ne vit pas dans la France des ronds-points, ce n’était pas une évidence de marcher à leurs côtés […] Trouver un moyen de faire de manière intime, personnelle, la jonction entre nous, entre notre expérience individuelle de la vie et la leur […] De ce point de vue, c’était assez intéressant et inédit. Peu à peu s’est mise en place l’idée de retourner en manif pour dessiner […] Tu rends compte d’une situation de l’intérieur, tu peux donner la parole aux gens, tu restitues quelque chose d’autres que la photographie (9).

12Ainsi se dégage un nouveau positionnement de la BD, à la fois outil politique et espace de création. Les réflexions et le travail réalisé par les auteurs et l’autrice sur le mouvement des Gilets jaunes rejoignent les analyses et l’intérêt croissant que portent les sciences sociales aux transformations en cours de la bande dessinée et aux mutations qu’elles connaissent. Concernant sa discipline, Ivan Jablonka (2014) souligne l’opposition entre une Histoire avec un grand H, celle des grands événements, des « grands hommes », des crises internationales, à une histoire des individus, des marges, des oubliés, une histoire plus immédiate que la bande dessinée avec les autobiographies, les biographies, les enquêtes dessinées, les récits mémoriels, la réflexivité – ici les carnets et les portraits – a déjà engagé. Au-delà des pionniers comme Pascal Ory qui depuis 2010 tient une rubrique bandes dessinées dans la revue Histoire, Jablonka appelle de ses vœux le développement d’une science sociale graphique « entendue comme une enquête guidée par un raisonnement, dans le passé ou dans le présent ». Il y a encore beaucoup de chemin mais ces deux ouvrages comme de nombreux romans graphiques, qu’il serait d’ailleurs plus juste de qualifier de documentaires graphiques, balisent cette voie.

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Bibliographie

Jablonka I. (2014) Histoire et bande dessinée, Paris, La vie des idées.

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Table des illustrations

Titre Image 1. Couverture de Mon rond-point dans ta gueule
Crédits © La Boîte à Bulles - 2021
URL http://journals.openedition.org/itti/docannexe/image/5993/img-1.jpg
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Titre Image 2. Portrait de Benjamin, Mon rond-point dans ta gueule, page 64.
Crédits © La Boîte à Bulles – 2021
URL http://journals.openedition.org/itti/docannexe/image/5993/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 661k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Paul Géhin, « Sandrine Kérion, Mon rond-point dans ta gueule. Portraits de gilets jaunes Cyril Pédrosa & Loïc Sécheresse, Carnets de manif. Portraits d’une France en marche »Images du travail, travail des images [En ligne], 18 | 2025, mis en ligne le 29 janvier 2025, consulté le 15 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/itti/5993 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138rb

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Auteur

Jean-Paul Géhin

GRESCO, Université de Poitiers

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