2C’est dans le prolongement de ces débats que s’inscrit cet article qui propose une mise en parallèle de nos travaux de doctorats respectifs sur des travailleurs précaires : des intérimaires « non-qualifiés » et des saisonniers du tourisme. Chacune de ces recherches visait à mettre en œuvre une ethnologie du travail et à saisir les effets de ces formes d’emploi sur les conditions sociales de ces travailleurs. Relevant de statuts juridiques distincts (contrat de mise à disposition dits « de mission » pour les intérimaires ; CDD, microentreprise, indépendants pour les saisonniers), ils font l’expérience de formes de discontinuités dans leur rapport à l’emploi, au travail, à l’espace et au temps. Il s’agira de penser la notion de liberté dans le cadre de ces emplois structurés par des régimes d’incertitude spatio-temporelle différenciés.

3Les données empiriques sur lesquelles nous allons revenir sont issues d’enquêtes de terrain de longue durée (5 ans) dans des territoires régis par des rythmes spécifiques. Celui des saisons d’été et d’hiver dans deux stations de montagne pour Liza Baghioni, embauchée comme serveuse dans des clubs de vacances et comme caissière puis perchiste dans une entreprise de remontées mécaniques. De son côté, Philippe Rosini a réalisé des contrats d’intérim de durées variables (de quelques heures à plus de 18 mois) dans diverses unités de production situées dans les zones industrielles d’une ville moyenne et ses environs. Il a été principalement embauché en tant que manutentionnaire ou manœuvre, agent de production et de nettoyage en usine, livreur, etc. Chacun de nous a également mené des entretiens biographiques et poursuivi ses observations durant l’intersaison ou entre deux missions.

4En nous appuyant sur ces ethnographies, nous proposons d’interroger la notion de liberté en tentant de dépasser les clivages domination-résistance, aliénation-émancipation, afin de souligner leur perpétuelle imbrication. Les travaux de Michel De Certeau ou de James Scott offrent des concepts et pistes d’analyse stimulantes en la matière. Que l’on songe notamment à la distinction entre « stratégies » et « tactiques » chez De Certeau (1990 : 51) : « Ce qui distingue les unes des autres, ce sont des types d’opérations en ces espaces que les stratégies sont capables de produire, quadriller et imposer, alors que les tactiques peuvent seulement les utiliser, manipuler et détourner ». De son côté, James Scott (2008 : 33) s’attache à mettre au jour « l’infrapolitique des groupes dominés », à savoir : « la variété des formes discrètes de résistance qui n’osent pas dire leur nom ». À la suite de ces auteurs, loin de nier la réalité des modes de domination, nous nous proposons d’observer ces moments durant lesquels les individus parviennent à contourner les règles, à s’y adapter, etc. Il s’agira de voir comment la rhétorique de la liberté, mobilisée comme technique managériale et façon de légitimer le recours à une main-d’œuvre précaire, peut faire l’objet de réappropriations subversives par les subordonnés. Nous pointerons ainsi le caractère souvent ambivalent des résistances qui se développent dans les univers de travail et d’emploi considérés.

5Dans un premier temps, nous examinerons la rhétorique de la liberté lorsqu’elle s’applique aux saisonniers et aux intérimaires. Il s’agira ensuite de confronter ces discours aux contraintes vis-à-vis desquelles ils doivent composer dans le cadre de leurs activités de travail respectives. Préciser ce contexte nous permettra de situer les formes de résistances, d’esquives et de contournements qui peuvent s’y loger. Nous nous pencherons ensuite sur des pratiques que nos interlocuteurs rapprochent plus franchement de formes de liberté ou de délivrance afin d’en interroger le contenu. Décrire ces moments où les précaires invoquent leur « liberté » — que ce soit pour justifier leurs conditions et leurs modes de vie, pour se défendre de la subordination dont ils sont l’objet et revendiquer une forme d’indépendance, pour y porter un regard critique ou ironique, etc. — nous conduira ainsi à nuancer certaines analyses sur l’autonomie ou la servitude de ces travailleurs.

Ambivalence des représentations autour des saisonniers et des intérimaires

7Cette conception environne les façons dont ils sont socialement désignés. À l’échelle des territoires touristiques, on le repère notamment au travers des modes de communication mobilisés par les employeurs, institutions et associations locales dans le but d’attirer de la main-d’œuvre. Ces derniers utilisent souvent les mêmes images stéréotypées que celles des publicitaires qui, eux, s’adressent à des touristes. Leurs affiches, sites internet et autres annonces montrent souvent des panoramas à couper le souffle, des villages enneigés, des skieurs qui dévalent une piste vierge de toute trace, etc. Les connotations renvoient directement à la « nature » et aux « loisirs » auxquels est adjoint un vocabulaire « jeune ». Lorsque le travailleur est représenté, il apparait sous les traits d’un voyageur souriant et décontracté, évoluant dans des cadres conviviaux et paradisiaques. On peut se demander si ces représentations « picturales » n’alimentent pas un certain « mythe » du travail en station de tourisme, dont « la typologie improbable sert à masquer le spectacle réel des conditions, des classes et des métiers » (Barthes, 1957 : 114).

10C’est notamment le cas pour la pluriactivité des saisonniers en montagne : dévalorisée dès 1960 par les institutions de la V^e République qui cherchent à généraliser le modèle de la mono-activité, la pluriactivité est à nouveau encouragée à la fin des années 70, dans une société où se développe le chômage de masse (Gueslin, 1988). Elle est désormais envisagée comme un moyen de faire de chaque individu le libre producteur de son emploi. Dans la lignée des politiques dites « d’activation », un ensemble de mesures législatives (comptes d’activité, de formation, régime fiscal de l’auto-emploi, etc.) ont été promues dans le but d’encourager les saisonniers à créer des activités complémentaires (Baghioni, 2012a). Ce sont les « outils » mis à leur disposition pour sortir d’une saisonnalité « subie ». Cette nouvelle figure de l’entrepreneur pluriactif dynamique s’oppose à celle de l’assisté, voire du fraudeur (Abdelnour, 2013). La conception de la liberté qui sous-tend ces catégories renvoie à une vision particulièrement stéréotypée, manichéenne et désincarnée. Les études s’étant penchées sur les saisonniers, produites le plus souvent au niveau local et dans le cadre de la commande sociale, soulignent quant à elles les problématiques récurrentes que ces travailleurs rencontrent (accès au logement, aux droits sociaux, aux organismes de santé, etc.) Elles montrent aussi que si les niveaux de qualification de certains professionnels (pisteurs, cuisiniers, etc.) leur permettent une relative sécurisation de leur parcours, la majorité des saisonniers du tourisme occupent des emplois salariés peu qualifiés (Le Pors, 1999 ; Aboubadra et al., 2016). Bien que cyclique, l’emploi saisonnier (nombre de contrats, durée) reste précaire car intimement soumis aux variations de la fréquentation touristique et aux aléas climatiques, notamment en montagne où les emplois alternatifs sont peu nombreux. Les travaux existants pointent enfin le faible taux de syndicalisation et la difficulté d’établir des profils-types en raison de l’hétérogénéité de cette main-d’œuvre (statuts, niveaux de formation, origines géographiques, etc.)

11C’est également en dégageant des « typologies » que les travaux sociologiques établissent des catégories pour distinguer les usages sociaux du travail intérimaire : intérim de profession, de négociation, de transition, d’insertion, de relégation, de masse ou individualisé, etc. (Faure-Guichard, 2000 ; Glaymann, 2008 ; Kornig, 2007). La dialectique de la contrainte et du choix est systématiquement présentée, puis nuancée par des « degrés » en soulignant une certaine hétérogénéité de cette main-d’œuvre. Largement minoritaires, certains intérimaires hautement qualifiés sont en mesure de négocier leur rémunération, de maîtriser les périodes d’emploi et de repos. Néanmoins, l’écrasante majorité travaille en intérim par dépit, sans prise sur leurs rémunérations et leurs affectations, effectuant des activités dévalorisées et pour une durée véritablement indéterminée. Figures emblématiques de la marchandisation de la force de travail, de la disqualification, de la déstabilisation de la classe ouvrière, les intérimaires sont représentatifs d’une « condition précaire » qui tend à s’étendre (Castel, 2009).

12Dans la suite du texte, il ne s’agira pas d’apporter notre contribution à la production de ces catégories mais de se pencher sur quelques-unes des façons dont les travailleurs peuvent s’en saisir, s’y opposer ou les mobiliser à leur tour, sans nécessairement y adhérer complètement. Il s’agira plus particulièrement de traiter de l’expérience concrète de la subordination des intérimaires et des saisonniers, des discours et des pratiques qu’ils mettent en œuvre pour y faire face ou s’en « libérer ».

Les intérimaires : variété des missions, similarité de position

13L’intérim se caractérise par une relation triangulaire : une agence de travail temporaire met, provisoirement, des salariés à disposition d’entreprises utilisatrices. Ces contrats peuvent s’appliquer à une grande diversité de secteurs et de configurations ; bien que la majorité des « missions » proposées concernent les postes les moins qualifiés dans l’industrie ou dans le bâtiment. Les démarches pour s’inscrire dans une agence d’intérim, désormais largement informatisées, sont simples, rapides et peuvent faciliter le recrutement de candidats habituellement jugés trop jeunes ou trop âgés, inexpérimentés, etc. En permettant de contourner les difficultés et les discriminations de l’entretien d’embauche classique, l’intérim peut représenter pour certains un recours pour trouver un contrat à défaut de « piston » ou au regard de leur CV (Pialoux, 1979). Face aux employés de l’agence, les postulants doivent manifester leur envie de travailler, être joignables, mobiles et faire preuve d’une disponibilité immédiate lorsqu’une mission se présente ; c’est-à-dire s’inscrire dans des temporalités marquées par des périodes d’attente et d’urgence, de posséder les dispositions nécessaires à leur mise à disposition (Rosini, 2012a). La plupart du temps, on ne leur délivrera que quelques indications sur le lieu d’exercice, les équipements de protection nécessaires, sans que le contenu exact des tâches à effectuer ni que la durée effective du contrat ne soient précisés.

14Dès leur arrivée dans les usines ou sur les chantiers, les intérimaires doivent rapidement s’adapter aux configurations qu’ils découvrent (à des collègues, des espaces, des rythmes et des outils de travail, etc.) Les explications sont rapides, les formations inexistantes ou expédiées, ils sont censés « se débrouiller » (Rosini, 2012b). Hiérarchiquement subordonnés, les intérimaires doivent composer avec une délégation des tâches quasi-systématique de la part des autres ouvriers. À la flexibilité et à la polyvalence célébrées par le management moderne correspond le sentiment, chez les travailleurs concernés, d’occuper toujours le même type de poste et d’avoir une place sociale minorée dans les entreprises. Ils l’expriment régulièrement en qualifiant leur travail de « boulots de merde », de « larbins », « d’esclaves », de « chiens », « celui que les autres ne veulent pas faire », etc. Vêtus et équipés différemment, ils n’ont pas toujours accès aux infrastructures dont bénéficient les titulaires (parking, vestiaire, salle de pause, cantine, etc.) Il arrive également que personne ne leur demande leur prénom ou ne les salue durant plusieurs semaines. Cette main-d’œuvre fait également l’objet de discriminations multiples que la précarité conduit parfois à accepter (Giraudo Baujeu, 2019 ; Jounin, 2008). En dehors des situations où l’échange se construit sous la forme de « vannes » (qui peuvent participer de l’insertion dans les collectifs), répondre aux stigmatisations fait prendre le risque du renvoi (Rosini, 2009). Extérieurs, isolés et « de passage », les intérimaires se trouvent régulièrement accusés de la détérioration des relations de travail, d’accélérer ou de ralentir les cadences, de vols, retards, dégradations de matériel, etc. Souvent placés en concurrence avec les autres temporaires, ils peuvent aussi menacer la stabilité acquise par les permanents (qui sont généralement, eux‐mêmes, d’anciens intérimaires).

15Le sombre tableau dressé jusqu’ici mérite néanmoins quelques nuances. Sur le terrain comme dans la littérature consacrée aux travailleurs précaires, nous pouvons aussi observer des moments de refus, des oppositions plus ou moins franches ainsi que des formes de cohésion et de solidarité transcendant les statuts.

Faire les saisons dans des « petits coins de paradis »… sous contrôle

16Loin de l’image de l’usine ou du chantier, la station touristique est promue comme un site destiné à la détente et aux divertissements, elle peut même renvoyer à une forme « d’apesanteur sociale » (Raveneau & Sirost, 2001). Pourtant, les divers commerces organisés autour d’espaces de scènes et de coulisses, les multiples passages interdits et autres pistes jalonnées, peuvent contraster avec l’image d’un lieu exaltant la liberté des pratiques. Dans les années 60, André Leroi-Gourhan allait déjà dans ce sens lorsqu’il écrivait que les hommes disposaient désormais d’une « infrastructure d’évasion personnelle pré-conditionnée par les congés payés, les routes, les terrains de campings », qui représentent quelques semaines annuelles de « liberté canalisée » (1964 : 201). Aussi peut-on s’interroger : quels usages les saisonniers ont-ils de ces sites, sont-ils comparables à ceux des touristes ?

18Les différentes entreprises sont organisées de manière à répondre à une même finalité : celle de délivrer un service au client. Ce dernier, qu’il soit convoqué dans le cours des activités ordinaires comme une « figure rhétorique » ou comme un personnage « de chair et de sang » (Monchatre, 2010), justifie le respect d’un ensemble de normes. La qualité du service proposé se juge à l’aune d’une organisation du travail « masquée » consistant à faire disparaître toute trace de souillure (Testenoire, 2010), à rebattre en coulisse toute forme de relâchement des travailleurs, de même qu’à les enjoindre d’atténuer l’aspect besogneux de leurs activités : chacune de ces dimensions apparaissant comme un élément portant atteinte à « l’enchantement » des lieux comme de la clientèle (Winkin, 2002). D’une certaine manière, on peut dire que les saisonniers doivent travailler en ayant l’air d’être en vacances : les tenues, les postures corporelles, les façons de s’adresser à autrui, comme celle de lui sourire trouvent leur équivalent dans les formules standardisées des fiches de postes et autres livrets d’accueil. Cette discipline des corps est ensuite maintenue à l’aide de rappels fréquents au cours de la saison : il est demandé aux employés de veiller à faire disparaître toute marque rendant visible leur individualité (coiffures jugées excentriques, vêtements personnels, bijoux, cigarettes, téléphones, etc.) afin de livrer des « apparences neutres » propices aux projections de la clientèle. Quant aux locaux dédiés au personnel saisonnier, ils sont souvent dégradés voire inexistants, ce qui a tendance à dévaluer leur place dans l’entreprise comme le rôle essentiel qu’ils occupent dans la production du service marchand. Les saisonniers sont ainsi confrontés à la difficulté de s’approprier leurs espaces de travail ainsi qu’à une injonction à la mise en discrétion de soi.

19En outre, l’intervention des « clients mystère » et la mobilisation systématique des questionnaires de satisfaction apparaissent comme des formes panoptiques venant renforcer l’encadrement des salariés. Mais ces modes d’évaluation et de contrôle, qui participent à limiter davantage les espaces de relâchement, ne permettent cependant pas d’éradiquer tous détournements de la règle énoncée par l’entreprise.

Résistances dominées

20Si plusieurs années de terrain, respectivement en tant qu’intérimaire et saisonnière, n’offrent que peu d’exemples d’insubordinations explicites, il apparaît néanmoins que la domination n’est jamais totale et que le pouvoir ne s’exerce pas sans quelques résistances. Ces dernières se manifestent le plus souvent sur le mode de l’évitement et de la tactique, « art du faible » selon Certeau (1990). Il s’agit de trouver des moyens d’esquiver certains salariés et leurs sollicitations permanentes comme des touristes embêtants, de limiter l’accumulation des tâches, de ralentir la cadence imposée, etc. Les espaces de travail recèlent en général des recoins, des remises, des « réserves » ou des arrière-salles qui peuvent être de précieux lieux de repli et de répit temporaire. Une certaine maîtrise de l’humour et de la répartie peut aussi permettre d’atténuer l’asymétrie des relations aux supérieurs hiérarchiques comme aux « clients rois », voire de donner le sentiment d’une inversion temporaire des rapports de force (Réau, 2006).

23Saisonniers et intérimaires ont un intérêt pratique à résister que ce soit pour améliorer ou éviter la détérioration de leurs conditions de travail, augmenter la durée de leur contrat et leur rémunération, etc. Placés dans des configurations différentes, leurs résistances doivent néanmoins se déployer dans les structures de l’autorité à laquelle ils s’opposent (Scott, op. cit. : 101). Inscrits dans des types de mobilités et de territoires spécifiques, des régimes d’embauche et des temporalités distinctes, ils ne disposent pas des mêmes ressources afin de préserver leur dignité, de ne pas se voir réduits à leur subordination. Il s’agit dès lors d’examiner quelques-uns des moments qu’ils associent à des formes de liberté, de relâchement ou de délivrance.

L’abandon de poste en intérim : mercenaires improbables ou perdants magnifiques ?

24La liberté des intérimaires est souvent associée au caractère temporaire de leurs activités. À la différence des ouvriers embauchés en CDI, ils ne seraient pas « coincés » dans une entreprise, mais se révèleraient être des « débrouillards » pouvant se réserver la possibilité de « claquer la porte » à tout moment (Benvegnù & Gaboriau, 2019). Les intérimaires reprennent parfois cette conception du travail « à la carte », à l’image du mercenaire qui remplit des « contrats de missions » en fonction de ses besoins et de ses envies. Les descriptions détaillées de ces moments où ils ont soudainement quitté leurs postes sont fréquentes dans les échanges avec leurs collègues du moment comme avec l’ethnologue. À croire que les intérimaires font défection à la moindre occasion. Pourtant, lorsqu’on leur demande d’en estimer la fréquence, on s’aperçoit que ces départs n’ont été que de rares exceptions au regard des dizaines de contrats menés à leur terme. Dès lors, comment se fait-il que ces récits qui relatent des abandons de poste soient si récurrents alors qu’ils ne sont qu’exceptionnels ? Si ces défections pénalisent les intérimaires (perte des indemnités de fin de mission, raréfaction des contrats, etc.), comment se fait-il qu’elles constituent dans les échanges un acte valorisé et valorisant ?

26Les démissions à proprement parler interviennent parfois dès les premières heures de leurs contrats, lorsque les intérimaires découvrent que leur affectation ne correspond nullement à ce qu’avait indiqué l’agence, par exemple. D’autres fois, la défection survient au bout de plusieurs mois à la suite d’un conflit ou d’une situation de travail jugée insupportable. Un « détail », un ordre ou un reproche de trop vont précipiter le départ des travailleurs temporaires. Pour justifier d’avoir « rendu leur tablier », les intérimaires évoquent une « accumulation », « un abus », « un sentiment d’injustice ». Ainsi, nombre d’entre eux quittent leurs missions en cours lorsqu’ils estiment que leurs efforts et leurs concessions ne leur ont pas apporté le minimum de considération qu’ils pensaient mériter. Les intérimaires manifestent le plus souvent une forme de fierté lorsqu’ils décrivent ces épisodes aux conséquences pourtant coûteuses.

27Il ne suffit pas d’invoquer la subordination contractuelle des intérimaires pour comprendre leurs postures vis-à-vis de ces démissions. Rien ne justifie « rationnellement » que ces travailleurs trouvent à se réjouir de ces ruptures de contrats qui les pénalisent financièrement et rendent l’accès à l’emploi encore plus difficile. C’est dans le vécu de la subordination, dans ce qu’elle a de plus quotidien, que nous pouvons trouver des éléments qui permettent de comprendre ces conduites. Nous pouvons le constater lorsque les intérimaires parlent de leurs ruptures volontaires de contrat :

J’ai dit stop et je les ai laissés en plan. Pour une fois, je ne me suis pas laissé faire, ils l’ont bien cherché.
(N., 23 ans)

D’habitude tu dois dire « amen » à tout. Là, quand tu refuses et que tu te casses… [Profonde inspiration] ça fait un bien !
(R., 28 ans)

Pour une fois, on ne m’a pas viré, je suis parti. C’est la grande différence !
(W., 24 ans).

28Débarrassés du poids de la révocation, l’évènement qui demeure habituellement angoissant, ici, « soulage », permet de « vider son sac », « fait du bien », etc. La récurrence de ces mots exprimant un sentiment de délivrance est significative de la coercition concrète qui s’exerce au quotidien. L’abandon de poste est présenté comme un moyen de refuser, de riposter à la subordination, voire de se venger du traitement qui leur a été accordé. Placés dans une position d’insécurité, les intérimaires sont régulièrement obligés de réprimer leurs sentiments et leurs ressentiments pour éviter le renvoi. Frustrés de ne pouvoir rétorquer à certains propos et ordres injustifiés, leur départ représente l’ultime moyen « d’avoir le dernier mot ». La menace de la révocation, se retournant contre ceux qui d’ordinaire la mobilisent, perd sa capacité d’affecter. Faire le choix de se retirer, si difficile soit-il, permet à ces « perdants magnifiques » de convertir la soumission habituelle en indocilité. Les intérimaires font ainsi l’expérience particulière qui consiste à se sentir maître de son temps et de ses actions. Une victoire « à la Pyrrhus » qui leur coûte un emploi mais qui constitue une occasion de (se) prouver qu’ils ne sont pas corvéables à merci.

29Si les ouvriers permanents et l’encadrement évoquent ces démissions, c’est généralement pour dénoncer le manque de sérieux de ces travailleurs qui « ne tiennent pas la journée ». Il arrive également qu’ils soulignent, à l’inverse, la « chance » qu’auraient les précaires pour qui il serait moins coûteux de quitter une entreprise au sein de laquelle ils n’ont ni place durable ni perspective d’avenir. Les intérimaires sont alors pensés comme des « profiteurs » ou des « perdants ». La figure du mercenaire cohabite avec celle de l’inemployable sans que soit questionné l’état du système d’emploi. Paradoxalement, c’est l’inconstance des intérimaires qui leur est reprochée alors que la plupart d’entre eux subissent les fins de missions soudaines et aspirent à la stabilité.

Le hors-travail en saison : (se) dépenser sans compter

30Disons-le d’emblée, le hors-travail, renvoyant aux temps dits « libres » ne constitue pas un espace-temps dénué de toutes formes de contrôle. L’ensemble des pratiques que nous allons maintenant aborder, à savoir les formes de la consommation « festive » (sorties dans les bars, restaurant, snack, pub à concert, discothèques) et les sports (randonnée, ski, surf, kayak, escalade, etc.), restent soumises à des tentatives visant à les réguler. Engageant à des « excès » comme à des « prises de risque » qui peuvent menacer les sphères productives et reproductives, ces pratiques font en effet l’objet d’appel à la prudence et de recommandations par les membres de la famille, d’interdictions de la part des employeurs ou encore d’évènements de prévention déployés par les institutions locales. En station, le hors-travail reste donc exposé aux regards qui font et défont les réputations, conditionnent en partie l’accès à l’embauche (Weber, 1989 : 11) et la stabilisation dans les emplois intermittents. Cette forme du contrôle social dévoile l’existence de contraintes capables de peser sur les temps « libres ». Peut-on pour autant envisager ces pratiques hors-travail dans leurs seules dimensions fonctionnelles de stratégies d’accès à l’emploi ou de « brève soupape de décompression » qui soutiennent plus qu’elles ne transgressent la sphère productive ? Si cet effet n’est pas étranger à nos observations, se résoudre à cette interprétation reviendrait à tronquer toute une partie de ce qui s’y joue très concrètement.

31D’abord car les sports, en général pratiqués en « plein air », renvoient à la possibilité de découvrir et de s’approprier des endroits du site (balisés et/ou « hors-piste »). Ces activités monopolisent une bonne partie des conversations quotidiennes qui portent sur l’espace naturel (faune, flore, exposition, dangers, etc.) comme sur les techniques ou le matériel adéquat, en passant par l’usage de toponymes. « Habiter » ces lieux par une exploration tant assidue qu’exhaustive permet aux saisonniers rencontrés de se différencier des touristes de passage pour se considérer comme des amateurs « privilégiés ».

32Nos interlocuteurs décrivent leurs pratiques sportives comme des moments d’intense liberté, de confrontation aux « éléments naturels », à soi. Souvent avec emphase, ils parlent de la beauté des sites et de la variété des sensations qu’ils éprouvent dans le cours même de l’activité (plaisirs, peurs, etc.) On ne peut en effet ignorer la dimension proprement charnelle de telles pratiques. Si la performance, la maitrise et le « dépassement de soi » ne sont pas absents des commentaires, ils ne renvoient que rarement aux principes de la compétition officielle. La pratique de ces sports ne saurait d’ailleurs se réduire à des formes d’organisation cadrées (type club ou associations) qui comportent leurs règlements (adhésion payante, horaires définis, etc.) Par ailleurs, même lorsque le sport pratiqué (le ski, par exemple) fait écho au métier exercé (pisteur), il ne renvoie pas uniquement à une sorte d’entraînement professionnel. Au contraire, lorsqu’ils parlent de leur pratique, les saisonniers la définissent bien souvent en opposition à la sphère du travail : pas d’horaires à respecter, pas de clients, pas d’obligation d’assurer leur sécurité ou de sourire, etc. Il s’agit bien là de regagner un domaine fortement limité par le travail rémunéré qui génère son lot de frustrations et de disciplines spécifiques. De ce point de vue, la pratique des sports peut se comprendre comme une forme de décloisonnement de la condition de travailleur et peut en ce sens être considérée comme le siège de formes d’émancipation.

34Contrairement aux conduites prescrites au travail, qui requièrent la parfaite présentation de soi devant le client, celles qui prennent place dans ce hors-travail cultivent plutôt un certain sens du « lâcher-prise ». La désinhibition (qui peut être renforcée par la prise de certains psychotropes) participe à mettre en œuvre un usage du corps et de la parole qui s’inscrivent dans des collectifs (Pialoux, 1992) et permettent d’y dévoiler une partie de son identité qui ne se résume pas à la fonction exercée au travail (Monjaret, 2001).

35In fine, ces activités changent profondément la façon dont les saisons sont vécues et également la façon dont les individus se perçoivent. Les saisonniers rencontrés ne sont plus seulement des serveurs, des caissières, des pisteurs, etc., ils sont aussi des surfeurs, des randonneurs, des grimpeurs, etc. Ils sont enfin des « fêtards », de « bons camarades », des personnes qui « profitent de la vie ». Ces pratiques conduisent en effet à des formes de dépenses (d’énergie, d’argent, de temps) qui s’éloignent d’une logique de « calcul ». En ce sens, au travers d’une « exploration » sensible, charnelle, elles participent de « modes de subjectivation » (Julien & Rosselin, 2009) qui peuvent se poser à revers des logiques productives. Au travers de ces pratiques, les travailleurs « élaborent, expriment et défendent des conceptions d’eux-mêmes » (Jeanjean, 2004 : 47). Malgré une condition marquée par la discontinuité de l’emploi, la dévaluation de leur place dans les entreprises, l’hétérogénéité et la mobilité des collectifs au travail, ils construisent des relations relativement autonomes. Plus largement, ces pratiques alimentent des réseaux qui permettent de s’insérer durablement dans ces territoires (de trouver un travail, un logement, etc.) C’est en somme toute une infrapolitique (Scott, op. cit.) reposant sur les dynamiques de l’entre-soi à laquelle ces espace-temps hors-travail donnent accès.

Mobiles stables et temporaires permanents

37Les intérimaires sont également concernés par ces liens de dépendance qui se font plus pesants avec les années. Pourtant, lors de leurs premières inscriptions, certains avaient vu un moyen de recevoir un salaire sans être pris dans des relations de travail trop contraignantes. Au fil de leurs missions, ils s’aperçoivent que leur régime d’embauche, loin de fournir des opportunités qui permettraient d’enrichir leur parcours professionnel ou de nourrir des projets d’installation, ne leur confère qu’une place peu enviable dans les unités de production. Privés de perspectives et de routines, circulant d’une entreprise à une autre, les intérimaires ont rapidement le sentiment de stagner. Progressivement, la rhétorique de la liberté et des avantages de la mobilité cède devant celle de la contrainte et des inconvénients de la flexibilité. Ces contradictions témoignent des difficultés à se projeter dans un avenir alors que le présent n’offre que peu de prises et qu’aucune durée n’est assurée. Afin d’envisager l’avenir avec plus de sérénité, la plupart des intérimaires cherchent au fil de leur mission à saisir la moindre chance d’obtenir un emploi plus stable.

38Pour les saisonniers, l’enjeu consiste également à produire une stabilisation relativement autonome et maîtrisée dans l’emploi comme dans les territoires. Pour cela, il leur faut intégrer le « milieu saisonnier » (selon l’expression couramment employée). Cette insertion s’appuie largement sur les pratiques hors-travail que nous avons analysées. En effet, se plier aux règles tacites, valeurs et réciprocités obligatoires d’un groupe permet aussi d’ouvrir des marges de manœuvre « nouvelles ». Dépasser la dialectique domination-liberté permet ici de pointer que les formes du contrôle social peuvent marquer l’insertion dans des communautés plus larges. Dans le cadre d’embauches discontinues, de carrières qui ne sont pas clairement définies par une suite typique de positions, l’existence de tels réseaux tissés en marges des institutions s’avère décisive.